Des débats récents ont conduit les ethnologues et les anthropologues à réexaminer en profondeur la problématique de la réflexivité (voir Leservoisier et Vidal 2007). Dans le cadre de ces débats, les chercheurs en ethnologie européenne occupent une position spécifique du fait de la situation de concurrence dans laquelle ils se trouvent lorsqu’ils travaillent sur des terrains où l’ethnologie — en particulier sous sa forme muséale — est fortement ancrée et de manière ancienne dans les institutions locales (voir Fournier 2007). En Provence, par exemple, dès la fin du 19e siècle, l’homme de lettres régionaliste Frédéric Mistral (1830-1914) avait employé le Dr Marignan, un ethnologue formé à Paris au Musée Trocadéro, chez Ernest Théodore Hamy, pour mettre en œuvre son projet de musée d’ethnographie à Arles (le Muséon Arlaten) (Séréna-Allier 2002). Aujourd’hui, le Muséon Arlaten reste le fleuron de la politique culturelle du département des Bouches-du-Rhône en matière d’ethnologie, avec le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, ouvert depuis 2013 sur le Vieux Port de Marseille.
Dans un tel contexte, le chercheur qui s’intéresse à la Provence se trouve d’emblée confronté à la nécessité de solliciter, lors de ses enquêtes, certains responsables institutionnels familiers de l’ethnologie régionale, qui sont comme des « gardiens » de l’accès au terrain. Ici, le « prix d’entrée » à payer pour accéder à un terrain d’étude ethnologique ne consiste pas à se couper géographiquement de sa société d’origine pour aller fréquenter l’Autre lointain ; il consiste plutôt en une négociation permanente avec les notables et les érudits locaux, bons connaisseurs du terrain, mais non formés à l’ethnologie académique. En conséquence, il est toujours problématique pour un ethnologue de faire appel à des informateurs extérieurs au cercle de notables, car ils peuvent facilement être taxés d’illégitimité par ces derniers.
Ce type de situation renvoie au continuum qui peut exister entre l’action de l’ethnologie « institutionnelle » (celle des musées et des collectivités) et la formation des stéréotypes culturels, phénomène que les ethnologues « académiques » (ceux des universités) considèrent généralement assez peu, préoccupés qu’ils sont par les modélisations théoriques ou par la recherche fondamentale sur des terrains exotiques ou innovants. De plus, un tel continuum s’inscrit en Provence dans le temps long : on peut en suivre la trace depuis le regard des premiers voyageurs ou les travaux des folkloristes jusqu’à ceux, beaucoup plus contemporains, des agences locales de communication ou de promotion touristique du territoire qui accompagnent l’essor actuel du secteur des « industries de loisir » dans la région. Ce regard rétrospectif, qui intègre l’histoire de l’ethnologie et de ses révisions successives, sera utilisé ici pour éclairer l’ethnologisation progressive de la Provence. Ce faisant, l’ethnologisation sera comprise de manière pragmatique à la fois comme un processus et un résultat, c’est-à-dire comme une lente sédimentation du savoir ethnologique qui finit par influencer à la fois le regard que les populations locales portent sur leur propre culture et les définitions qu’elles en donnent vis-à-vis des personnes — résidents temporaires ou permanents — qui la découvrent. Il s’agira donc de penser à nouveaux frais la question de la construction des identités culturelles dans cette région.
Réflexivité et anthropologie du proche.
Sur ce type de terrain, l’ethnologue parle donc le plus souvent sous le regard d’autres acteurs, car il est au cœur des débats publics et institutionnels sur l’identité, la culture, les traditions, etc. Dans le cadre des débats actuels sur la réflexivité en anthropologie, cette situation a des conséquences épistémologiques qui peuvent être modélisées (voir Fournier 2007). Cela revient à montrer l’importance et l’urgence d’un questionnement sur les usages sociaux de l’ethnologie [1]. Dans un contexte où celle-ci est encouragée par les institutions locales sur le terrain, comme c’est le cas en Provence, à en juger par l’implication des ethnologues « institutionnels » et le soutien qu’ils apportent aux ethnologues « académiques », la problématique de l’instrumentalisation politique des résultats de recherche est particulièrement saillante [2]. Elle invite le chercheur à pratiquer une « sociologie de l’ethnologie », sorte de modalité réflexive de la pratique ethnologique qui consiste à objectiver la position des différents protagonistes du champ de l’ethnologie, selon des versions qui peuvent être plus ou moins critiques ou compréhensives.
Du point de vue méthodologique, il est alors possible de construire un modèle binaire — cohérent dans son binarisme même avec celui impliqué par la notion de réflexivité — pour saisir la spécificité de l’ethnologie du proche par rapport à l’ethnologie dite « exotique ». Ce modèle interroge les relations entre réflexivité et altérité. Il considère que l’ethnologue commence spontanément par s’agréger à l’Autre lointain quand il fait enquête ailleurs que dans sa société d’origine, alors qu’il commence par se dissocier de l’Autre proche quand il fait enquête dans sa société d’origine. Ainsi, le mouvement second, celui de la réflexivité et du retour sur soi, sera plutôt un mouvement de distanciation en contexte exotique (il s’agit d’objectiver et de réfléchir (à) sa position au regard du système étudié, en tant que membre extérieur qui essaie de s’y agréger). Mais en ethnologie du proche, le mouvement second sera plutôt un mouvement de réagrégation (il s’agit de se mettre en contexte et de réfléchir (à) sa position à l’intérieur de la société étudiée, en tant que membre de la société qui essaie de s’en distancier).
Pour être plus explicite, ce modèle peut être compris en référence à des exemples concrets. Dans l’ethnologie africaniste, par exemple, peuvent ainsi être distinguées à grands traits une ethnologie « spontanée » de type positiviste qui croyait pouvoir comprendre objectivement l’altérité africaine en s’y immergeant et en travaillant sur le terrain à partir de méthodes et de grilles d’interprétation venues d’Europe [3], et une ethnologie « réflexive » plus distanciée, associée aux nouvelles générations de chercheurs, qui intégrera à l’analyse des considérations relatives à la situation statutaire ou institutionnelle du chercheur ou à son implication dans la problématique du développement [4]. À l’inverse, l’ethnologie européaniste « spontanée » est d’abord née sous la plume de notables savants et de lettrés humanistes qui cherchaient à se distancer de leurs contemporains des classes populaires et paysannes (voir, par exemple, Frazer 1923 et Van Gennep 1937) ; lorsqu’elle est devenue plus « réflexive » ce fut par une meilleure prise en compte du terrain et par un engagement du chercheur dans les problèmes politiques, sociaux et culturels de son temps — comme dans l’anthropologie urbaine ou dans l’ethnologie patrimoniale [5].
Pourtant, la question de l’influence du « savoir anthropologique » sur les « sociétés ethnologisées » va plus loin qu’une simple réflexion sur l’histoire de la pratique de l’ethnologie. En effet, comme elle réclame la comparaison entre production de savoir ethnologique et modalités de réception de ce même savoir, cette question suppose d’historiciser le terrain lui-même afin d’objectiver les espaces d’analyse et les situations sociales qui l’ont progressivement constitué [6]. Ce texte s’attachera donc, à propos du terrain provençal sur lequel j’ai travaillé depuis une dizaine d’années (voir Fournier 2005), à en étudier l’ethnologisation progressive, c’est-à-dire à décrire les phases historiques de la construction d’une authenticité culturelle régionale et celles de l’élaboration d’un corpus d’images qui a influencé durablement les manières de se représenter la Provence comme un lieu riche en folklore et recelant un fort potentiel en termes de développement des loisirs touristiques. Le début du texte évoque le temps des précurseurs et la transformation du regard des voyageurs et des découvreurs en regard ethnologique. Puis il fait référence aux relations qui ont associé en Provence l’ethnologie et le régionalisme. Ensuite, l’exemple d’une enquête réalisée au moment de la création du musée national des Arts et Traditions populaires en 1938 témoigne des influences subies par l’ethnologie provençale actuelle. Enfin, la description de la situation de l’ethnologie de la Provence et de ses liens avec le terrain depuis les années 1970 conduit à discuter précisément les modalités de réception et l’impact des travaux ethnologiques sur le terrain provençal, traçant quelques perspectives concernant les responsabilités des ethnologues dans la construction des identités culturelles régionales.
Le temps des précurseurs : du regard des voyageurs à celui des préfets.
Les origines du savoir anthropologique sur la Provence se perdent dans les récits des voyageurs et des découvreurs qui arpentent la région au 18e siècle [7], mais aussi dans les travaux encyclopédiques des notables et des érudits. Dès le 18e siècle, par exemple, les mœurs et coutumes des Provençaux sont évoquées dans un ouvrage réalisé par le Marseillais Claude-François Achard (1787). Achard propose un « tableau général de la Provence », un « discours sur son état actuel » et une « description historique, géographique, et topographique » des villes, bourgs, villages et hameaux des différentes parties de la région. À une époque où la philosophie des Lumières encourage les entreprises de type taxinomique, de nombreux travaux descriptifs plus ponctuels concernant les ressources ou les spécificités régionales voient le jour. À Aix, Marseille, Nîmes ou Avignon, les lettrés participent à des « académies » qui promeuvent annuellement en leur sein la rédaction de mémoires érudits et de dissertations. Ces travaux, nombreux, sont primés lors de concours et publiés par des éditeurs locaux. Ils forment la première couche de savoir qui va être mise localement à disposition des lecteurs pour expliquer les spécificités de la région. Ils peuvent concerner les ressources naturelles et dans ce cas s’inspirer des agronomes latins, comme les travaux portant sur la culture des oliviers ou des arbres fruitiers [8]. Dans d’autres cas, ils se concentrent sur la description des monuments, préfigurant déjà les entreprises monographiques des futurs ethnologues.
Les travaux des historiens des mentalités constituent une base incontournable pour les ethnologues qui veulent se figurer quelle était la nature du regard que leurs précurseurs portaient sur la région. Dans ses réflexions sur les fêtes révolutionnaires provençales, l’historien Michel Vovelle utilise de nombreuses sources d’époque, comme des descriptions d’érudits locaux [9] et des récits de voyage qui perçoivent en Provence « un certain exotisme » (Bérenger et Millin cités par Vovelle 1976). Au sujet de la fête d’Ancien Régime, Vovelle parle du « discours collectif remarquablement cohérent » (1976, p. 91) sur la fête d’élites qui ne comprennent pas et souvent condamnent son mauvais goût ou sa brutalité. La fête populaire locale devient ainsi progressivement un objet de science et de nostalgie ; elle est valorisée lorsqu’elle est vue comme exotique ou au contraire méprisée selon les critères esthétiques néo-classiques. Dans ce contexte, les pratiques ne sont pas seulement vécues, mais aussi jugées et analysées en référence aux grilles interprétatives propres à une époque préoccupée par les idéaux de la raison et du progrès universel.
Après les troubles de la période révolutionnaire, le jeune État français encourage la réalisation de « statistiques » départementales [10], qui font l’inventaire des ressources et des pratiques dans l’ensemble des communes des départements concernés. Ces travaux, qui constituent encore aujourd’hui des sources irremplaçables en ethnologie historique régionale, ont une ambition « totale » qui les rapproche singulièrement de la démarche anthropologique [11]. Il s’agit de prêter attention, sous la forme de compilations de monographies communales, à l’ensemble des aspects physiques, sociaux et moraux de la réalité locale. Les statistiques apportent des connaissances sur le milieu, l’économie, le commerce, la structure sociale, les pratiques et les croyances locales. Rédigées avec l’aide des maires, sous les ordres des préfets, elles constituent une nouvelle couche de savoir sur la Provence qui correspond à l’émergence des nouvelles élites issues de la Révolution. Dans un sens qui est déjà très moderne, elles constituent pour ces élites des outils de connaissance et d’aide à la décision, des outils stratégiques au service des pouvoirs publics.
L’ethnologie dans le discours régionaliste au 19e siècle.
Au 19e siècle, le discours sur les richesses et les traditions régionales est progressivement abandonné par l’État qui se soucie surtout à cette époque de normalisation et d’unification nationale, et il est récupéré par les folkloristes [12]. Les fêtes, par exemple, deviennent l’objet d’un discours folklorique tenu par les notables locaux sur les traditions populaires. Avec des mouvements comme l’Académie celtique ou le Félibrige, elles sont progressivement expurgées de leurs consonances subversives et ordonnées dans une dialectique entre identité nationale et identité régionale. Concernant la constitution d’un savoir anthropologique sur la Provence, il est dès lors important de signaler le rôle joué par les mouvements régionalistes.
En 1854, Frédéric Mistral et six autres poètes fondent à Font-Ségugne (Vaucluse) le mouvement régionaliste du Félibrige. L’histoire de ce mouvement est bien connue. Si l’on en croit l’historien Philippe Martel, les ambiguïtés dès le départ sont nombreuses (Martel 1986). Le Midi, réputé brutal et excessif depuis les récits des premiers voyageurs, est en même temps reconnu symboliquement comme l’héritier des Lumières cathares face aux ténèbres cléricales de la France du Nord. La renaissance d’Oc, ainsi, est en partie suscitée par Paris, qui est en train de réhabiliter le Moyen Âge et les troubadours à travers un romantisme qui rassemblera Mistral et Lamartine. Par ailleurs, les félibres sont en général les plus francisés des Provençaux, les seuls qui ont le loisir de regarder en arrière, vers la culture qu’ils ont dû abandonner au passage. Dans ces conditions, le Félibrige sert à la fois à maintenir un ordre social ancien incarné par les traditions régionales et à promouvoir les talents de création littéraire moderne des jeunes poètes qui s’expriment en son sein.
D’emblée, le régionalisme provençal se pose ainsi comme porteur d’une ambivalence de principe : il est à la fois novateur et conservateur, révolutionnaire et réactionnaire (Fournier 2006). De plus, à la différence des statistiques préfectorales qui mettaient la science au service de la politique, le Félibrige produit un discours sur le local qui se veut poétique ou littéraire. Dans leurs publications, les félibres réinventent une Provence rurale idyllique et utopique, à l’époque même où celle-ci disparaît sous l’effet conjugué des nouveaux moyens de transport et de télécommunication, de l’unification scolaire et administrative, de l’industrialisation et de l’urbanisation. La mythification de la ruralité et la réinvention félibréenne des traditions régionales sont diffusées dans les nombreux livres et revues que les félibres éditent tout au long de la seconde moitié du 19e siècle [13]. Autour de Mistral se constitue ainsi un maillage culturel très dense qui rassemble non seulement les représentants de divers cénacles littéraires, mais aussi de nombreuses personnes intéressées par ce qui deviendra, au 20e siècle, le champ de l’action culturelle. Les activités du Félibrige sont marquées par d’incessantes cérémonies publiques, des présentations d’ouvrages, des concours de poésie, des remises de prix littéraires, des spectacles de danse et des fêtes qui utilisent les hauts lieux du patrimoine régional et le mettent du même coup en valeur, comme c’est le cas avec les fêtes du costume provençal au théâtre antique d’Arles ou avec les concours de danses folkloriques qui sont organisés dans les arènes de la même ville.
Dans leurs actions, les félibres utilisent ainsi la science ethnologique naissante et participent à sa diffusion et à son implantation régionale. Ils collectent les us et coutumes, les expressions populaires, les dictons et les proverbes, que Mistral consigne patiemment dans ce qui deviendra son œuvre lexicographique, le Trésor du Félibrige, un dictionnaire Provençal-Français qui est édité en 1887 (Mistral [1887] 1968). C’est ce même souci de maintenir et de valoriser les traditions populaires régionales qui sera à l’origine du projet muséographique de Mistral, dans lequel il s’agit de mettre en avant une culture populaire jugée en voie de disparition, et d’en muséographier les aspects matériels. À la suite de l’expérience des musées de plein air, dont le premier, le musée Skansen de Stockholm, est fondé en 1870, les érudits du Félibrige sous la houlette de Mistral installent en 1899 un musée d’ethnographie dans les locaux du palais Castellane d’Arles. Il s’agit du Muséon Arlaten, conçu avec les méthodes développées à la même époque au Musée d’ethnographie du Trocadéro, à Paris. Le nouveau musée d’Arles fait suite au projet du maître de Maillane, en 1895, de « conservation, résurrection (dans la mesure du possible) de ce qui fait ou fit la personnalité des provinces de France, par le parler, les traditions, les coutumes, les costumes, l’art local, les monuments » (cité par Pasquini 1988, p. 257). Cette tentative de mise en valeur muséographique de la culture régionale provençale fait la part belle à la ruralité et aux objets matériels de la société préindustrielle. Elle est sous-tendue par une idéologie largement passéiste et conservatrice qui exalte l’identité régionale et participe ainsi pleinement de l’ethnologisation de la région.
La mission Barbentane : un projet de musée sous le Front populaire.
Dans la première moitié du 20e siècle, le Muséon Arlaten voulu par Mistral va ainsi constituer un repère fort dans la construction de l’identité régionale provençale, en même temps qu’il inspirera les travaux des folkloristes et des ethnologues. L’ensemble des recherches concernant la culture régionale provençale y sera associé, et le Muséon Arlaten, du fait de sa séniorité, jouera aussi un rôle important au moment de la création du Musée national des arts et traditions populaires (MNATP) à Paris sous le Front populaire, comme en témoigne l’exemple d’une mission de collecte et de recherche ethnologique et muséographique menée en Provence par ce tout nouveau musée en 1938 [14].
À cette époque, le MNATP vient tout juste d’être fondé, et dans la logique de la mission Dakar-Djibouti que Georges-Henri Rivière avait aidé à mettre sur pied quelques années auparavant, il cherche à promouvoir des enquêtes collectives en région. La mission Barbentane, consacrée à l’étude d’un village du même nom situé à proximité d’Avignon, constitue la première de ces enquêtes en Provence. Cette mission ouvre une série de travaux collectifs du MNATP, qui se poursuivra après-guerre dans le Châtillonais et dans l’Aubrac. Elle marque un moment charnière dans l’histoire de l’ethnologie de la Provence puisqu’elle rompt avec le folklorisme classique et privilégie pour la première fois l’exploration de thématiques « modernes ». Enfin, elle s’articule avec un projet de « musée » qui doit être présenté à l’exposition universelle de New York de 1939 avant de se transformer ensuite en musée local permanent.
Une fois le village de Barbentane choisi, les muséographes se mettent au travail en suivant la méthode monographique classique. Les carnets manuscrits des quatre enquêteurs, conservés au MNATP, permettent de suivre les recherches effectuées. Un premier journal de route est commun à Georges-Henri Rivière, Marcel Maget et André Varagnac. Par ailleurs, Marcel Maget a laissé deux cahiers personnels supplémentaires, et quelques feuillets rédigés par Guy Pison ont été conservés. La mission comprend deux phases principales : le séjour de novembre 1938 et l’enquête complémentaire de Marcel Maget en décembre 1938.
Les enquêteurs quittent Paris le jeudi 10 novembre 1938 au soir. Le 11 novembre au matin, ils rejoignent Barbentane où ils assistent à la commémoration de l’Armistice de 1918. Dans le cortège, les premiers contacts sont pris avec les informateurs. Le 12 novembre, la prospection se poursuit, puis Georges-Henri Rivière profite du séjour en Provence pour aller à Marseille où il doit réaliser un plan d’étude des pêcheurs. Le dimanche 13 novembre a lieu la réunion constitutive du « musée de la farandole et des danses provençales », qui est pensé comme un aboutissement possible des travaux des enquêteurs. Ce « musée » devra être transporté à New York pour montrer aux États-Unis qu’un village français peut « progresser résolument », en créant à partir des cultures maraîchères de nouvelles sources de richesses, et cependant « n’en demeurer que plus fidèle à ses traditions » (fêtes, farandoles, tauromachie, etc.). Il est décidé d’impliquer la noblesse locale. Après la réunion, Georges-Henri Rivière rend différentes visites, notamment pour obtenir l’appui du Muséon Arlaten dirigé à cette époque par le chartiste et helléniste Fernand Benoît.
Le 14 novembre, le comité d’honneur du musée est élaboré. Georges-Henri Rivière laisse ensuite à ses collaborateurs le soin de mener l’enquête. Le 15 novembre, Marcel Maget et Guy Pison s’intéressent à l’architecture rurale et relèvent les cotes des objets qu’ils rencontrent ou achètent. André Varagnac visite les archives et s’enquiert du Carnaval à Barbentane. Les enquêteurs assistent aussi aux répétitions des farandoleurs. Le 16 novembre, André Varagnac consulte l’ouvrage d’un érudit local sur l’histoire récente de Barbentane, se rend chez le notaire, et se fait décrire les rites festifs de la Saint-Éloi. Pendant ce temps, Marcel Maget et Guy Pison partent à vélo sous la pluie pour consulter le cadastre.
Le jeudi 17 novembre, Guy Pison et André Varagnac s’en vont. Seul Marcel Maget reste sur place pour rassembler clichés et croquis. Pendant les quelques jours qui lui restent, il tente une étude descriptive de l’outillage traditionnel et fixe sur la pellicule les pas de la farandole. Il s’intéresse aux houes à garance, à la fabrication du pain, au drapé des châles. Il collecte une équerre de carrier, une bêche (eissado), un araire, et d’autres outils agricoles dont il note phonétiquement les appellations. La semaine suivante, il photographie le marché aux primeurs, le jeu de boules, les costumes, et s’intéresse aux règles des jeux taurins. Il se rend à Maussane, à 30 km environ, pour interroger un bourrelier qui fabrique des harnachements de fête, et il quitte Barbentane le vendredi 25 novembre.
Le 24 novembre, il écrit une lettre à Georges-Henri Rivière pour lui exposer les résultats de son travail. La plupart des outils agraires recherchés ont été trouvés. Les Barbentanais présentent de « remarquables facultés d’adaptation aux exigences économiques » ; ils ont remplacé la culture de la garance par celle du grain et achètent des machines modernes. Une enquête complémentaire, menée en décembre 1938, finit de mettre en place le projet d’exposition à New York. Marcel Maget retourne seul à Barbentane du 22 au 30 décembre 1938 et ramène quelques feuillets de notes supplémentaires. Le lundi 26 décembre, il se rend à Aix et Marseille pour voir le folkloriste Marcel Provence et acquérir des santons pour le musée. Le 27 décembre, il informe Georges-Henri Rivière que les Barbentanais sont déçus de ne pas le voir pour les fêtes. Le 28, il est de retour à Barbentane pour effectuer un relevé des salles de la Mairie où le musée a prévu de s’implanter. Les objets, dit-il, seront mis en place en triant ceux qui sont destinés à New York. Le relevé des salles du musée se poursuit dans la matinée du 29, sachant que quelques objets seront envoyés plus tard.
Folklore, action culturelle et développement touristique.
L’exemple de la mission Barbentane et les éléments qui précèdent éclairent singulièrement les façons de fonctionner de l’ethnologie du domaine français en 1938. Cette ethnologie qui se saisit d’objets multiples est résolument orientée vers la modernité, et la mission de prospection se donne pour but explicite d’œuvrer au développement local et de favoriser le tourisme. L’enquête permet aussi de questionner la nature des liens qui unissent recherche, collecte, projet d’exposition et projet de musée permanent. Même si le projet de musée permanent, pour différentes raisons qui restent à éclaircir, n’a finalement pas abouti, l’affaire invite en tout cas à réfléchir à l’influence de l’ethnologie sur la valorisation de la culture locale provençale, et de ce point de vue il faut insister sur le caractère résolument moderne du projet [15].
Les sources présentées font apparaître en effet une continuité exceptionnelle entre les manières de fonctionner de 1938 et celles d’aujourd’hui. Le projet d’exposition décrit ainsi nous semble beaucoup plus proche de ceux que nous rencontrons aujourd’hui que de l’image passéiste et essentialiste trop souvent attachée à l’ethnologie de l’époque considérée. Ce constat devrait nous permettre de réévaluer à la fois la conception que nous nous faisons d’un folklorisme figé et le caractère innovant prêté à certains projets culturels actuels. Ainsi, la plupart des impératifs qui commandent la pratique des opérateurs culturels aujourd’hui sont présents en 1938. En premier lieu, Georges-Henri Rivière prend soin de toujours concilier dans son projet de restitution de la société provençale les aspects « traditionnels » et les aspects « modernes ». Ce souci constant tient bien sûr en grande partie à la nature même du projet — inscrire le travail du jeune MNATP dans le cadre d’une exposition universelle dont l’intitulé est « Le monde de demain » —, mais il n’en reste pas moins remarquable par son ouverture. Dans les communiqués de presse de Rivière, la « fidélité folklorique » est toujours bien mise en balance avec la « radicale transformation du mode de vie » et les évolutions sociales et économiques propres au monde moderne.
On peut se demander à bon droit s’il s’agit là d’un simple opportunisme de circonstance, d’une adaptation aux exigences des commanditaires du projet, ou d’une œuvre visionnaire qui voyait déjà dans le patrimoine un moyen possible de concilier le passé et le futur. Il reste néanmoins que sur le plan concret de la mise en œuvre des opérations, cette manière de penser le passé en complémentarité avec le futur se traduit en 1938 par un appel au plus grand nombre possible de bonnes volontés. Les enquêteurs mettent en place un réseau qui, dans une référence implicite aux concepts d’éducation populaire et d’action culturelle développés par le Front populaire, mobilise des acteurs extrêmement divers (habitants du cru, associations, élus, presse, professionnels, institutions), à des échelles qui vont du local à l’international. On a là une préfiguration saisissante, semble-t-il, des opérations actuelles de patrimonialisation, où les acteurs culturels et sociaux participent aux côtés des experts à la définition de ce qu’est leur patrimoine.
Par ailleurs, ce dossier témoigne d’une volonté d’étirer au maximum le sens du terme « musée », qui apparaît bien souvent ici comme substituable à celui d’exposition, et hésite en tout cas constamment entre une version éphémère et une version permanente. Ainsi, la perspective de créer une institution culturelle pérenne à Barbentane est présente dès le début des opérations visant à monter l’exposition temporaire de New York, ce qui ouvre une réflexion sur l’histoire des formes muséales en elles-mêmes, mais aussi sur le rapport de ces formes muséales à l’ethnologie et aux acteurs des territoires qui les accueillent.
D’une manière synthétique, cet épisode de l’histoire des musées et des expositions ethnographiques témoigne d’un parcours qui va d’un folklorisme globalement passéiste et désintéressé à une anthropologie appliquée au développement, préoccupée du futur et orientée par la « recherche-action » et le travail avec les institutions. Les faits évoqués témoignent en effet d’une relative permanence dans les modalités de l’action culturelle : en 1938 comme de nos jours, les concepteurs de projets culturels doivent concilier exigences locales et internationales, s’appuyer sur des partenariats multiples, faire vœu d’interdisciplinarité, et œuvrer pour une reconnaissance collective du patrimoine. Cela correspond peut-être à une tendance particulière de l’ethnologie, qui s’efforce globalement de faire coexister la dimension anthropologique de la notion de culture et la culture vécue par les gens du terrain. Il est frappant en tout cas de remarquer que cette tendance, qui suppose une situation de concurrence, dans le champ de la culture, entre expertise savante et action culturelle, a été bien représentée dès cette époque, même si elle l’a beaucoup moins été dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.
Ainsi, ce dossier ouvre sur des recherches qui préciseraient les phases successives de l’histoire de l’ethnologie ainsi que le rapport de cette dernière à la muséologie et à l’action culturelle, et il apporte un éclairage nouveau sur les processus historiques de construction des identités culturelles dans la France du 20e siècle. Une telle perspective oblige alors à relativiser l’actualité des phénomènes qui relèvent de ce champ de recherche et pousse à être particulièrement attentifs à la position de l’ethnologue et à sa participation inévitable à un contexte politique et social donné. L’intervention des ethnologues du Musée national des arts et traditions populaires en Provence en 1938 a constitué un précédent qui a montré des voies de collaboration possibles aux acteurs des institutions culturelles et politiques locales.
Ethnologie, néo-ruralité et processus de revitalisation.
La mission Barbentane peut être considérée comme un moment où s’affirme pour la première fois le souci d’ethnologues institutionnels d’inscrire leur action dans des projets de territoire et de participer aux politiques locales d’action culturelle et de développement touristique. Mais la guerre stoppera ensuite durablement ce type de préoccupations en les rendant suspectes de servir une politique conservatrice, autoritaire et centralisée (Faure 1989). Pendant toute la période qui suit la Seconde Guerre mondiale, l’ethnologie restera « académique » et confinée dans quelques laboratoires parisiens [16] tandis que le folklore perdra progressivement toute prétention scientifique et sera pris en charge par les seules associations folkloriques régionalistes. Il faut attendre les années 1970 pour voir réapparaître, sous des formes nouvelles, une ethnologie qui communique avec la société qu’elle étudie.
Les événements de mai 1968, puis le choc pétrolier des années 1973-1974 conduisent en effet la société française à une profonde remise en question des valeurs de croissance et de modernisation qui avaient marqué la période précédente. Nourries par l’idéologie du « small is beautiful », par les analyses du Club de Rome sur les limites de la croissance, et par l’émergence de la notion de « qualité de vie » [17], de nombreuses thèses de cette époque critiquent les valeurs de la société globale et prônent un retour radical vers le rural ou vers le local. Dans les sciences sociales, cette critique nourrira par exemple la thèse de Michel Marié et Jean Viard, qui analysent « l’invention de la campagne » (Marié et Viard 1977) en prenant l’exemple de la zone géographique qu’ils habitent dans le Lubéron, en Provence, et où ils fonderont les Éditions de l’Aube qui connaissent encore aujourd’hui un rayonnement significatif dans les domaines de la géographie économique et de l’aménagement des territoires. Dans le domaine plus spécifique de l’ethnologie régionale, ce mouvement est marqué par un intérêt croissant porté aux formes de vie traditionnelles. Il se traduit entre autres par l’ouverture de nombreux écomusées, dont le concept vient à peine d’être développé par Hugues de Varine et Georges-Henri Rivière [18], par la réhabilitation des villages abandonnés dans les régions périphériques (dans les Alpes du Sud ou dans l’arrière-pays gardois, pour la zone qui nous concerne), et par la revitalisation d’un grand nombre de fêtes et de cérémonies publiques.
En Provence, cette dynamique passe aussi par une attention nouvelle portée à la langue et par de nombreuses relances de fêtes rurales. Dans plusieurs cas, les nouvelles générations qui se forment à l’ethnologie ou à l’ethnolinguistique du domaine provençal sont aussi des acteurs engagés dans le néo-régionalisme. L’opposition entre les régionalistes traditionalistes issus du Félibrige et ces néo-régionalistes passe alors souvent par l’adoption de deux versions distinctes de la langue régionale, les premiers se réclamant du provençal mistralien et les seconds de l’occitano-provençal qui commence à se diffuser à cette époque sur fond de contestation sociale. Chacune de ces deux tendances aboutit dans la mise en œuvre de fêtes et de festivals qui ont une connotation régionaliste ou localiste, mais avec des colorations bien distinctes. Quand les premiers insistent sur le maintien des formes classiques et mettent à l’honneur le costume traditionnel, les vieux métiers et les jeux taurins, les seconds conçoivent la culture régionale traditionnelle comme le réceptacle de valeurs subversives et font revivre des pièces de théâtre ou des jeux populaires lors des carnavals ruraux revitalisés ou dans les manifestations politiques (Mathieu 1979).
Ainsi, les années 1970 constituent le point de départ d’une nouvelle vague d’ethnologisation dans laquelle les théoriciens du savoir anthropologique, et de manière générale les personnes formées à l’ethnologie, participent de plus en plus à la prise en charge de projets culturels ancrés sur le territoire local, ce qui donne un nouvel élan et un nouveau sens à l’ethnologie régionale. Portée au départ par l’idéal néo-rural du retour au pays, cette vague se poursuit dans les années 1980 sous la bannière d’une ethnologie patrimoniale ou avec des travaux portant sur l’ethnolinguistique (Bouvier et Martel 1975), l’architecture rurale (Bromberger et al. 1980), la construction des identités culturelles (Pelen 1985), les représentations du temps (Schippers 1986), l’ethnobotanique (Lieutaghi 1986, Dufour 1989), le rapport à l’animal (Saumade 1994), la construction de la mémoire familiale (Feschet 1998), les techniques agricoles (Llaty 1998), le pastoralisme (Lebaudy 2000), la religion populaire (Candau 1984, Isnart 2008), le costume (Dossetto 2001) ou les fêtes et la sociabilité (Gueusquin 2005, Fournier 2005). Parallèlement, les analyses des ethnologues sont de plus en plus confrontées à celles des historiens (Bertrand 1992, Basset 2006), ou à celles des sociologues et des sociolinguistes (Fabiani 2005, Blanchet 2002), tandis que se développent d’autres travaux ethnologiques orientés vers de nouveaux objets [19]. Concrètement, la persistance de ce champ d’intérêt ethnologique se traduit aussi par la mise en place d’équipements culturels comme l’ethnopôle de Salagon à Mane (Alpes-de-Haute-Provence) ou l’existence de cours universitaires consacrés à l’ethnologie de la Provence, à l’Université d’Aix-Marseille.
La société provençale, ethnologisée naguère par ses notables, l’est donc à partir de cette époque par des agents de plus en plus divers quant à leur statut social ou à leur origine : ethnologues académiques ou institutionnels, mais aussi acteurs associatifs et politiques, agents du développement touristique et culturel, militants régionalistes d’obédiences variées, investisseurs, et simples citoyens s’engagent dans une réflexion qui intègre plus ou moins complètement les outils et les analyses de l’ethnologie et de l’anthropologie et a une incidence sur les manières de penser localement la notion d’« identité culturelle régionale ».
La diffusion de l’ethnologie en Provence : impact diffus ou impact direct ?
L’ensemble de données historiques qui vient d’être présenté décrit ainsi le passage progressif d’une ethnologie folklorique à une ethnologie entendue comme support potentiel du tourisme et du développement local. Ce passage, retracé sur le temps long de deux siècles, est en même temps celui d’une ethnologie spontanée qui mettait en valeur l’exotisme et la distance de l’analyste par rapport aux faits à une ethnologie plus réflexive, à travers laquelle le chercheur prend conscience que son discours participe à celui des acteurs du terrain et s’implique dans les problèmes politiques, sociaux et culturels de son temps. Au regard des différentes phases qui ont été distinguées dans le processus d’ethnologisation de la Provence, comment juger alors des modalités de réception et de l’impact de la discipline ? Comment savoir, par ailleurs, si ce mouvement d’ethnologisation est inexorable et irréversible ou au contraire éphémère et réversible ? Dans cette section et dans la suivante, il s’agira d’étudier l’impact sur le terrain provençal contemporain des phases successives d’ethnologisation qui viennent d’être décrites, puis de montrer que la diffusion de l’ethnologie varie selon les classes sociales et qu’elle ne passe pas seulement par des travaux ethnologiques.
La longue histoire du regard ethnologique en Provence conduit à distinguer différents niveaux de réception et différents types d’impacts associés aux différentes phases d’élaboration de ce regard. De manière générale, il paraît possible d’associer la notion d’impact diffus aux théories anthropologiques les plus anciennes et celle d’impact direct aux travaux les plus récents. Cette façon de voir est conforme aux postulats de base liés à l’étude de la diffusion des faits culturels en anthropologie, et considère l’anthropologie elle-même comme un fait culturel [20]. Dans les théories diffusionnistes, plus un trait culturel est ancien, et plus il a disposé de temps pour se diffuser. En Provence, de même, les théories les plus anciennes sont les plus diffusées, et on peut parler à cet égard d’un impact diffus de ces théories dans la société actuelle. Ainsi, on constate aujourd’hui sur le terrain que le savoir pré-ethnologique des premiers voyageurs est progressivement passé dans le sens commun et qu’il se retrouve dans les entretiens sous la forme de préjugés qui relaient encore aujourd’hui, par exemple, l’idée d’une exubérance ou d’un exotisme associé à la Provence.
De même, les données rassemblées dans les statistiques départementales du début du 19e siècle ont été périodiquement réactualisées et ont informé durablement la population locale. Dans le cas des « fêtes à charrettes » du nord-ouest des Bouches-du-Rhône, par exemple, les descriptions ont été reprises terme à terme dans l’encyclopédie de Paul Masson (1933) d’abord, dans l’ouvrage de vulgarisation de Marcel Bonnet (1994) ensuite, dans les brochures de différentes structures de promotion du tourisme enfin, ce qui a contribué à fixer les représentations et à légitimer dans la population la forme de certaines pratiques [21].
Concernant le savoir anthropologique régionaliste des félibres, la situation n’est pas foncièrement différente : le travail de codification et de folklorisation qu’ils ont accompli autour des fêtes populaires a été largement diffusé, et même bien au-delà des frontières régionales si l’on considère l’aura internationale de l’œuvre de Frédéric Mistral. Aujourd’hui encore, les programmes des fêtes provençales sont ainsi directement inspirés des modèles créés par le Félibrige il y a plus d’un siècle. À l’exception des nouvelles fêtes thématiques, contemporaines du néo-ruralisme consécutif aux années 1970, toutes les fêtes traditionnelles locales adoptent les modèles voulus par Mistral et ses continuateurs, avec des programmes concentrés autour de la valorisation du costume régional, de la musique folklorique des galoubets et tambourins, et des jeux taurins. Bien sûr, d’autres aspects se sont surimposés à ces éléments de base de façon à intégrer les nouveaux venus, mais la base structurelle reste étonnement stable et conforme aux prescriptions de Mistral et de ses adeptes du Félibrige.
Pour ce qui concerne l’héritage de la période du Front populaire en revanche, l’amnésie est quasi-générale concernant la mission Barbentane, et cela est largement imputable au traumatisme de la guerre, à en croire les Barbentanais d’aujourd’hui. Mais la pratique du montage de projets muséographiques comme le fait d’associer savoir ethnologique, tourisme et développement culturel sont restés constants, à telle enseigne que des enquêtes menées à Barbentane à partir de 2002, 65 ans après la mission du Musée national des arts et traditions populaires, ont directement suscité chez les descendants des informateurs de 1938 l’espoir de ressusciter le projet et de le mener à bien. Pour ces personnes très respectueuses des traditions régionales provençales, rien n’avait changé qui puisse atteindre la viabilité du projet, même dans le contexte de la société actuelle.
Pour les recherches qui se sont développées depuis les années 1970, la situation est un peu différente car elle suppose d’intégrer à l’analyse le rayonnement respectif des différents courants de pensée académiques et des différents producteurs de savoir. Au fur et à mesure qu’on se rapproche du temps présent, l’impact diffus du savoir anthropologique doit être mis en relation avec des variables qui tiennent au positionnement académique des différents auteurs impliqués dans le champ de l’ethnologie de la Provence. L’ethnologie qui est produite dans les universités et celle qui est diffusée par les musées ou dans les centres d’interprétation du patrimoine comme à l’ethnopôle de Salagon, n’ont pas forcément le même impact ni les mêmes publics, ce qui nécessiterait des études complémentaires.
Pour la période la plus récente, en tout cas, rien n’interdit de raisonner en termes d’impact direct ; cela est possible, par exemple, en pratiquant un retour réflexif sur sa propre expérience d’ethnographe. À cet égard, il est intéressant de constater que la publication d’un livre d’ethnologie est toujours un événement auprès de la population qui s’y trouve décrite. À Mouriès, dans les Bouches-du-Rhône, une série d’entretiens réalisée en 2008 trois ans après la publication d’une monographie consacrée aux fêtes du village (voir Fournier 2005) montre que certains informateurs reprennent mot pour mot quelques-unes des analyses qu’ils ont trouvées consignées dans l’ouvrage [22]. Cette influence de l’ethnologue est d’autant plus importante qu’il s’agit, pour le cas des sociétés européennes, de sociétés où le livre est spontanément associé à un pouvoir de légitimation de l’authenticité culturelle. Cela pose des questions cruciales sur le plan épistémologique : celle de la participation de l’ethnologue aux situations qu’il étudie, mais aussi celle de son impossible neutralité, c’est-à-dire finalement celle de sa responsabilité en tant qu’instance de production d’un discours sur la société.
Une réception socialement différenciée.
Ainsi, une étude plus approfondie de l’impact des savoirs anthropologiques sur les sociétés ethnologisées devrait nécessairement considérer, en plus de la variable temporelle qui vient d’être évoquée, une variable sociologique. En effet, la production anthropologique est inégalement accueillie en fonction des différentes classes sociales. L’étude sociologique de la réception de l’anthropologie apparaît comme un moyen efficace pour questionner l’apparente unité de la réception, suggérée par l’étude historique et la problématique de la diffusion dans le temps.
De ce point de vue, les résultats de l’enquête complémentaire menée à Mouriès montrent que ce sont les lecteurs du livre, les lettrés, qui assument le plus clairement les positions tenues trois ans auparavant par l’ethnologue. Environ trois ans après la publication des résultats de la première série d’enquêtes concernant la valeur patrimoniale des fêtes du village (Fournier 2005), l’occasion de revisiter un terrain connu a été dans ce cas fournie par une nouvelle recherche centrée sur l’activité agricole et les pratiques festives des salariés agricoles. Enquêter sur ce nouveau sujet supposait d’interroger des habitants et des responsables municipaux, mais aussi des ouvriers socialement dominés et souvent illettrés. La réalisation d’une quinzaine d’entretiens a permis de constater les inégalités d’accès de la population ethnologisée au savoir ethnologique constitué quelques années plus tôt. Par définition, ceux qui n’ont pas eu connaissance de l’ouvrage ne s’en servent pas pour régler leur pratique, et il faudra laisser passer encore un peu de temps avant qu’ils ne puissent s’en servir, si même ils s’en servent un jour. Parallèlement, ceux qui ne connaissent pas l’ouvrage ne sont pas pour autant démunis, bien sûr, car ils font appel à d’autres sources pour se remémorer l’ordre ou la nature des actions rituelles à accomplir pendant les fêtes. Pour certains acteurs, ces sources sont constituées par la mémoire orale, tandis que d’autres lisent le programme de l’année précédente édité par la municipalité, consultent la presse locale, ou se fient à des ouvrages d’autres disciplines, édités parfois localement.
Pourtant, les réactions des personnes enquêtées laissent apparaître des différences tendancielles quant à la réception socialement différenciée du travail ethnologique. De manière significative, la distinction entre ceux qui se servent du savoir ethnologique et ceux qui ne s’en servent pas ne se confond pas totalement avec la distinction entre dominants et dominés ou entre lettrés et illettrés. En effet, même si ce sont plutôt les « lettrés » et les « notables » qui font référence à l’ouvrage, certaines personnes qui ont peu accès à l’écrit ont aussi été influencées par le livre. Chez ces dernières, c’est plutôt en fonction de leur degré d’implantation locale et en fonction de leur propension à se dire légitimement « du village » que des différences ont pu être constatées, les personnes les plus implantées étant aussi celles qui ont le plus eu accès à l’ouvrage et à son contenu.
La problématique des sociétés ethnologisées ouvre ainsi à la fois sur une analyse en termes de sociologie de la réception et sur une approche en termes de sociologie des médias et d’études de médiation culturelle et de communication. La question du statut des différentes sources est alors au centre de la réflexion sur le savoir anthropologique. En effet, en fonction du type de sources auxquelles elles ont accès, des populations socialement différenciées ne seront pas confrontées au même type de savoir anthropologique. Ainsi, en 1998, un organe de presse local tiré à 40 000 exemplaires présentait les fêtes locales provençales comme des moments où « on conjure le sort en savourant joyeusement les promesses des moissons, et on festoie dans un rituel ancré au plus profond de l’histoire » (Dominici 1998, p. 3). On reconnaît sans peine dans ce texte les poncifs universalistes issus du savoir anthropologique des folkloristes du 19e siècle, qui font de toute fête un rituel apotropaïque, propitiatoire et archaïque. Évidemment, ce type de discours répond à un choix éditorial qui consiste à « enchanter » le lecteur, pour reprendre une terminologie wéberienne, et à lui prodiguer de cette manière une interprétation « exotique » de fêtes qu’il connaît par ailleurs fort bien. Mais le fait demeure : le type d’interprétation utilisé correspond à une phase historiquement datée dans la construction du savoir anthropologique ; il consiste donc en une utilisation purement rhétorique qui sous prétexte d’éclairer obscurcit des situations dont l’ethnologie a démontré depuis qu’elles participent pleinement de la modernité.
Ainsi, les révisions majeures qui ont marqué l’histoire de l’anthropologie académique depuis une trentaine d’années (fin du postulat d’exotisme, fin de la quête de l’origine, critique du culturalisme, etc.) rendent particulièrement aiguë et complexe la question de la réception des savoirs anthropologiques dans les sociétés ethnologisées. Non seulement les différents milieux sociaux s’approprient de manière différenciée les savoirs anthropologiques, mais encore ces savoirs se diffusent au-delà des frontières de l’anthropologie académique. Dans le cas de la Provence, de nombreux ouvrages, depuis ceux de Montesquieu sur les différences « naturelles » entre l’homme du Nord et celui du Midi jusqu’aux récents best-sellers de l’écrivain anglais Peter Mayle, ont propagé des stéréotypes culturels que les médias locaux amplifient à l’envi. De plus, dans cet espace proche, le savoir anthropologique s’est construit en continuité avec le savoir des autres disciplines des sciences sociales. Dans ces conditions, la question de la réception des savoirs anthropologiques ouvre un chantier qui consiste à ne repréciser rien moins que les relations qui existent entre l’anthropologie, les autres disciplines des sciences humaines et sociales, et leurs objets.
Cet article est basé en premier lieu sur l’analyse d’un ensemble de données historiques relatives aux différents regards portés sur la Provence. Ces données sont constitutives du savoir anthropologique au sens large, même si elles s’étendent au-delà des frontières de la seule ethnologie « académique » pratiquée dans les universités et les institutions publiques de recherche. L’histoire des regards portés sur la Provence montre que le savoir anthropologique concernant cette région a été produit dans le temps long, d’abord par les voyageurs, puis par les représentants de l’État français, les folkloristes régionalistes, les institutions muséales, les acteurs locaux impliqués dans les champs de l’action culturelle ou du développement touristique, et les spécialistes des autres disciplines des sciences sociales. Cette multiplicité des instances productrices de savoir sur la Provence montre que les ethnologues « académiques » ne sont pas les seuls à assumer une part de responsabilité dans la construction d’une identité culturelle régionale provençale. Elle invite à imaginer de nouvelles études pour mieux connaître, dans une perspective réflexive, l’impact des travaux académiques lors des phases successives de constitution du savoir anthropologique sur la Provence. De telles études supposent de prêter attention à la réception différenciée du savoir anthropologique en fonction des milieux sociaux présents dans la région. Elles devraient permettre, à terme, de préciser le rôle joué par le savoir académique des ethnologues dans la construction de l’identité régionale provençale. On constaterait alors que ce savoir contribue depuis longtemps à des opérations concrètes de patrimonialisation, où les acteurs culturels et sociaux régionaux participent aux côtés des experts à la définition de ce qu’est leur patrimoine. Conservateurs de musée, ethnologues et acteurs des territoires concernés construisent ensemble du sens et collaborent de manière dynamique aux politiques culturelles locales. Cela pose finalement la question de la nécessaire participation de l’ethnologue aux situations qu’il étudie, mais aussi celle de son impossible neutralité. L’ethnologue, pris au piège de sa propre histoire, porte une lourde responsabilité en tant qu’instance de production d’un discours sur la société qu’il étudie. Son savoir, loin d’être coupé de la société qu’il étudie, donne lieu à des processus d’appropriation complexes qui l’impliquent fortement sur le terrain, aux côtés des acteurs qu’il étudie.