« N’écoute les histoires qu’à moitié » conseille un proverbe japonais [1]. Les histoires sont contées. Elles sont peintes à l’intention d’un public. Peindre une histoire, c’est à cela que se livre Hans-Jörg Rheinberger dans ce petit livre qu’il qualifie, à juste titre, d’« essai ». Si le champ de cette traduction, effectuée depuis l’allemand par Nathalie Jas, est parfaitement circonscrit en tant qu’essai, il semble discutable que cet ouvrage puisse vraiment constituer une synthèse de ce que serait la philosophie des sciences, comme le suggère le titre de la collection « Repères » aux éditions La Découverte, qui propose depuis 1983 à son lectorat des synthèses concises portant sur des domaines bien délimités. Il ne s’agit pas davantage d’une introduction à cette discipline, comme l’indique aussi Maël Dieudonné (2014) dans son compte-rendu pour la revue Lectures. S’il s’agit bel et bien d’un essai, quelle en est alors la thèse ? Rheinberger l’explicite comme suit : « Cet essai repose ainsi sur l’idée que l’historicisation de l’épistémologie constitue la contribution décisive du siècle dernier à la transformation de la philosophie des sciences » (p. 4). Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande (2010, p. 293-294) mentionne que l’épistémologie « désigne la philosophie des sciences, mais avec un sens plus précis » et qu’il faut distinguer « l’épistémologie de la théorie de la connaissance ». Il ajoute aussi que « le mot anglais epistemology est très fréquemment employé (contrairement à son étymologie) pour désigner ce que nous appelons “théorie de la connaissance” ou “gnoséologie” ». Rheinberger emploie, pour sa part, le concept d’« épistémologie » dans le sens de la « tradition française », s’écartant de la « tradition anglo-saxonne ». Il faudra donc comprendre ici ce terme comme
la réflexion qui porte, d’une part, sur les conditions historiques sous lesquelles, et les moyens avec lesquels les choses sont transformées en objets de savoir et, d’autre part, sur les manières par lesquelles le processus de production scientifique de connaissances est initié et entretenu. (Rheinberger 2014, p. 5)
Si le propos de l’auteur cherche à montrer que cette forme d’épistémologie, en tant que philosophie des sciences, remplaça peu à peu, au cours du 20e siècle, une vision de l’épistémologie en tant que théorie de la connaissance, il faut bien comprendre que ce n’est pas là tant une réalité historique qu’un point de vue qu’il défend. La théorie de la connaissance n’a pas disparu ; elle fait même l’objet d’études innovantes, comme en témoigne par exemple la parution, en 2010, d’un essai de Michel Bitbol De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations (2010). Pour Rheinberger, ce changement a été accompagné d’une deuxième évolution lors de laquelle la réflexion portant sur la relation objet/concept, longtemps perçue du point de vue de l’objet connaissant, fut progressivement étudiée du point de vue de l’objet à connaître. Aussi, il ne s’agissait plus tellement, selon l’auteur, de rechercher des conditions de scientificité optimales, applicables à tout objet d’expérience, mais de s’intéresser aux activités scientifiques elles-mêmes, à ce que font concrètement les scientifiques, et à l’évolution dans le temps de ces pratiques. Ce sont, pour l’auteur, les divers développements des sciences et des pratiques scientifiques qui ont conduit à une historicisation de la philosophie des sciences, qui fut, elle, accompagnée d’une « épistémologisation » de l’histoire des sciences. Rheinberger propose alors de réunir ces évolutions sous le concept d’« épistémologie historique » (p. 6), qui résulte de deux éléments : le dépassement de la physique classique (qui pose la question des révolutions scientifiques) et l’impossible unification des sciences (qui conduit à une pluralité scientifique).
Par cet essai, Rheinberger montre que la démarche adoptée, la méthode utilisée et le propos tenu par l’épistémologie ont changé en moins d’un siècle et demi. Plus qu’une simple évolution, il semble voir dans ces développements un renouveau opportun de cette discipline. Si le choix des auteurs fait par Rheinberger pour défendre ses thèses est surprenant [2], cela lui permet de souligner deux évolutions remarquables : (1) la prise en compte de la dimension historique en philosophie des sciences ; (2) une considération nouvelle pour les dimensions sociale et anthropologique, inhérentes aux milieux humains, qui traversent la philosophie et l’histoire des sciences.
D’une perspective historique en philosophie des sciences.
La démarche adoptée par Rheinberger pour soutenir la thèse d’une historicisation de la philosophie des sciences est une démarche qui est elle-même historique. Il présente le développement progressif de cette perspective chez plusieurs auteurs allant de la fin du 19e à la fin du 20e siècle. Si des philosophes sont compris dans son exposé, comme Husserl, Heidegger ou Bachelard, il considère qu’
une part considérable du travail de réflexion qui conduisit à cette transformation fut produite au sein des sciences et par les scientifiques eux-mêmes, et ne résulta donc pas des débats et des guerres de tranchées de la philosophie académique. (ibid.)
Ainsi débute-t-il son exposé par une présentation des idées et des conceptions de l’électrophysiologiste allemand Emil du Bois-Reymond (1818-1896). Il part ainsi à la recherche d’une tendance de fond en mobilisant des auteurs ayant invité à prendre en compte l’histoire en philosophie des sciences. Du point de vue méthodologique, sa présentation peut être rapprochée de la méthode de Carlo Ginzburg (2010), qui vise à reconstituer les liens, parfois infimes, qui permettent de retracer le cours de l’histoire. Rheinberger mobilise, dans le premier chapitre, Emil du Bois-Reymond et Ernst Mach en tant que porteurs d’une vision mécaniste des sciences. Sa démonstration se poursuit à travers un grand nombre d’auteurs. Pour l’entre-deux-guerres, par exemple, il rend compte des travaux de Gaston Bachelard et de Ludwik Fleck (1896-1961), qui avaient tous deux mis en avant la dimension historique présidant à la constitution des savoirs. S’il fait un rapprochement peu commun entre ces deux auteurs, il souligne aussi les divergences de fond qui les distinguent. Chez Bachelard, l’argumentation repose sur des connaissances qui seraient non encore établies et la structure historique du savoir scientifique relève d’une remise en question permanente des connaissances, par actualisation en rupture avec un état antérieur des savoirs. Ainsi, pour Bachelard, il s’agirait d’un processus continu dans lequel le savoir n’a qu’un statut provisoire. A contrario, la réflexion de Fleck partirait d’un savoir établi, au moins en tant qu’illusion ayant une certaine pertinence et ne pouvant être dans cet état précis des connaissances réfuté. Fleck distinguait trois facteurs qui structuraient les champs du savoir : le poids de la tradition, celui de l’éducation et ce qu’il nomme un « effet de l’inscription dans un ordre séquentiel de l’acte cognitif » (p. 39). La démarche de Bachelard serait ainsi une démarche en amont de l’acquisition de connaissances, alors que celle de Fleck se positionnerait davantage en aval.
Dans un second chapitre consacré à l’entre-deux-guerres, Rheinberger remarque que chez Husserl le développement des connaissances scientifiques repose sur l’écriture. Par cette écriture s’établirait un phénomène de sédimentation au sein duquel des savoirs acquis serviraient de base aux connaissances qui suivront. Aussi Rheinberger rappelle-t-il le propos de Martin Heidegger qui parlait d’une « exploitation organisée » (Betrieb), c’est-à-dire de
la cohésion récursive que les sciences exactes modernes obtiennent et qu’elles entretiennent en mobilisant la pratique technique et en réinventant leurs résultats dans cette pratique. (p. 60)
Dans l’après-guerre, Alexandre Koyré aborda l’histoire des sciences par le prisme de l’histoire des idées. Dans une dynamique proche, Georges Canguilhem considérait que l’histoire des sciences devait s’intéresser à l’histoire de ses concepts et de leurs filiations. Reprenant l’idée d’une histoire des idées structurée par des discontinuités et des ruptures, Michel Foucault s’attela à impulser une archéologie du savoir. Rheinberger présente ce qu’il considère comme quatre caractéristiques de cette démarche, qui la distinguent de ce que nous entendons classiquement par l’expression « histoire des idées ». Tout d’abord, l’analyse foucaldienne porte sur le discours, contrairement à l’histoire des idées qui cherche entre autres dans les discours, des idées, des thématiques ou des représentations. L’auteur explique :
Il ne s’agit donc pas d’objets idéaux, d’idées qui pourraient être débarrassées des discours tels qu’ils sont pratiqués et de leurs vestiges historiques — dans le sens d’une appropriation des sources —, mais des conditions discursives qui rendent possible la production de certaines choses dans le discours et la pratique. (p. 92)
Pour Foucault, ces discours sont des pratiques obéissant à des règles. Aussi, cette archéologie serait moins portée à étudier les transitions qu’à explorer ce qui serait typique des strates étudiées. Faisant des règles des pratiques du discours un véritable objet d’étude, il invite à les parcourir intégralement pour pouvoir les décrire. Il ne s’agit pas là, selon Rheinberger, d’une opposition aux analyses historiques, mais plutôt de voir l’histoire comme un ensemble structuré de règles de pratiques discursives. L’archéologie du savoir ne s’intéresse pas à un éventuel « auteur souverain », mais à des règles de pratiques parcourant les diverses œuvres de ces auteurs. Elle ne s’intéresse pas à ce qu’aurait pu être l’authenticité de la pensée et des intentions d’un auteur. Elle n’est pas une herméneutique, mais une construction. Elle est une ré-écriture.
Rheinberger voit ensuite chez Jacques Derrida un penseur ayant contribué à l’historicisation de la philosophie des sciences. Si, comme il l’explique, les sciences exactes et leur histoire n’ont nullement joué un rôle important dans l’œuvre de Derrida, le rôle qu’il attribue à l’écriture, rappelant quelque peu le propos de Husserl, est à considérer pleinement pour appréhender l’histoire des sciences. Le savoir est vu à travers son médium, l’écriture, dans ce qu’elle est productrice de traces. La trace devient centrale dans ce qu’il désigne par le terme d’« historialité », entendu comme « production de sens itérativo-récursive dans une extériorisation irrévocable d’une écriture généralisée » (p. 100). L’écriture n’est pas vue, comme chez Husserl, en tant que processus de sédimentation des connaissances puisque pour Derrida, comme le commente Rheinberger :
Ce n’est que lorsque quelque chose est envisagé comme une trace que l’origine peut devenir le concept qu’il est : non pas un point de départ mais une reconstruction, un recours qui est toujours et seulement fait a posteriori. (ibid.)
Historicisation de la philosophie des sciences et épistémologisation de l’histoire des sciences, telle est la lecture faite par Rheinberger de l’histoire de ces disciplines depuis le 19e siècle. La tendance qu’il décrit à travers ces auteurs et d’autres, dont les thèses diffèrent parfois grandement, semble exacte. Une tendance dont nous pouvons dire, nuançant le propos de Rheinberger, qu’elle n’a pas éclipsé une philosophie des sciences en tant que philosophie de la connaissance, mais qu’elle vient soulever d’autres questionnements et de nouvelles réflexions.
D’une perspective sociale et anthropologique en philosophie des sciences.
La perspective historique empruntée par Rheinberger pour lire la philosophie des sciences met à jour la dimension collective inhérente à la recherche, à la construction et à la diffusion des savoirs. Son explication débute par une mise en exergue de l’émergence d’une certaine forme de division du travail qui ne serait pas sans rapport avec le développement des sciences. Cette division du travail étant vue principalement comme nécessaire à une transmission efficiente des connaissances, Rheinberger replace la science dans son contexte de production sociale. Cette socialité du savoir est défendue plus avant à travers la vision bachelardienne du rapport savoir-socialité. La dimension collective de la science, puisqu’elle est « organisée et portée par une communauté » (p. 34), est une condition minimale à la production de connaissances. Sa perspective est celle de la « structure des processus de recherche » (p. 35). La fragmentation disciplinaire est alors perçue comme une aubaine générant de petites communautés plus flexibles qu’un champ disciplinaire entier et plus susceptible de subir ou d’accepter des transformations — par exemple, dans leurs questionnements, leurs postulats, leurs méthodes ou dans les ressources et techniques mobilisées. Ainsi que l’explique Rheinberger :
De la même manière, au cœur même du processus expérimental, tout tourne autour des technos-phénomènes. Les sciences dures, en tant que totalité, ne doivent être socialement comprises qu’au moyen de l’esprit de la technique, laquelle leur est associée en tant que champ de leur réalisation à une échelle sociale. L’application technique, qui doit être vue comme la constitution sociale de base des sciences modernes, amène constamment les sciences à se transcender mais, au final, les maintient aussi ensemble dans leur structure. (p. 35-36)
Fleck, à travers l’idée d’un « collectif de pensée », postule le caractère social du développement historique d’un domaine de pensée. Le collectif de pensée est, selon la citation de Fleck donnée par Rheinberger, « la communauté des personnes qui échangent des idées ou qui interagissent intellectuellement » (p. 44). Fleck, dans son propos, définit la connaissance comme « une création sociale », allant jusqu’à dire que la connaissance scientifique serait l’activité humaine la plus conditionnée par le social.
Si Fleck a principalement cherché à savoir comment ces collectifs de pensée évoluent, l’historien des idées Thomas Kuhn s’est intéressé à la façon dont les idées sont déconstruites, comment elles sont invalidées, et aux processus conduisant à un changement de paradigme. La science est entendue, chez Kuhn, comme une activité collective mue par une multiplicité de communautés décidant impérieusement d’un changement ou non de paradigme. Cette manière collective de faire science serait conditionnée par deux caractéristiques : pour attirer des « sympathisants », une communauté doit être scientifiquement attractive ; pour développer un domaine d’étude dans une perspective donnée, une communauté doit être « suffisamment ouverte », notamment dans les questions qu’elle se donne à étudier.
Rheinberger, en commentant de tels auteurs, met à jour la dimension sociale inhérente à l’activité scientifique, a minima telle qu’elle est constituée depuis le 19e siècle. La juxtaposition d’une lecture de l’histoire des sciences et de l’épistémologie des sciences à une mise en exergue du caractère social de la science le conduit à établir son caractère sociohistorique. La dimension sociale du développement scientifique trouve ainsi sa mesure dans le temps. Sur la période décrite par Rheinberger, par exemple, les idées et conceptions font l’objet de débats sur la durée, mais aussi tout autant d’un penseur à un autre et, pour reprendre la terminologie de Fleck, d’un collectif de pensée à un autre. Les communautés scientifiques naissent, évoluent, se reconfigurent et, pour certaines d’entre elles, disparaissent ; les idées et paradigmes qu’elles défendent ou interrogent font de même : un modèle est imaginé, développé, invalidé et tombe en désuétude. Il sera parfois étudié de nouveau par un autre collectif, trouvant ainsi un éclairage inédit. Rheinberger ne vient pas uniquement à défendre une histoire de l’épistémologie et une épistémologie de l’histoire des sciences ; il propose aussi, selon nous, une histoire et une réflexion sociale portant sur l’épistémologie et sur l’histoire des sciences. C’est peut-être d’ailleurs principalement dans cette perspective que trouve sens la place qu’il donne à Derrida. Si l’écriture, en tant que médium conduisant à une nouvelle origination des savoirs, trouve sa signification dans son inscription et sa réinscription dans le temps, il ne peut exister un tel processus que dans la dimension collective — synchroniquement et diachroniquement — de la recherche, du développement et de la transmission, plus ou moins fidèle, des connaissances. L’écriture peut ainsi être entendue comme révélatrice du caractère sociohistorique des sciences, de leur histoire et de leur philosophie.
Rheinberger adjoint à son propos une mise en avant du caractère anthropologique de l’histoire et de la philosophie des sciences. Idée défendue dans le dernier chapitre de son essai, il mobilise dans cette perspective les travaux du philosophe des sciences Ian Hacking pour qui « notre concept de “réalité” n’est qu’un sous-produit d’un fait anthropologique » (p. 106). L’humain est entendu comme producteur de représentations. La représentation, en tant qu’elle participe de la catégorisation conceptuelle, précède le concept lui-même qui renverrait à la réalité. Rheinberger explicite ensuite la pensée de Hacking :
Nous ne devons pas avoir un concept de réalité pour identifier les représentations comme des images fidèles, mais les représentations nous sont plutôt nécessaires en tant que pratique pour être en mesure de donner une formulation conceptuelle au « réel » comme un « attribut de la représentation ». (p. 106)
À une autre étape du processus scientifique, Bruno Latour s’est intéressé, dans une approche anthropologique, aux activités scientifiques concrètes. Pour Latour, qui a conduit avec Steve Woolgar l’« étude ethnologique » d’un laboratoire californien, l’anthropologie est mobilisée en tant que méthode permettant d’interroger les sciences, les pratiques scientifiques — qui conduisent à une production de connaissances — dans ce qu’elles ont de plus concret et de plus quotidien. Mais si Hacking et Latour voient dans l’anthropologie une méthode de mise à jour, la science sociale n’est pas éludée. Hacking considère, pour sa part, la représentation comme prenant place dans un milieu social : représenter a un caractère public. Latour, quant à lui, avec sa théorie des réseaux, s’écarte d’une analyse strictement sociale au bénéfice d’une approche prenant en compte tant les humains que les non-humains, et donc autant les dimensions sociologique que technique, voire symbolique.
En dépit des critiques qui ont accompagné la parution de cet ouvrage qualifié dans le titre de sa traduction française, sans doute à tort, d’« Introduction », cet essai court, mais d’une certaine richesse nous semble digne d’intérêt. Si certains points de vue de l’auteur sont discutables, la présentation faite par Rheinberger montre plusieurs tendances ayant scandé le développement de la philosophie des sciences depuis la fin du 19e siècle. Il s’agit en somme d’une historicisation, d’une sociologisation et d’une anthropologisation de l’épistémologie qui fut accompagnée par une épistémologisation de l’histoire des sciences. Une telle démarche pourrait être reprise pour montrer le caractère historique, social et anthropologique des idées philosophiques, de leurs constructions, mais aussi de leurs critiques. Ce serait peu ou prou faire l’analyse et l’examen critique, à travers l’étude des milieux humains — à travers, comme le dirait Augustin Berque, une mésologie —, des concepts et du propos philosophiques. D’autant qu’à lire l’essai de Rheinberger, l’évolution d’une discipline et de ses thèses serait contingente de leur milieu d’inscription.