Dans ses Dits et écrits, Michel Foucault commentait le geste essentiel d’Emmanuel Kant consistant à définir une méthodologie de réflexion propre à l’époque des Lumières. En effet, dans son opuscule « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1994), Kant décrivait l’attitude critique fondamentale à observer vis-à-vis du cours des événements. Dans les travaux actuels, la réflexivité historique est prise en compte par la philosophie, qui entreprend d’élucider le présent. Le philosophe s’engage à définir le contexte historique de sa propre pensée, ce que Foucault tenait à saluer. Nous retrouvons cette ambition chez un autre grand penseur contemporain dont l’œuvre continue à être rééditée tant elle résonne avec les difficultés de notre époque, à savoir Cornelius Castoriadis. Ce dernier avait élaboré une pensée social-historique où histoire et société se renvoyaient l’une à l’autre dans un effet d’institution imaginaire. Le social ne peut pas être pensé en dehors de l’historique et vice-versa. Cornelius Castoriadis fascine du fait de sa trajectoire et de son œuvre inclassable (Dosse 2014). Militant révolutionnaire au sein du groupe Socialisme ou Barbarie, psychanalyste et philosophe, il a développé une théorie critique du fait bureaucratique.
Enrique Escobar, Myrto Gondicas et Pascal Vernay ont préparé l’édition de l’ouvrage de Castoriadis. Leur travail révèle une autre approche de cette œuvre musicale dont l’écriture ressemble à une partition de jazz avec des improvisations sur des thèmes récurrents. Il est essentiel pour donner accès à l’œuvre de l’un des penseurs contemporains francophones les plus importants, en dépit de sa marginalisation pendant de longues décennies. Au-delà de l’actualisation d’une pensée philosophique et politique de premier plan, nous avons besoin de catégories pour penser le dépassement du capitalisme. Dans la préface présentant l’œuvre, Enrique Escobar écrit les phrases suivantes :
parmi ceux qui aujourd’hui s’opposent ou croient s’opposer au capitalisme — dont il est certain non seulement qu’il est à combattre mais que, en particulier sous sa forme néolibérale, il met en question la survie même de l’humanité —, le degré de confusion sur cette question (et sur ce que pourrait être une nouvelle société) est souvent aussi grand que par le passé. (Castoriadis 2015, p. 16)
L’édition est un choix de publication, un choix politique pour que ces écrits puissent être lus et utilisés. Les éditions du Sandre s’inscrivent dans la lignée de l’éditeur Christian Bourgeois (voir Castoriadis 1990) pour privilégier le combat des idées et la nécessité d’utiliser ces concepts qui font partie d’une tradition critique encore trop ignorée par nos contemporains. La pensée de Castoriadis peut-elle aujourd’hui réveiller le germe de l’émancipation sociale ? C’est en tous les cas le pari assumé de cette réédition.
L’actualité du diagnostic bureaucratique.
L’engagement de Cornelius Castoriadis est lié à son expérience grecque, où il a vécu l’affrontement entre les blocs occidental et russe avant même que la guerre froide ne soit enclenchée. La Seconde Guerre mondiale est, selon le fondateur du mouvement Socialisme ou Barbarie, l’expression de la manière dont le capitalisme mondial tente son emprise sur les différentes formes de socialisation. Il étend son idéologie fondée sur une distinction sociale profonde entre ceux qui dirigent la production et s’accaparent le pouvoir politique, les dirigeants, et ceux qui exécutent leurs ordres, les exécutants. Loin d’essentialiser ces catégories, Castoriadis montre comment le capitalisme repose sur une illusion spectaculaire, à savoir la coupure entre ces deux catégories de population (p. 95). En effet, ce phantasme, corrélé à la prétention d’un pouvoir illimité, n’est tout simplement pas réaliste puisque les dirigeants ont besoin des exécutants pour que ce pouvoir puisse être efficace. Ce principe de collaboration explique la tension permanente entre ces deux couches sociales et les résistances partielles à ce mode d’organisation. La bureaucratisation est un vice de socialisation dans laquelle la domination sociale d’un petit groupe d’hommes est réifiée. C’est la forme moderne d’une conception oligarchique du pouvoir politique et social.
Relire ces textes permet de comprendre en profondeur les difficultés des résistances face à la bureaucratisation progressive des sociétés occidentales et de toute forme de socialisation. Si les régimes de l’Est se sont effondrés, il faut être capable d’analyser les raisons de cet effondrement pour constater l’emprise planétaire du capitalisme. C’est bien toute forme de socialisation qui se trouve réduite à la séparation systématique entre dirigeants et exécutants. À cela s’ajoute la privatisation de plus en plus forte de l’existence sociale des individus occidentaux confondant consommation effrénée et liberté.
Les régimes de l’Est présentaient un idéal-type de la bureaucratie dans laquelle une volonté de séparation totale des deux couches a été poursuivie par les différents gouvernements communistes. L’alternative « Socialisme ou Barbarie » à l’origine du groupe et de la revue en 1948 reposait sur l’analyse globale des rapports entre capitalisme et mouvement ouvrier (p. 115-133) : soit on fait le choix des formes bureaucratiques de socialisation et on aboutit à des antagonismes conflictuels mortifères, soit on réévalue le socialisme par la promotion de l’autonomie sociale et individuelle. Socialisme, égalité, autonomie et démocratie sont inséparables d’une nouvelle forme d’organisation. L’analyse de la bureaucratie yougoslave (p. 253-259) et de sa différence de forme vis-à-vis du stalinisme n’occulte pas sa vérité intrinsèque : la bureaucratie yougoslave est bel et bien une forme de stalinisme qui n’a pas réussi. L’aveuglement vis-à-vis des évolutions de la bureaucratie soviétique ne doit pas faire oublier les fondements de cette bureaucratisation totale de la société. L’originalité du diagnostic de Castoriadis a été de révéler le rêve caché du capitalisme : les régimes de l’Ouest ont pour modèle les régimes de l’Est et non l’inverse, puisqu’il s’agit de contrôler les sphères de l’existence sociale et de réaliser une séparation entre masses exécutantes et microcosme dirigeant (p. 157).
Il est facile de voir, en utilisant les catégories marxistes fondamentales, que la bureaucratie est, en Russie et dans les autres pays de l’Est, classe dominante et exploiteuse au sens plein de ce terme. (p. 505)
La bureaucratie est une nouvelle couche sociale improductive ayant remplacé les anciennes couches exploiteuses. Elle fixe les rémunérations et la répartition entre salaires et plus-value.
Ce n’est pas simplement qu’elle est classe privilégiée et que sa consommation improductive absorbe une part du produit social comparable à celle qu’absorbe la consommation improductive des capitalistes dans les pays occidentaux. C’est qu’elle commande souverainement l’utilisation du produit social total, d’abord en déterminant la répartition entre salaires et plus-value, ensuite en déterminant la répartition de cette plus-value entre sa propre consommation improductive et les investissements nouveaux, enfin en déterminant la répartition de ceux-ci entre les divers secteurs de production. (ibid.)
La bureaucratie s’approprie le produit du travail collectif pour son propre fonctionnement (salaires des bureaucrates, train de vie de l’État, puis les plans d’investissement collectifs avant de répartir ce qui reste dans les différents secteurs de production). Si on approfondit cette réflexion en miroir, on pourrait critiquer la manière dont sont prises les décisions dans les régimes capitalistes. Dans ces régimes, les priorités politiques énoncent la manière dont le produit social du travail est utilisé et quels secteurs de l’économie sont privilégiés. Les classes politiques des pays capitalistes prennent aussi des décisions sur la répartition entre salaires et plus-value. Au fond, il ne suffit pas de dire qu’il existe, par exemple, une appropriation collective des moyens de production quand, concrètement, une couche sociale s’approprie réellement ces moyens. La bureaucratie commande l’utilisation du produit social et ceci est une mystification aussi bien pour les régimes de l’Est que ceux de l’Ouest. Partant de là, Castoriadis a démonté minutieusement les mécanismes de cette mystification grâce à laquelle une bureaucratie prend des décisions en s’appropriant le travail des masses exécutantes. Le prolétariat russe et le prolétariat des pays occidentaux se trouvent dans une situation similaire. C’est pour cela qu’il importe, selon Castoriadis et les membres du groupe Socialisme ou Barbarie, de repenser les fondamentaux du pouvoir politique : il est nécessaire d’avoir une gestion collective par les exécutants eux-mêmes. Les travailleurs doivent pouvoir prendre les décisions qui ont un impact sur leur quotidien.
Les régimes de l’Est et de l’Ouest ne diffèrent pas sur le fond mais sur la forme, puisque les régimes occidentaux reposent sur quelques libertés fondamentales accordées et arrachées historiquement ; ils ne constituent que des bureaucraties fragmentées. Ces dernières sont limitées par des droits fondamentaux réunis dans des Constitutions, des mécanismes de contrepouvoirs qui n’existent pas dans les régimes de l’Est.
La dégénérescence des bureaucraties fragmentée.
À la lecture des évolutions du régime soviétique, nous aurions pu nous rassurer en ayant l’impression de découvrir les affres d’un régime monstrueux dont nous étions éloignés. Et pourtant, Castoriadis écrit sur le régime soviétique en parlant de nous. C’est cet effet de miroir inversé qui rend la lecture de cet auteur très actuelle ; l’effondrement du régime soviétique ne nous dispense pas d’une réflexion sur les principes de l’organisation de nos sociétés. Par exemple, nous pouvons relever les commentaires de Castoriadis sur la culture au sein du régime russe. La bureaucratie russe imposait des valeurs sans aucune originalité idéologique.
La reprise, dans les fabrications « idéologiques » de la bureaucratie, de thèmes réactionnaires déjà connus (Patrie, Famille, Religion, etc.) ne signifie pas une orientation vers le retour au capitalisme, mais découle simplement de la stabilisation d’une classe qui, pour justifier sa domination, se donne une « idéologie » en la prenant là où elle se trouve. (p. 611)
Les emprunts idéologiques sont des mystifications nécessaires au maintien des intérêts de la classe dominante. C’est peut-être cette dimension qu’il faudrait pouvoir approfondir dans l’imaginaire mobilisé par le pouvoir politique. Des éléments imaginaires [1] anciens sont recomposés pour servir les intérêts du moment. L’imaginaire n’est pas toujours créateur : il peut reproduire des schémas idéologiques plus anciens en les réactualisant.
Chez Castoriadis, la culture est fondamentalement liée à un mouvement de créativité sociale. La bureaucratie russe n’a pas d’imagination : elle recycle des idées réactionnaires parfois antérieures à l’époque soviétique pour maintenir son emprise. Ce réflexe existe également dans les bureaucraties fragmentées de l’Ouest lorsque des idées sont réutilisées uniquement au service de la réélection de responsables politiques.
La dégénérescence des bureaucraties de l’Est provient du fait que des décisions totalement irrationnelles et non fondées sur la réalité du travail étaient prises. Celles-ci montraient la coupure entre les dirigeants qui n’avaient aucune idée de la réalité productive et les travailleurs qui étaient les maîtres du processus productif. La dégénérescence des bureaucraties fragmentées occidentales est moins radicale, car il existe encore une certaine porosité entre les couches dirigeantes et les masses de travailleurs. Selon Castoriadis, la planification bureaucratique des tâches des travailleurs est une mystification, d’où l’impossibilité d’émettre une politique réaliste. Les luttes internes de clans, de fonctionnaires rendent les décisions encore moins lisibles et, de ce point de vue, « la planification bureaucratique est un chaos tout autant que le marché capitaliste » (p. 422). Cette conclusion est fondamentale, car elle montre les similitudes entre les régimes de l’Est et de l’Ouest, qui ont un objectif commun caché, celui de la planification bureaucratique. Un petit nombre de personnes définit les priorités politiques et dirige l’économie, telle est la conception de la bureaucratie. L’intérêt général ne peut pas se confondre avec l’intérêt des bureaucrates, selon Castoriadis.
Une volonté d’enquête au service de l’émancipation prolétarienne.
Nos bureaucraties fragmentées de l’Ouest utilisent des mots qui ne signifient plus grand-chose tant ils renvoient à des réalités sociales contradictoires. Castoriadis avait dénoncé, au sein du mouvement Socialisme ou Barbarie, les mensonges de la bureaucratie soviétique, qui trahissait les intérêts du prolétariat en invoquant le socialisme. Le discours politique des bureaucraties fragmentées, s’il ne dispose pas des mêmes canaux de propagande, est empreint de revirements stratégiques et de manipulations annihilant la force de certains mots. Lorsqu’un mot a longuement été invoqué pour légitimer des pratiques contradictoires, nul doute qu’il s’use au point de devenir ce que Rabelais appelait un « mot gelé » (1947, p. 227) [2]. Les idéologies sont construites de paroles gelées qui n’ont plus aucune capacité de mobilisation, ce qui accentue l’apathie des sociétés occidentales. La réalité est que les bureaucraties ne constituent pas une classe au sens traditionnel, mais une couche sociale occupée de son propre advenir, l’équivalent du carriérisme. Les objectifs d’émancipation prolétarienne ont été trahis au moment où le mouvement ouvrier a délégué ses pouvoirs à des représentants (Castoriadis 2015, p. 622).
L’hostilité de Castoriadis vis-à-vis du principe de représentation politique est profondément liée à ce qui s’est passé durant la confiscation de la révolution prolétarienne en Union soviétique. Au sein de Socialisme ou Barbarie, Castoriadis s’est attelé à décrire les résistances de cette révolution prolétarienne contre les bureaucraties staliniennes (p. 413-456). Les masses silencieuses des pays de l’Est ont réussi à mettre momentanément en échec ces bureaucraties, comme l’ont attesté les mouvements de Berlin-Est en 1953 et la révolution hongroise de 1956. Socialisme ou Barbarie oscille entre une théorisation du mouvement ouvrier et un journalisme d’investigation en rendant compte de ce qui n’est pas couvert à l’époque, à savoir les volontés d’émancipation au sein du bloc de l’Est. Il y a une nécessité d’information pour comprendre ce qui sous-tend l’évolution de ces sociétés bureaucratiques qui ont perdu le sens de la révolution prolétarienne. Le diagnostic trotskyste d’un État ouvrier dégénéré ne peut être maintenu dans ce contexte, parce qu’il ne rend pas compte de la manière dont l’Union soviétique évolue. La révolution prolétarienne n’a pas subi des contradictions techniques ; elle a été utilisée pour changer de régime bureaucratique avec une nouvelle couche sociale soucieuse de conserver ce pouvoir acquis (p. 578). Nous touchons ici à une réflexion fondamentale sur la nature du pouvoir politique, qui révèle la conception radicale de Castoriadis : la bureaucratisation de la société est liée à une scission entre l’exercice du pouvoir politique et la société. Lorsque, de nos jours, les journalistes abusent de l’expression « classe politique », ils ne font que reprendre une banalité constitutive de notre manière de considérer la politique dans les sociétés bureaucratiques fragmentées. Les responsables politiques constituent un petit nombre de personnes vivant de la politique et prêts à tous les retournements pour conserver ce pouvoir, même s’il reste le vote aux citoyens. Il importe de méditer sur les exemples offerts par les régimes de l’Est, que ce soit l’expérience stalinienne ou l’expérience yougoslave qui n’en est qu’une variante, pour être capables de dénoncer les tendances fortes à la bureaucratisation dans les sociétés contemporaines.
L’œuvre de Cornelius Castoriadis appelle une continuation, comme une improvisation à reprendre sur les mêmes thèmes tant que nous ne serons pas sortis de cette forme d’organisation sociale qui menace l’équilibre écologique de notre planète. Socialisme ou Barbarie était un groupe de penseurs autonomes et autodidactes, qui ont réussi à développer une cohérence conceptuelle qui dépendait en grande partie de la lucidité de Castoriadis, penseur critique de la mondialisation. Ce dernier montre qu’un certain type d’organisation sociale est en train de devenir un modèle universel avec des significations imaginaires bien spécifiques : croissance illimitée, pouvoir politique séparé. Cet appauvrissement de la réflexion sur les modes d’organisation sociale est inquiétant au moment où il serait nécessaire de sortir du capitalisme mondialisé.
La racine de la crise de toutes les sociétés contemporaines se trouve dans la crise du travail, dans l’aliénation de l’homme au cours de son activité première. Cette aliénation, symétrique à la division de la société en dirigeants et exécutants, est depuis longtemps incarnée dans la nature même des instruments de production, dans la technologie moderne. (p. 514)
Les valeurs du capitalisme pénètrent les esprits et ont eu raison du mouvement d’émancipation du prolétariat. La question reste de savoir si des résistances collectives sont possibles à cette domination mondiale sans pour autant retomber dans des formes d’organisation sociale qui privilégient une coupure entre ceux qui prennent les décisions et ceux qui en subissent les conséquences. Au-delà de l’aspect critique, l’œuvre de Castoriadis peut être continuée en utilisant la même approche pour le devenir des sociétés contemporaines. Comme une partition de jazz, cette œuvre doit pouvoir être interprétée, adaptée et arrangée pour que les lecteurs entrent dans une démarche d’autonomie. C’est ce qui est fait avec succès avec l’ensemble de ces rééditions qui permettent de mettre en lumière certains passages précis de l’œuvre de Castoriadis.