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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Imaux.

Le roman d’Étienne Villain présente un personnage qui accomplit durant l’automne 1998 une cure de désintoxication ...

Les enjeux esthétiques et ontologiques de la traduction selon Ingarden.

La traduction des textes et des articles scientifiques n’obéit pas aux mêmes règles ni aux mêmes rythmes selon les disciplines et les périodes. Certains domaines sont oubliés ou en retard (comme les recherches italiennes menées en économie ou sur le en paysage), d’autres comme le droit ou la fiscalité passent entre les mains de traducteurs professionnels, tandis que d’autres domaines encore sont laissés au soin des spécialistes de la discipline. Il en va ainsi de la philosophie et je propose d’en éclairer quelques aspects à partir de ma démarche personnelle pour évoquer de manière plus théorique ensuite les enjeux esthétiques et ontologiques de la traduction.

Un exemple de traduction en philosophie.

Mon travail de thèse portait sur le statut des objets intentionnels chez Husserl et Ingarden. Ce sujet ne nécessitait pas d’explorer les fonds des archives Husserl à Louvain et la plupart des grands textes édités par Husserl étaient déjà traduits et accessibles en français. En revanche, s’agissant de Roman Ingarden, qui a compté parmi les premiers disciples de Husserl à Göttingen, la situation était plus délicate, car, en 1995, je disposais seulement de deux textes traduits en français : L’Œuvre d’art littéraire (traduit en 1983) et le texte sur la musique Qu’est-ce qu’une œuvre musicale ? (1989). J’avais aussi trouvé un article traduit dans le volume du colloque de Royaumont de 1959 consacré à Husserl, et qui me confirmait la pertinence de ses analyses critiques pour mon sujet. Je découvrais également des textes de commentateurs anglais, mais une seule étude en français, et quelques-uns de ses textes traduits en anglais. En particulier, la lettre de 1918 adressée à Husserl, « sur la 6e Recherche Logique et l’idéalisme », qui inaugure en quelque sorte la démarche critique d’Ingarden. Mais ce texte, miraculeusement épargné par les bombardements, avait d’abord été écrit en allemand et je voulais m’assurer de la conformité de la version anglaise, d’autant qu’il paraissait coupé à certains endroits. Je n’avais donc pas accès aux textes fondamentaux qui m’étaient nécessaires et qui étaient écrits en allemand, mais je disposais aussi de textes assez étranges — utiles, mais énigmatiques dans leur structure et leur forme : des comptes-rendus de lecture établis par Georges Kalinowski (un logicien polonais) portant sur les principaux grands textes d’Ingarden. Ces documents, très éclairants sur le fond, étaient embarrassants à exploiter, car il était difficile de faire la part entre ce qui était résumé, traduction, compte-rendu et extraits. Tout du moins le grand service rendu par ce travail fut de me conforter dans la nécessité d’entrer de manière plus décisive dans ce corpus dont je ne mesurais pas encore l’étendue, mais dont je commençais à cerner la mouvance linguistique et la diffusion dans différentes langues : polonais, allemand, anglais, français, et même italien. Ainsi, la situation était délicate, car je n’avais aucunement l’intention de changer de sujet, mais je ne possédais pas les moyens d’avancer dans ce travail d’interrogation critique des thèses husserliennes. La possibilité de me lancer dans le texte allemand s’est donc progressivement imposée et deux éléments y ont concouru.

D’une part, j’apercevais assez clairement que j’allais être confrontée dans le texte d’Ingarden à une langue technique et non pas littéraire ; une langue assez restreinte, très conceptuelle et de ce fait très précise, ce qui me mettrait à l’abri des embarras littéraires dus à la richesse foisonnante d’un style. Et d’autre part surtout, j’ai pris conscience que l’allemand était également pour Ingarden une langue apprise, une langue de « deuxième main ». Ingarden avait en effet 18 ans quand il a quitté Cracovie pour venir étudier auprès de Husserl à Göttingen. À son arrivée en 1912, il parlait peu l’allemand, il a dû progresser et se faire aider pour la rédaction de ses premiers textes par Edith Stein, une autre disciple de Husserl. Mais, par la suite, il rédigera toutes ses recherches en allemand. Ainsi, un de ses premiers travaux Essentiale Fragen (1923) paraît en 1925 dans le Jahrbuch für philosophie und phänomenologische Forschung, la revue de Husserl dédiée aux recherches phénoménologiques. De même, son grand texte programmatique, L’Œuvre d’art littéraire, paraît d’abord en allemand en 1931 et il ne sera traduit en polonais qu’en 1960 et par lui-même. Autrement dit, dès lors que j’ai su qu’Ingarden lui-même avait dû se confronter à une langue étrangère et l’adopter, j’ai eu alors l’espoir qu’il me serait davantage possible d’y accéder à mon tour, que son allemand appris me serait plus accessible que l’allemand maternel de Husserl — de même qu’il est plus facile de traduire le latin de Descartes que celui de Sénèque — sans prétendre à une qualité de traduction innovante, mais à la seule fin d’acquérir une information vérifiée, et dont je pouvais alors maîtriser la source, contrairement à ce que m’offrait le texte de Kalinowski.

À cette époque, pressée par la nécessité d’établir mes propres sources, je n’ai pas vraiment réfléchi sur les modalités, les règles ou les normes de la traduction, et je n’avais pas vraiment connaissance des réflexions théoriques menées sur ce processus, en particulier depuis les années 70-80. J’avais seulement besoin d’accéder aux textes et aux arguments pour tenir la matière première de mon travail. La traduction a d’abord répondu à un strict besoin de connaissance et de constitution de mes sources. Je l’ai envisagée comme une transmission d’informations, comme ce qui communique un savoir déposé et disponible, en dépit de la condamnation de Walter Benjamin qui considère que la traduction n’a pas à transmettre du sens ou un message. Mais ce refus caractérise au premier chef l’œuvre littéraire et son statut esthétique très singulier par rapport au texte philosophique, et à cet égard, il me semble indispensable de retenir cette distinction de statut, par suite de traitement, entre les différents types de textes.

D’une langue à l’autre.

Dans cette pratique balbutiante de la traduction, une aide inattendue, et au final très enrichissante d’un point de vue réflexif, m’est venue de la confrontation à des textes d’Ingarden traduits en anglais. Il s’agissait aussi bien de traductions faites à partir du texte polonais et sans équivalent allemand, ou de traductions à partir de l’allemand (avec ou sans équivalent polonais). Ce dédoublement du texte, en anglais et en allemand, a été dans un premier temps très rassurant d’un point de vue didactique, car je disposais alors d’un filet pour tester mes premiers pas. Il s’est avéré aussi très enrichissant d’un point de vue épistémologique, car alors j’ai pu prendre conscience des difficultés qui tiennent aux « choix » que toute traduction requiert, implicitement ou explicitement.

Dans un premier temps, l’urgence me tendait directement sur le sens de ce qui était écrit comme devant un Graal à conquérir. Mais rapidement, la confrontation dans le texte anglais à des choix de sens pour certaines notions dont je savais — d’un savoir philosophique et non linguistique — qu’ils ne pouvaient être ceux d’Ingarden m’a permis d’en prendre conscience et en retour de m’interroger sur mes propres choix.

L’exemple le plus significatif (et aussi bien le plus classique et le plus récurrent en philosophie) est celui de experience retenu en anglais pour traduire l’allemand Erlebnis. Il est vrai que l’on peut aussi traduire Erlebnis par expérience en français, mais pas en phénoménologie ! Car la tradition établie depuis Emmanuel Levinas et Paul Ricœur a adopté « vécu » (acte de conscience vécu) pour Erlebnis, tandis qu’expérience est réservé à Erfahrung (expérience sensorielle et corporelle). Si on utilise experience de manière générale, et en particulier dans un contexte anglais chargé d’empirisme, cela favorise des décalages de sens qui conduisent en certains cas au contresens, car on ne sait plus du tout de quoi on parle ni à quel niveau on se tient (mondain, psychologique, phénoménologique ou transcendantal). Par exemple, on ne désigne absolument pas la même chose si on évoque « l’expérience esthétique » ou « le vécu esthétique ». Il en va de même avec la notion de structure. En allemand, Ingarden utilise Struktur, mais aussi Bau et Aufbau ; il recourt même à des associations telles que strukturellen Aufbau. Mais lorsque l’anglais traduit tout par structure, cela jette un trouble d’autant plus grand que les années du structuralisme ont laissé une marque certaine sur les esprits. Or l’objectif et les enjeux de ce mouvement n’ont pas d’équivalent chez Husserl ni chez Ingarden qui, même s’il parle souvent de structure, vise davantage des questions relevant de la forme d’une construction offrant une structure au sens d’une organisation interne, d’un système bâti qui offre des régularités et une figure singulière, ce qui fait que Struktur s’accorde le plus souvent avec Gestalt — forme ou figure — qu’à nouveau l’anglais shape rend mal car il contient une dimension trop fluide et trop superficielle. Shape renvoie plutôt à la figure apparente, à la silhouette qui montre de quoi une chose « a l’air », tandis que la Gestalt chez Ingarden induit une constitution interne très ferme et surtout très déterminée (que form exprime davantage).

La confrontation avec ces choix de l’anglais m’a obligée à me demander ce qu’il en était du sens précis visé par le terme en allemand et quel équivalent choisir en français afin de conserver tous les aspects du sens, du moins sa visée intentionnelle telle qu’elle se déploie et s’insinue dans la continuité du texte. Un autre aspect de cette difficulté initiale à établir un glossaire spécifique de la pensée d’Ingarden tient à ce que la langue allemande est agglutinante : elle forme des mots très longs en juxtaposant des qualités. Dans l’appréhension visuelle graphique du mot allemand, on « voit » la composition et la superposition des couches de sens, mais pour le transposer en un français correct, sans même chercher l’élégance, ce n’est pas si simple. Enfin, si les recherches husserliennes très amplement menées en France depuis les années cinquante ont permis de constituer peu à peu une sorte de lexique de référence, pour Ingarden, en revanche, je ne disposais pas de beaucoup d’éléments, à l’exception de la traduction de Philibert Secretan de L’Œuvre d’art littéraire. Mais cette traduction est délicate à manier, car elle est pionnière ; elle a en effet dû ouvrir la voie et faire des choix, souvent très réfléchis et très savants, mais à distance parfois de la réalité et de la pratique linguistiques qui sont celles du lecteur, même philosophe. Ainsi en est-il, par exemple, du choix de traduire Sosein — l’être-ainsi ou l’être-tel d’un objet, c’est-à-dire l’ensemble de ses qualités formelles et matérielles — par le néologisme talité (le fait d’être-tel). C’est un choix qui se comprend tout à fait sur un plan linguistique et même inter-linguistique, car en retrouvant le radical latin (talis), le traducteur rappelle aussi le poids de la scolastique médiévale, aristotélicienne, dont Ingarden est familier et qu’il reprend largement aussi. Néanmoins, c’est un choix qui ajoute de la complexité pour le lecteur français dans un texte qui par ailleurs n’en manque pas. L’embarras éprouvé alors m’a permis d’une certaine manière de faire l’expérience concrète du dilemme traditionnel de la traduction que Jean-René Ladmiral (1979) résume en distinguant au cœur du traduire « une langue source » et « une langue cible » : ou bien la traduction privilégie la langue source de l’original et s’efforce d’y faire référence, c’est-à-dire de la faire transparaître à travers sa réécriture afin que le lecteur entende tacitement, comme le dit Benjamin, « l’écho de l’original » (1923, p. 254), ou bien on choisit la cible de la traduction, c’est-à-dire le lecteur, en visant une qualité de lecture, de rythme et de niveau de langue telle que celle de sa langue maternelle. Autrement dit, on s’efforce de donner à la langue de traduction la fluidité et la connivence de la langue parlée et vécue, ce qui suppose alors de gommer l’étrangeté de la langue originale en trouvant des équivalents, des arrangements, soit une liberté d’interprétation qui oscille entre fidélité d’intention et littéralité.

Les choix de la traduction.

Je me suis trouvée confrontée à ces choix dès mes premiers pas dans la traduction du texte philosophique d’Ingarden, car il m’a fallu décider de l’établissement d’un lexique le plus conforme possible aux choix et aux positions d’Ingarden, c’est-à-dire aux outils conceptuels que le philosophe a été conduit à se forger. En ce sens, la traduction en philosophie engage l’apprentissage de deux langues : la langue étrangère du texte original (morte ou vivante) et une langue artificielle-technique (celle que chaque philosophe élabore pour donner forme à sa pensée). À quoi il faut encore ajouter un autre niveau de langue, comme un supra-langage, celui de la philosophie dans son procès, celui de l’histoire de la philosophie qui a circonscrit un certain nombre de notions qui se déclinent diversement selon les siècles et les doctrines, et par rapport auxquelles il faut apprendre à déterminer la position nouvelle du philosophe que l’on traduit. Sa « position », c’est-à-dire sa place, sa parenté, son héritage autant que ses différences, ses écarts ou ses décalages par rapport à la tradition, ce qui rétablit aussitôt le travail de traduction dans une histoire, dans l’histoire des textes et de leur transmission justement. C’est pourquoi, comme dit Heidegger, « une traduction ne consiste pas simplement à faciliter la communication avec le monde d’une autre langue, mais elle est en soi un défrichement de la question posée en commun » (1968, p. 11). Je réduis ici délibérément le sens propre de l’expression heideggérienne à un simple sens historique et culturel pour rappeler simplement qu’il y a des questions, des préoccupations philosophiques qui, tout en étant propres à des époques et à des cultures, se diffusent au cours de l’histoire à travers différentes langues et différentes sphères culturelles, créent des discussions ou des controverses qui s’élaborent à travers différents textes lesquels se répondent et se font écho, en sorte que la traduction en philosophie ne peut pas ne pas prendre en compte cette historicité et cette transmission déjà à l’œuvre. Dès lors, l’exercice pratique de la traduction fait prendre la mesure à la fois de la dette, de la transmission et de l’héritage, fait prendre la mesure de l’histoire intellectuelle et culturelle qui nous a éduqués, formés, et nous a construits précisément à travers des textes traduits. Ainsi, par exemple, j’ai toujours éprouvé une grande admiration pour Jean Tricot qui a été longtemps le traducteur officiel d’Aristote. Il a adossé le texte sur un appareil de notes très savant qui permet justement de le lire, non pas en grec mais en intelligence avec les nuances du grec et de la culture grecque. Admiration pour le savoir certes, mais aussi une grande reconnaissance, car sans ce travail immense l’accès aux textes d’Aristote aurait été incertain et étroit. On mesure alors la force de cette remarque du philosophe helléniste Jean Bollack : « tout lecteur se trouve pris, qu’il le veuille ou non dans une histoire de la traduction » (2000, p. 98). Ajoutons encore que cette histoire de la traduction est aussi désormais celle de la retraduction : si des textes sont premièrement traduits, c’est parce qu’ils ont quelque chose de décisif à nous dire dans un contexte historique et culturel donné, parce qu’ils apportent un savoir et un sens nouveaux qui imposent de se partager. Et s’ils sont retraduits, c’est justement parce que leur réception, qui est aussi une interprétation et un échange, s’inscrit dans une nouvelle phase historique, culturelle et intellectuelle, adossée à d’autres préoccupations, sinon nouvelles du moins infléchies ou réorientées, et fondée sur l’appropriation ou le dépassement du vocabulaire précédent. La traduction et la retraduction tout aussi nécessaires ont en philosophie une valeur de médiation et encore une valeur de construction, au sens où la part d’interprétation inhérente à la traduction philosophique prend part aussi à l’élaboration du questionnement et de la problématique en cours, c’est-à-dire prend sa place dans cette question posée en commun.

Étant donné ce fort contexte de tradition culturelle et philosophique qui fait qu’un texte n’existe jamais seul ni de manière atomique, ma propre pratique et ma lecture d’Ingarden se sont confrontées à ces différents registres de langue : celui de l’allemand (mais encore de l’anglais dans une sorte de dialogue inter-linguistique), celui de Husserl et de l’ensemble du lexique de la phénoménologie et, enfin, celui de la tradition philosophique qui a forgé et transmis nombre de concepts depuis Aristote et Platon. Cela fait donc trois niveaux de contraintes, ou du moins de références, pour situer l’apport et la singularité d’Ingarden, à quoi j’ai aussi pris le parti d’ajouter (en regardant cette fois du côté de la cible qu’est le lecteur) une exigence de clarté et de relative souplesse dans la langue française pour ne pas ajouter à la complexité. Clarté, cohérence et respect des traditions philosophiques et phénoménologiques sont les principaux critères de mes traductions.

Roman Ingarden et la traduction.

Ces différentes remarques n’ont rien de spécifique, encore moins d’original. Néanmoins, une dimension intéressante et inattendue que l’on peut ajouter à ces quelques remarques vient de ce qu’Ingarden était lui-même traducteur. Traducteur de textes philosophiques (dont par exemple la Critique de la raison pure en polonais), mais surtout traducteur de ses propres textes et ce en différentes directions, du polonais à l’allemand, mais surtout de l’allemand au polonais. Autrement dit, il a dû faire cet exercice étrange qui a consisté à traduire en polonais, dans sa langue maternelle, des textes qu’il avait d’abord écrits en allemand, soit des traductions à double sens qui font d’Ingarden, à certains égards, un expert de la traduction. Et on peut considérer que c’est à ce titre qu’il a mené une réflexion en 1955, dans un long texte, sur les différents types de traduction. Ce travail fut motivé non seulement par sa pratique personnelle, mais encore par des raisons théoriques engageant certains résultats de son système esthétique, parce que, dans la traduction, se joue aussi le statut énigmatique de l’œuvre littéraire et celui de son identité, et plus largement le statut ontologique de tout texte. Je vais présenter cette approche en quelques mots, car cela permet de reconduire la réflexion sur la traduction sur une autre voie, aussi intéressante à mon sens que celle des embarras nés de l’équivocité ou de l’équivalence, de la liberté ou de l’interprétation, etc.

Son texte s’intitule « Des traductions » (O tlumaczeniach) et il est paru en 1955 dans De l’art de traduire, un ouvrage polonais collectif offrant à la fois des textes théoriques et des témoignages d’expérience pratique de traduction, dans lequel Ingarden incarne ces deux dimensions, étant tour à tour traducteur et théoricien de la littérature.

Ce texte n’a pas été traduit en allemand, mais une version anglaise, On translations, en a été proposée en 1991 dans le troisième tome des Ingardeniana, une publication américaine de textes et de travaux consacrés à Ingarden et à la phénoménologie par l’une des premières disciples d’Ingarden, Anna-Teresa Tymieniecka. Je m’appuierai sur le texte anglais et sur les précieux éléments transmis par Christophe Potocki, qui a travaillé sur le texte polonais dans un article intitulé « L’épreuve ontologique de la traduction », appartenant au recueil des actes du colloque de 2008 Roman Ingarden : ontologie, esthétique, fiction (2012).

« Des traductions ». Le pluriel affirme qu’il s’agit ici pour Ingarden de confronter la traduction de l’œuvre scientifique à celle de l’œuvre littéraire, car il y a entre les deux des différences majeures issues selon lui des différences de structure existant entre ces deux types d’écrits. C’est donc l’occasion pour Ingarden de revenir sur le statut singulier de l’œuvre littéraire qui constitue pour lui le prototype de l’objet intentionnel (et qui a servi de point de départ à son travail d’opposition à Husserl).

Texte et objet intentionnel.

Un objet intentionnel, c’est un objet construit de part en part par les actes intentionnels d’un sujet (l’auteur par exemple), soit un objet hétéronome et dérivé puisqu’il dépend dans son être et son être-ainsi d’une série finie d’actes créateurs constitutifs. Le personnage de Faust n’existe qu’à proportion des prédicats et des attributs que Goethe lui a assignés. Personnage littéraire et fictionnel sans aucun doute, mais qui partage le même statut ontologique que la carte géographique qui n’est que le dépôt de diverses conceptions historiques et politiques des frontières, lesquelles sont elles-mêmes des objets intentionnels par excellence, matérialisées quelquefois par des barrières et des douaniers. Plus largement, la classe des objets intentionnels désigne donc tous les objets de pensée, de représentation et de conception, qu’ils restent à l’état de représentations mentales (idée, rêve, projection, anticipation, conception du monde, théorie scientifique, conviction) ou qu’ils parviennent à se déposer dans un support matériel qui, à la fois, leur donne une permanence d’existence et les fait accéder à l’intersubjectivité. Ainsi en est-il des différentes sortes d’œuvres d’art comme aussi bien des textes, manuscrits ou publiés, qui, par leur incarnation matérielle sur le papier ou dans le livre, sont des objets partagés et communs. Il en va de même de toute la variété des prototypes, maquettes, machines, ouvrages d’art, ponts, canaux, rues, etc. Comme on le voit, la classe des objets intentionnels englobe, pour Ingarden, l’essentiel du monde culturel et des multiples objets qui le constituent et nous environnent. À cet égard, un objet intentionnel peut être un véritable objet consistant et objectif, offrant une structure et un mode d’être spécifiques, et ne doit pas être confondu avec des chimères subjectives et mentales. S’agissant maintenant de la traduction des textes, c’est une opération qui vise à transformer des objets intentionnels qui ont été constitués par d’autres sujets. En tant qu’objets intentionnels, les textes sont des objets qui, encore une fois, dépendent des actes et des opérations qu’un sujet exerce sur lui, ou, comme le dit souvent Ingarden, qui sont à leur merci. Ce processus de transformation et éventuellement d’altération qu’est la traduction doit par suite être étudié de manière différenciée selon que l’on s’intéresse au texte scientifique ou au texte littéraire, et il est décisif pour Ingarden de faire la distinction entre les deux, car ils n’engagent pas les mêmes types de problèmes. Avant de situer ces différences, Ingarden commence par rappeler en quoi consiste la structure de tous les textes. Tout texte est composé de quatre strates ou quatre couches :

a) la strate des vocables [1] et des formations phoniques ;

b) la strate des unités sémantiques (signification des mots et des phrases) ;

c) la strate des objets figurés et des états de choses intentionnels, c’est-à-dire les objets visés et projetés par les phrases ;

d) la strate des aspects schématisés dans laquelle les objets figurés accèdent à apparition dans l’œuvre. Cela désigne les qualités et les caractéristiques qui permettent de définir les objets, mais aussi de les visualiser, de s’en faire une image plus ou moins vive ou concrète, tous les éléments qui font qu’un texte est abstrait ou vivant, concret ou abrupt.

Cette structure polystratique vaut pour tous les textes, mais il va de soi que, selon la nature et l’objectif du texte, certaines strates joueront un rôle plus important que d’autres. Relativement à cette structure feuilletée, la traduction a pour mission de substituer tous les vocables de la langue donnée dans les vocables de l’autre langue, et, « si au cours de ce processus la signification reste inchangée dans la strate sémantique, nous avons coutume de dire que la traduction est “fidèle” » (Ingarden [1955] 1991, p. 131).

La traduction du texte scientifique.

Ingarden commence par le texte scientifique, dont le texte philosophique est un cas particulier, et constate que celui-ci répond à des objectifs de connaissance et de transmission de connaissances : conserver, transmettre, échanger des résultats de recherche, coopérer. Ces œuvres, autant que leur traduction, « forment alors aussi bien les étapes que les outils d’un processus historique très complexe, celui de la connaissance humaine de l’ensemble de la réalité (au sens le plus large) » (ibid., p. 131).

Ici, la strate sémantique est prioritaire et fondamentale : il s’agit de remplacer les unités de sens et le sens composé en substituant les vocables d’une langue à l’autre, salva veritate. Et, comme précisément dans ce type de texte, la fonction première des vocables est « de dénoter les significations » (ibid., p. 135), la strate sémantique est construite de manière spécifique, privilégiant « des caractéristiques telles que univocité, clarté, exactitude dans la détermination des objets, définitions claires de leurs caractéristiques, etc. » (ibid., p. 134). Quelquefois, cette exigence de clarté et de transmission va jusqu’à user de formalisations mathématiques et de symboles communs à la communauté scientifique, car la valeur essentielle du texte scientifique dépend de son efficacité à remplir sa fonction de connaissance, de son efficacité « à diriger lecteur sur les objets connus par l’auteur et dont la connaissance se dévoile au lecteur à travers l’œuvre » (ibid.).

Ainsi, la strate des vocables est réduite à être un simple véhicule du sens ; toutes les qualités dites littéraires inhérentes à cette strate — qualités de rythme, de consonance, de style, d’élégance ou de tempo — sont ici superfétatoires et inessentielles. Elles ne changent rien à la valeur scientifique du texte, ne lui ajoutent rien (même, par exemple, et de manière paradoxale, on aurait tendance à se méfier des chercheurs qui écrivent bien ou avec un début de style, comme si cela devait ôter quelque rigueur à leur pensée).

La strate des vocables est ici purement instrumentale, par suite la strate des objets représentés est aussi secondaire, car le texte est tendu vers les objets réels eux-mêmes vis-à-vis desquels les objets intentionnels (représentés dans et par le texte) ne jouent qu’un rôle de médiateur. À son tour, la strate des aspects est elle aussi inessentielle, car les caractéristiques ou les qualités qui servent à visualiser les objets, à en faire sentir la présence grâce à des moments quasi-décoratifs, ne changent rien au sens fondamental des propositions. Ingarden en dresse le bilan de manière catégorique :

L’identité d’une œuvre scientifique, d’un point de vue structurel comme d’un point de vue perceptuel, est déterminée par les significations des phrases, c’est-à-dire par l’ensemble de la strate sémantique. C’est la strate la plus importante parce qu’elle contient les résultats — acquis et enregistrés dans l’œuvre — du processus de connaissance d’une certaine réalité. Tout le reste dans une œuvre de ce type ne joue qu’un rôle auxiliaire que ce soit d’un point de vue perceptuel ou structurel (ibid., p. 142).

La traduction des textes scientifiques et philosophiques n’engage pas de problème de fond, car l’essentiel est le sens, et le sens est ce sur quoi des esprits réfléchissants parviennent à se retrouver et se comprendre, quitte à recourir à des notes de bas de page, à des explications ou à des appendices. À cet égard, Ingarden rappelle, dans la deuxième partie de son texte, la dimension historique des textes et des notions ; il rappelle le poids de la tradition culturelle et intellectuelle dans laquelle se situe le texte à traduire. Chaque texte engage une époque, une culture déterminée, « une vision du monde » (ibid., p. 168) et la traduction suppose une certaine  connaissance historique de cette phase culturelle, sous peine de passer à côté du sens propre des notions qui ne cessent d’évoluer. Elle suppose une double connaissance historique, celle de l’histoire culturelle et celle de l’histoire philosophique : on ne traduira pas raison (Vernunft), entendement ou sensation (Empfindung) avant Kant comme après Kant, ni phénomène (Erscheinung) avant comme après Husserl, Anschauung n’a pas le même sens chez Kant et chez Husserl. Néanmoins, ces équivocités, qui peuvent donner lieu à des contresens, se lèvent assez vite avec la connaissance de l’auteur précisément, autrement dit en menant en même temps un travail de recherche historique et scientifique. Enfin, rien n’exclut, quand on ne trouve pas d’équivalent sémantique dans une autre langue et sauf à user de périphrases trop lourdes, de conserver un mot directement dans sa langue, comme on le fait avec Dasein, ou comme les Japonais font avec la « chose en soi » kantienne (Ding an sich), car ils ne disposent pas de vocable assez représentatif de ce sens. Mais encore une fois, ce sont seulement des problèmes techniques qui se gomment ou se règlent progressivement au cours du temps, et aussi grâce à la retraduction de textes scientifiques et philosophiques à la lumière d’études nouvelles qui en clarifient le sens ou le restituent plus correctement dans la nouvelle phase culturelle qui est la nôtre. L’éclairage philologique, historique et épistémologique permet de résoudre les points ambigus. En conséquence, la traduction prend aussi sa part dans l’évolution et la diffusion de la connaissance scientifique. Elle est aussi « moyen et étape » dans le processus de la connaissance humaine universelle. Ingarden conclut ainsi :

La reconstruction opérée par la traduction d’une œuvre scientifique préserve l’identité (ou la mêmeté) de l’œuvre, et s’avère donc « bonne » ou « fidèle » si l’échange des vocables d’une langue à l’autre n’altère ni le sens des phrases de l’original –– si jamais c’est complètement possible ! — ni leur ordre (c’est-à-dire leur ordre logique de corrélation), même si l’échange produit inévitablement des perturbations dans les formations dérivées de la strate phonique, dans la strate des aspects et par suite dans l’ensemble de l’harmonie polyphonique des qualités douées de valeur esthétique. En d’autres termes, si lors de la traduction ce que l’on appelle les valeurs littéraires de l’ensemble change effectivement d’une manière ou d’une autre, alors et pour autant que cela n’affecte pas la dimension de connaissance de l’œuvre, cela ne concerne pas la fidélité de la traduction. La traduction (sous ces conditions) offre au lecteur les mêmes objets que l’original et lui permet de les connaître de la même manière, ce qui est exactement ce qui constitue l’identité de l’œuvre et sa valeur scientifique. (ibid., p. 144)

La traduction du texte littéraire.

Mais il n’en va pas de même avec l’œuvre littéraire ou la grande œuvre littéraire qu’Ingarden appelle l’œuvre d’art littéraire. La traduction y engage des problèmes autrement complexes et sérieux, car il s’y joue la reconnaissance et la diffusion des valeurs artistiques et esthétiques impliquées dans une œuvre. Le texte littéraire n’a pas la même finalité que le texte scientifique, ce qu’Ingarden rappelle brièvement en notant que son objectif est émotionnel, fictionnel, esthétique et artistique :

L’œuvre d’art littéraire est le lieu de l’incarnation des valeurs artistiques que l’artiste lui a conférées […], [elle a] la fonction de susciter chez le lecteur une expérience esthétique spécifique très complexe, multi-phases, dans laquelle les éléments de la sensibilité l’emportent sur les autres (connaissance, désir, contemplation, etc.). (ibid., p. 133)

Cette expérience esthétique est aussi ce qui permet la découverte du monde que l’artiste a élaboré (objets, lieux, personnages) et, plus fondamentalement encore, il y va, à travers ce monde fictif, de la saisie des valeurs esthétiques et artistiques que l’artiste cherchait à construire.

« Lorsque l’œuvre “fonctionne”, c’est-à-dire quand elle possède effectivement de telles valeurs, elle enrichit le panorama des valeurs culturelles produites par l’humanité, ce qui constitue sa fonction la plus essentielle et qui justifie son existence » (ibid., p. 133), par delà les autres fonctions — psychologique ou divertissante — que l’œuvre peut exercer sur le lecteur (vision du monde, croyance, passions et désirs, destinée humaine). L’enjeu ici n’est pas la vérité ou la connaissance du monde réel au sens de l’adéquation d’un sens avec un état de choses [2], mais celui de la vérité des valeurs et du sens de la vie humaine en général.

Il en résulte de fortes différences de structure entre les textes scientifiques et littéraires, car les différentes strates n’y jouent pas le même rôle ni la même fonction. Il y a, dans le cas de l’œuvre d’art littéraire, une interconnexion essentielle entre les strates qui lui donne un caractère organique très singulier, lequel fonde son harmonie polyphonique. Cette harmonie polyphonique est au centre de l’esthétique ingardenienne et désigne le fait que les différentes strates sont entrelacées et agissent réciproquement les unes sur les autres, faisant naître ainsi au cours de la lecture quelque chose comme une musique qui est le vrai visage de l’œuvre, celui qu’elle offre à celui qui sait lire, c’est-à-dire à celui qui sait faire sonner, vibrer et signifier les vocables qui forment le texte (ce que recouvre exactement le processus de concrétisation pour Ingarden, entendu en un sens large, pluri-sensoriel, visuel autant que phonique voire olfactif). En conséquence, la strate des vocables joue ici un tout autre rôle que dans le texte scientifique :

La strate des vocables joue un rôle beaucoup plus profond et multiple dans l’œuvre d’art littéraire que dans l’œuvre scientifique. Ce qui est important ici ce n’est pas seulement de déterminer le sens des mots, mais c’est surtout [de s’assurer] que la sonorité des mots soit « vivante », « riche », capable de susciter l’apparition des objets représentés, qu’elle ait une coloration émotionnelle correspondante. (ibid., p. 139).

La strate phonique de l’œuvre d’art littéraire dépend directement des vocables, de leur forme sonore (dentale ou liquide, vibrante ou sifflante, chuintante), de leur longueur, de leur poids, qui jouent un rôle décisif pour le rythme, les rimes, la mélodie des vers mélodie de la prose, etc., ce qu’Ingarden appelle le « facteur musical », soit le facteur esthétique décisif qui confère des qualités à l’œuvre littéraire et lui donne aussi sa Stimmung propre, non seulement grâce aux mots individuels, mais plus encore par la vertu des enchaînements, des vagues de mots, de phrases, de vers, de cadences, etc. L’impact des vocables se répercute sur la strate des aspects et par suite sur celle des objets représentés qui, dans le texte littéraire, deviennent les premiers et seuls objectifs de la visée intentionnelle, puisque le personnage de fiction, par exemple, n’a pas à se dépasser vers une personne réelle existante, il est à lui-même sa propre réalité. Il en résulte une structure organique, presque vivante, qui induit des problèmes de traductions véritablement importants.

Étant donné le caractère organique et l’uniformité structurelle de l’œuvre littéraire, il s’avère que sa traduction ne saurait être, comme il le semblait dès l’abord, un simple échange de vocables d’une langue à l’autre tandis que les autres strates de l’œuvre d’art littéraire avec leurs interconnexions resteraient inchangées. Extraire ne serait-ce qu’un élément de cet organisme complexe et le remplacer par un autre (provenant d’une autre langue) induit inévitablement des changements dans les autres composants de l’œuvre et, plus important encore, dans leur synchronicité. Quelquefois ces perturbations atteignent assez profondément la structure intime de l’œuvre au point de causer des changements si importants qu’il en naît une œuvre entièrement nouvelle. Il est alors difficile de parler de traduction ; nous devrions plutôt parler de paraphrase, d’écriture d’une nouvelle œuvre similaire, ou d’imitation, etc. Ainsi faut-il réviser la véritable notion de « traduction », et en particulier de sa « fidélité », et la définir différemment selon qu’il s’agit d’une œuvre scientifique ou d’une œuvre d’art littéraire. (ibid., p. 141)

L’identité du texte et l’identité de l’œuvre.

Les perturbations voire les altérations apportées par la traduction posent de ce fait le problème de l’identité de l’œuvre d’art. C’est désormais un problème ontologique qui s’invite, un problème d’ontologie formelle, c’est-à-dire qui interroge du côté de la forme et de l’identité d’un objet [3]. La question que pose Ingarden est de savoir jusqu’où les modifications [4] induites par la traduction peuvent aller sans altérer l’identité du texte, ou sinon à partir de quelles limites cette identité est mise en cause :

ces changements peuvent être tels que : soit l’œuvre conserve malgré tout son identité individuelle, soit ils portent atteinte à cette identité et nous obtenons dans la « traduction » une œuvre entièrement nouvelle, se distinguant nettement de l’original quant à sa qualité. (ibid., p. 141)

À certains égards, Ingarden réactualise la question classique portant sur le paradoxe du sorite [5], tel que l’illustre fort bien le bateau de Thésée : à partir de combien de planches remplacées sera-t-on tenté de dire que ce n’est plus le même bateau ? Car, si l’on était parfaitement conséquent, il faudrait sans doute dire que dès la première planche échangée, on n’a plus affaire au même bateau, mais bien à un autre, et qu’il n’offre plus la même identité puisqu’il ne repose plus sur les mêmes parties. La traduction elle aussi change et remplace les parties d’un tout par d’autres. Comment alors garantir l’identité du résultat ? Cela dit, le problème est radical, car il présuppose que l’on sache déterminer au préalable ce qui constitue l’identité d’un objet, par suite d’un texte. On ne s’aventurera pas ici dans cette question redoutable, pas plus d’ailleurs qu’Ingarden ne le fait dans cet article. Il faudrait revenir pour cela sur maintes analyses du Der Streit um die Existenz der Welt (le dernier grand traité ontologique du 20e siècle qu’Ingarden a rédigé à partir des années quarante). Néanmoins, parmi les éléments de réponse, du moins de clarification du problème dont nous disposons — dans cet article sur les traductions et dans L’Œuvre d’art littéraire —, on peut relever qu’Ingarden dédouble la difficulté en examinant le statut du texte littéraire d’un double point de vue : a) du point de vue de ce qu’il appelle la structure ou la forme constitutive de l’œuvre ; b) du point de vue esthétique de sa réception, c’est-à-dire de sa concrétisation. Ce double point de vue correspond à certains égards au dédoublement de sa recherche en ontologie et en phénoménologie.

La structure ou la constitution structurelle de l’œuvre désigne les différents composants qui sous-tendent l’organisation d’un objet (ici d’un texte) et qui, par leur agencement spécifique, lui donnent sa charpente ou son « squelette », qui définit en quelque sorte la ligne minimale à partir de laquelle peuvent se greffer divers aspects, habillages ou modifications de l’auteur. On peut penser, par exemple, à la trame de départ d’un texte qui en fixe l’intention et le sens, et que l’auteur peut ensuite augmenter ou arranger, considérant alors qu’il corrige le même texte. Ce squelette est constitué essentiellement par la strate sémantique, et il en va alors à ce niveau du texte littéraire comme du texte scientifique [6], car les significations conditionnent la détermination des objets représentés (le Was) autant que leur ordre et leur mode d’apparition (le Wie). Le point de vue est ici celui de la constitution interne et de l’auteur-créateur du texte.

En revanche, si l’on passe du côté de la réception et du lecteur, il en va autrement : « Maintenant, du point de vue perceptuel, le plus important pour l’identité de l’œuvre et sa concrétisation visuelle, c’est l’harmonie polyphonique des qualités douées de valeur esthétique » (ibid., p. 143). Désormais, la strate phonique et celle des aspects jouent le premier rôle pour la saisie des qualités esthétiques éventuelles, pour l’accès à cette polyphonie qu’est l’œuvre, et à quoi le lecteur identifie l’œuvre comme telle. Autrement dit, du point de vue du lecteur, l’œuvre a une figure correspondant à une certaine ligne mélodique qui surgit lors de la concrétisation (lecture) qu’il en opère et qui la distingue des autres, c’est-à-dire signe son identité. Autrement dit, il se joue ici un autre sens pour l’identité de l’œuvre, et surgissent alors les difficultés pour la traduction : est-elle juste et fidèle, car elle respecte scrupuleusement le sens des phrases, et au fond le squelette schématique de l’œuvre ? Ou bien, est-elle fidèle parce que les nouveaux vocables maintiennent l’harmonie polyphonique du texte ? L’identité est-elle dans la structure, dans le squelette schématique, ou bien réside-t-elle dans le vêtement adopté par ce squelette lors d’une concrétisation ?

La question est difficile, mais il faut pourtant encore la redoubler voire la décupler, car l’œuvre admet en fait de multiples concrétisations relatives aux diverses performances des lecteurs, mais aussi relatives aux variations historiques dues aux époques et aux changements de climat culturel. Il existe presque autant de concrétisations que de lecteurs, et les traductions ne sont qu’une forme particulière et supplémentaire de concrétisation, car la traduction s’opère nécessairement dans l’acte de lecture qui déploie ipso facto des processus de concrétisation. Où situer alors l’œuvre identique et véritable ? Où la saisir ?

Le statut du texte.

Ingarden nous invite à distinguer trois entités, ou trois points de vue : l’œuvre dans son substrat matériel (cet exemplaire de Faust, dans une édition de poche ou dans une édition allemande originale) ; l’œuvre en soi-même dans sa structure schématique ; et l’œuvre en tant qu’elle accède à manifestation dans des concrétisations dont le nombre est infiniment ouvert.

L’œuvre littéraire considérée en soi-même réside en quelque manière dans le squelette identique sous-jacent à toutes ses concrétisations, et qui est principalement constitué par la strate sémantique et son ordre de succession (phase temporelle). C’est ce squelette ou cette forme schématique primordiale qui assure l’identité de l’œuvre tout au long des diverses réceptions de sa vie historique, et forme une sorte d’invariant à travers les changements que subit l’œuvre au cours de ses diverses concrétisations :

L’œuvre littéraire, en tant qu’elle est pour ainsi dire un squelette identique, entre dans toutes les concrétisations adéquates qui ne font qu’entourer ce squelette de différents traits et de divers détails – comme le ferait un corps vivant. Et c’est pour ainsi dire par ce revêtement qui, entre autres, contient de précieuses qualités et qui fait montre des qualités esthétiques qui s’y fondent, qu’elle est visible et qu’on peut l’en extraire. Ce n’est que dans la mesure où ce squelette est contenu et est visible dans la concrétisation, qu’est assurée véritablement l’identité de l’œuvre à travers toutes ses métamorphoses durant sa vie historique [7]. ([1929] 1983, § 2, note 1, p. 26)

Le squelette de l’œuvre est comme un fond ou un réservoir de potentialités, ce qui rend possible de concrétiser et de traduire la même œuvre de manière multiple et variable.

Le passage du plan ontologique (structurel) au plan phénoménologique (réceptif-perceptuel) contient donc la clef du processus qui fait qu’une œuvre — un texte — a une vie et une survie historique, c’est-à-dire qu’elle peut devenir autre tout en restant la même. Ingarden ne manque pas de mentionner ce processus historique de la réception et de son évolution. Il rappelle comment chaque époque a sa manière propre d’appréhender le monde et de projeter ou de s’attacher à telles ou telles valeurs esthétiques et extra-esthétiques. Il en va de même pour toutes les œuvres et tous les textes (littéraires et scientifiques) qui peuvent être, selon les époques et les aires culturelles, lus ou non lus, fidèlement traduits ou tronqués, modifiés ou scrupuleusement rétablis dans une langue qui s’efforcera de faire jouer des rapports polyphoniques analogues à l’original, etc.

La vie du texte.

Dans cette discussion embarrassée visant à établir ce qui détermine l’identité du texte et le seuil de ses altérations possibles, Ingarden laisse quand même filtrer sa conviction sur la force de résistance de l’identité d’un texte. Une conviction (à défaut d’une élucidation renvoyée à un travail ultérieur [8]) qui s’affirme comme telle à plusieurs reprises : « l’œuvre littéraire peut être soumise à des transformations sans pour autant cesser d’être la même » (ibid., p. 292), ou encore « ces altérations peuvent même aller si loin qu’en supprimant des passages “non indispensables” on concentre l’œuvre, on en renforce la dynamique interne et le cas échéant on “l’améliore”, sans en faire une autre, une seconde œuvre » (ibid.). Et enfin : « Quant à notre recherche, seul nous importe le fait essentiel que l’œuvre littéraire peut subir des modifications sans perdre son identité » (ibid., p. 300).

Le fond de cette conviction, c’est qu’une œuvre (un objet intentionnel) présente une identité qui n’exclut ni le devenir ni l’altération. Et c’est peut-être aussi à cette aptitude que l’on peut reconnaître la grande œuvre ou le grand texte : elle est celle qui dure, celle qui passe les époques et les relativités, celle dont la structure est le socle ou le terreau des potentialités de concrétisations que le temps pourra favoriser.

Mais l’œuvre n’est durable, elle n’a une vie historique que par le truchement de ses réceptions et de ses traductions ; ce n’est pas l’œuvre en soi qui change ou s’altère, ce sont ces diverses concrétisations, les figures sous lesquelles elle se donne à voir comme à travers les nouveaux vêtements que chaque nouvelle époque veut bien lui accorder.

C’est par là que désormais on peut réunir à nouveau le destin du texte scientifique et du texte littéraire. D’une part, dans les deux cas, c’est la strate sémantique qui fixe et institue le squelette ou la forme structurelle des textes — par suite, leur identité. D’autre part, si la question de l’identité est vite résolue, voire à peine esquissée dans le cas du texte scientifique, c’est parce que le point de vue perceptuel y joue un rôle très faible, mais le détour par l’œuvre littéraire, du fait de son organicité, a permis de comprendre comment cette question se pose par principe et se résout sur le plan des concrétisations sans mettre en péril l’identité de l’œuvre en tant que telle. Car, pour le texte scientifique aussi, toute lecture en est une concrétisation variable et ouverte à la variation, dans une mesure moindre que pour le texte littéraire, mais tout de même réelle, et les traductions ajoutent à cette possibilité d’altération. Mais encore une fois, il s’agit alors d’une altération qui affecte l’œuvre (le texte) en tant que concrétisée, et non pas l’œuvre en soi. Un texte, qu’il soit littéraire ou scientifique, repose sur une organisation structurelle (sémantique) qui lui donne son identité (qui fait qu’il est ce qu’il est), et qui en même temps rend possible son évolution historique, sa participation à l’histoire culturelle. Car en tant qu’objet intentionnel, un texte est bien un objet historique qui prend sa place dans le temps et y déroule son efficience tant que des consciences sauront le lire et le faire vivre.

C’est aussi par là que la pensée d’Ingarden est intéressante, et de manière inattendue, car on a quelquefois vite fait de la ramener à un structuralisme stérile alors que, tout attaché qu’il est à l’investigation ontologique des objets, il n’en est pas moins clairement conscient de la dimension historique des formations culturelles, et le traducteur qu’il est lui-même sait fort bien que si la transformation que produit la traduction induit nécessairement des perturbations [9], elle seule néanmoins induit aussi un mouvement vital de survie des œuvres par delà l’espace et le temps.

C’est sans doute de cette conscience diffuse que naît aussi le grand plaisir de la traduction, le plaisir de ressaisir le sens vivant des mots et des phrases, de retrouver derrière les caractères typographiques poussiéreux et muets la matière vivante du sens. La magie du texte, c’est de voir qu’il se laisse réveiller par le lecteur et le traducteur qui réactivent dans leur vécu tout le jeu intentionnel de la conscience qui les a fait naître. Par là, si mon expérience de la traduction est aussi celle d’un plaisir vif et vivifiant, c’est qu’il s’apparente au caractère primordial et originaire du plaisir philosophique : le plaisir de penser avec l’autre.

Résumé

Cet article propose à la fois l’exemple d’une expérience personnelle de traduction en philosophie et l’analyse du statut de la traduction par le philosophe polonais Roman Ingarden, lui-même ayant été conduit à traduire ses propres textes en allemand et en polonais. Il s’interroge sur les altérations que la traduction peut faire subir à un texte, par suite sur l’identité d’un texte. Si le problème paraît surmontable dans le cas des textes scientifiques et philosophiques, en revanche les textes littéraires offrent une difficulté majeure qui tient à leur spécificité même : leur dimension esthétique.

Bibliographie

Ingarden, Roman. [1929] 1983. L’Œuvre d’art littéraire. Lausanne : L’Âge d’Homme.

—. 1991. « On translations » (1955) in Analecta Husserliana, vol. 33 : p. 131-192 ; in Tymieniecka, Anna-Teresa (éd.). Ingardeniana III : Roman Ingarden’s Aesthetics, p. 131-192. Dordrecht : Kluwer Academics Publishers.

Benjamin, Walter. 1923. « La Tâche du traducteur » in Œuvres. Tome 1, p. 244-262. Paris : Gallimard, coll. « Folio ».

Bollack, Jean. 2000. Sens contre sens. Comment lit-on ? Lyon : La Passe du vent.

Ladmiral, Jean-René. 179. Traduire : Théorèmes pour la traduction. Paris : Payot.

Launay, Marc de. 2006. Qu’est-ce que traduire ? Paris : Vrin.

Potocki, Christophe. 2012. « L’épreuve ontologique de la traduction » in Schaeffer, Jean-Marie et Christophe Potocki (dirs.). Roman Ingarden : ontologie, esthétique, fiction, p. 157-173. Paris : Archives contemporaines.

Steiner, George. 1978. Après Babel, une poétique du dire et de la traduction. Paris : Albin Michel.

Notes

[1] « La formation la plus simple du langage est le mot singulier : nous y trouvons d’une part le vocable, d’autre part la signification. En particulier, un certain matériel phonique ne devient un vocable [Wortlaut] que parce qu’il a une signification plus ou moins précise. » (Ingarden [1929] 1983, § 9, p. 48)

[2] On parlera ici de quasi-propositions et non de propositions ayant une valeur de vérité décidable.

[3] L’ontologie était pour Aristote l’étude de l’Être en tant qu’être (soit la métaphysique dans son sens le plus élevé), mais par extension, cela désigne aussi l’étude des propriétés générales de tout ce qui est. Pour Husserl, l’ontologie formelle est une théorie formelle des objets de connaissance pris en tant que désignant un « quelque chose en général » et les principales catégories en sont celles de substance, qualité, propriété et relation. Les ontologies régionales (ou matérielles) répercutent à leur niveau, dans leur domaine matériel propre, les règles et les limites définies par l’ontologie formelle.

[4] C’est-à-dire l’enchaînement des répercussions dues à la substitution des vocables sur la strate phonique, sémantique, jusqu’à celle des aspects.

[5] Le paradoxe du sorite (soros en grec signifie « tas ») est emblématique de la complexité des rapports entre un tout et ses parties. La question initiale demandait à partir de combien d’éléments forme-t-on un tas ? Un, deux, trois…? Combien ? Et en retour à partir de combien de grains enlevés, le tas n’est-il plus un tas ?

[6] Voir Ingarden [1995] 1991, p. 142 : « Ainsi, le rôle structurel de la strate sémantique dans une œuvre littéraire et en particulier dans l’œuvre d’art littéraire, est très important pour ne pas dire décisif tout à la fois pour sa composition et pour son identité ». De même pour le texte scientifique : « C’est la strate la plus importante parce qu’elle contient les résultats — acquis et enregistrés dans l’œuvre — du processus de connaissance d’une certaine réalité » (ibid.). On trouve le même constat dans L’Œuvre d’art littéraire : « la couche des unités de signification joue dans l’œuvre le rôle constitutif le plus important, de sorte que les altérations qui s’y produisent se répercutent dans presque toutes les couches » (p. 298).

[7] Cette note est un ajout de la deuxième édition de 1959, et on peut à ce titre considérer qu’elle exprime la dernière position d’Ingarden sur cette question, formulée après le texte sur les traductions.

[8] « Et c’est ici qu’advient à nouveau la question importante et difficile : comment peut-on déterminer les limites de cette transformabilité ? Nous ne pouvons y répondre ici. Pour les raisons, d’une part, que l’essence de l’identité d’un objet n’est pas encore du tout clarifiée ; d’autre part, parce que ces limites ne peuvent être déterminées que sur la base de la saisie de l’essence individuelle d’une certaine œuvre, ce qui dépasse le thème de nos investigations. » ([1929] 1983, p. 299)

[9] Ce qui le conduit même à l’aveu suivant, en 1959, dans la deuxième préface de L’Œuvre d’art littéraire : « Je redoutais d’analyser des œuvres d’art écrites en langue étrangère, craignant de commettre des erreurs d’interprétation », car la traduction induit une lecture et un mode de concrétisation qui peuvent toujours en principe altérer la figure sensible de l’œuvre.

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