Les travaux français de géohistoire sont structurés par une représentation forte selon laquelle la France serait un pays où l’association de l’histoire et de la géographie serait plus forte que dans les autres pays. Cet échange, bien réel, a construit des « spécialités hybrides » et une sensibilité réciproque (Ozouf-Marignier 1995). Ainsi, depuis le célèbre Tableau de la géographie de la France de Vidal de la Blache ([1903] 1979) en guise d’introduction à l’Histoire de France d’Ernest Lavisse, les historiens ont coutume de planter le décor de leurs récits en décrivant le cadre paysager où va se dérouler l’action. Mais ce « tableau géographique » s’est finalement avéré être « la conséquence et la cause d’une conception bloquée des rapports de l’homme et du milieu » (Bertrand 1975, p. 39-40), puisqu’il ne peut retenir, par essence, que les traits généraux et permanents, au détriment des dynamismes variés qui caractérisent l’histoire rurale.
Du côté de la géographie classique, si les racines historiques de certains faits géographiques ont toujours été prises en compte, le plus souvent, l’analyse ne dépassait pas le 18e siècle et n’avait de toute façon pas pour objectif de produire un discours sur l’espace des sociétés du passé. Par la suite, les vives critiques proférées par la nouvelle géographie contre la géographie rurale et descriptive ont amené la discipline sur la voie de l’explication des processus et des dynamiques qui animent l’espace géographique (urbain et rural), considéré comme un système de nature socio-spatiale. On sait toutes les avancées que cette réorientation a provoquées. Mais la morphologie rurale a fait les frais de ce renouveau en disparaissant sous le flot des critiques — justifiées — des nouveaux géographes. En outre, l’omniprésence actuelle de la notion d’espace dans la géographie moderne contribue à occulter les formes planimétriques [1]. C’est pourquoi, depuis une quinzaine d’années, la jeune discipline archéogéographique prétend reprendre cet héritage en le réévaluant et en proposant de nouveaux objets, concepts et paradigmes, plus en phase avec l’état des connaissances.
Cette proposition disciplinaire peut être simplement définie comme l’étude de l’espace des sociétés du passé, dans toutes ses dimensions et à plusieurs échelles d’espace et de temps, dans le but de contribuer à la reconstitution de l’histoire périodisée des formes et à la connaissance des dynamiques de long terme qui constituent les héritages. Elle concerne aussi bien les espaces ruraux que les espaces urbanisés [2]. Cette archéogéographie se conçoit à un double niveau (Chouquer 2003, 2007). Tout d’abord, elle est une archéologie du savoir géohistorique, nettement orientée vers le constat de la crise et de la recomposition des objets de la géographie historique et de l’ancienne géographie. L’archéogéographe s’intéresse en effet au mode d’élaboration de nos savoirs et aux fondements épistémologiques des discours scientifiques afin de dépasser certaines problématiques usées et de proposer des voies de réorganisation des connaissances. Nous pensons que la mise en œuvre des protocoles techniques pour avancer par accumulation de savoirs ne suffit pas et qu’elle ne peut être le point de départ ; il est utile et nécessaire de s’interroger sur les conditions d’élaboration des objets scientifiques parce qu’ils sont profondément marqués par les épistémologies naturalistes, historicistes et nationalistes (Chouquer 2008). Ensuite, l’archéogéographie est une discipline émergente qui porte son attention à la dynamique des planimétries. Cette dernière perspective se distingue clairement de la discipline mère, la géographie historique, ainsi que de l’ensemble des disciplines qui en sont plus ou moins issues car, dorénavant, ce ne sont plus les lectures périodisées et purement historiques qui dominent [3], mais un discours sur la complexité des phénomènes de transmission et d’hybridation dans l’espace et le temps. L’objet de cette archéogéographie est donc tout autant l’étude de la mémoire des formes que l’étude des projets des sociétés à certains moments précis.
Afin de clarifier la position et le propos de cette nouvelle discipline, nous souhaitons ici montrer son originalité en présentant ce qui la rapproche et la distingue de la géographie et des autres disciplines géohistoriques.
Renouveler le champ de la géographie rurale et agraire.
Si l’archéogéographie prétend réinvestir le champ de l’ancienne géographie, d’essence ruraliste, elle ne se réduit pas pour autant à son reflet mis au goût du jour. Plusieurs choses l’en distinguent, grâce aux récentes évolutions en géographie et en archéologie.
Un renouveau de l’analyse morphologique agraire.
Alors que la géographie moderne a largement remisé au rang des ringardises l’analyse de morphologie agraire, accusée de n’être qu’une description souvent vaine, les archéogéographes pensent et affirment que la forme reste un objet d’étude pertinent. Pour être juste, il faut noter que cette extrême prudence — pour ne pas dire rejet — se rencontre également en histoire et en archéologie (Chouquer 2009).
Mais nous n’entendons pas étudier ce niveau selon les a priori fonctionnalistes qui ont longtemps dominé ni considérer que les formes jouiraient d’une autonomie totale. Gérard Chouquer (2008, 2009) et Sandrine Robert (2003b, 2011a) ont largement critiqué l’idée selon laquelle les productions matérielles ou spatiales pouvaient révéler elles-mêmes les organisations sociales. Aujourd’hui, la manière dont l’archéogéographie s’empare du matériau morphologique évite ces écueils, assumant le fait que la fonction n’est pas intégralement déductible de la forme et que cette dernière n’est pas intégralement le reflet des sociétés. En effet, une forme n’est jamais intégralement le reflet des sociétés, car « en étudiant le sol, on ne travaille jamais sur des épures, mais sur des héritages » (Chouquer 2009, p. 224). La forme est certes la résultante de l’action de telle ou telle société, mais elle est aussi et avant tout le résultat d’une hybridation entre ces formes créées à un temps t et des réalités héritées ; c’est donc un résultat profondément transformé, parce que transmis jusqu’à nous sur la longue durée. C’est ce qui explique que, bien qu’elle soit toujours et nécessairement « dans » la société — si ladite forme est « active », c’est-à-dire non fossile —, elle puisse recouvrir plusieurs fonctions dans le temps.
Évidemment, il s’agit des formes créées par les hommes et les sociétés ; nous ne faisons pas référence aux formes du relief terrestre, étudiées par la géomorphologie. C’est une autre différence fondamentale avec l’ancienne géographie, qui en avait fait un fer de lance de la recherche rurale : si la dimension géomorphologique est parfois explicative de tel ou tel élément [4], l’archéogéographe ne se prive pas de le prendre en compte, mais il ne tente pas pour autant de remonter systématiquement la chaîne des causalités jusqu’à l’ensemble des origines géologiques du secteur d’étude, du moins indépendamment de toute problématique archéogéographique. Un tri doit être fait afin de ne pas confondre l’objet à expliquer et la chaîne d’explication (Bavoux 2002), au risque de se noyer dans des considérations naturalistes et de perdre de vue l’objectif final : l’étude de l’espace des sociétés humaines.
Du cadre régional aux jeux d’échelle.
Autre différence et non des moindres : le cadre régional n’est pas l’alpha et l’oméga de l’entrée archéogéographique. Alors que la géographie classique avait érigé en cadre d’étude quasi intangible les limites régionales, souvent patinées d’un vernis historicisant avec le choix des limites d’anciennes provinces historiques, en archéogéographie les territoires retenus pour l’analyse sont très variés et dépendent de problématiques et/ou de contraintes différentes :
– un département, pour des raisons liées au statut de tel ou tel chercheur (Robert 2003a) ;
– des régions historiques, en raison de la nature de l’objet d’étude : par exemple la prisée royale de 1332 en Gâtinais (Buscail 2011) ;
– l’aire de diffusion d’un phénomène comme celui des bastides du sud-ouest de la France (Lavigne 2002) ;
– des espaces définis par une problématique, puis par une couverture photographique aérienne (Watteaux 2009) ;
– plusieurs secteurs appartenant à des régions différentes, mais permettant de répondre à une problématique précise comme dans le travail de thèse en cours d’Émilie Cavanna (2013) sur la caractérisation spatiale des habitats des petites élites médiévales et modernes en Normandie et dans le sud de l’Île-de-France ;
– un ensemble géographique, quand il coïncide avec des informations sociales pertinentes : ainsi dans la thèse de Robin Brigand (2010) sur la plaine centrale de Venise, cet ensemble correspond à une zone où de nombreux réticulés d’origine antique sont connus, en étroite imbrication avec la topographie et l’hydrographie ;
– etc.
Les archéogéographes n’ont donc pas pour objectif d’établir des monographies régionales à visée exhaustive. Comme la géographie moderne, nous entendons définir nos terrains d’investigation en fonction des objets étudiés : ce sont eux qui déterminent les échelles à mobiliser. Ces dernières sont très nombreuses et varient constamment au sein d’une même étude. Ainsi, pour prendre un exemple que je maîtrise bien — celui de mon travail de thèse (Watteaux 2009) —, j’ai travaillé à l’échelon micro-local sur les fossés parcellaires retrouvés par les archéologues, aussi bien qu’à l’échelle suprarégionale du grand Ouest de la France, en passant par toutes les échelles intermédiaires : l’environnement proche d’un site archéologique, une ou plusieurs communes, une unité paysagère, un ensemble d’unités paysagères, le département, la région historique du Bas-Poitou ou du Poitou… L’étude des réseaux routiers amène en particulier à faire jouer toutes ces échelles (voir la modélisation de ces rapports d’échelle dans Robert 2003a).
Cette multiscalarité constante du regard a permis de faire émerger de nouveaux objets. Ainsi s’explique la tardive découverte des réseaux de formes dits radio-quadrillés (Watteaux 2003). Pendant longtemps, les chercheurs se sont focalisés sur la seule échelle du terroir et du finage, sur l’échelle territoriale de la paroisse et de la seigneurie, sur l’échelle temporelle du Moyen Âge (en particulier celle de la « rupture » de l’an Mil) et sur l’échelle disciplinaire de la géographie historique, qui prend elle-même appui sur une discipline institutionnalisée : l’histoire médiévale. Ils ne pouvaient donc voir la réalité planimétrique complexe, diachronique et non commensurable aux échelles paroissiale, seigneuriale et médiévale. Cette réalité est celle d’une forme hybride qui s’exprime à deux échelles différentes et complémentaires, associant, d’une part, une trame quadrillée souple, observable à petite échelle et qui n’appartient pas à une période en particulier, mais qui est le fruit d’une construction résiliente et dynamique dans la longue durée, et, d’autre part, une trame viaire à grande échelle polarisée par l’habitat (Images 1, 2, 3).
Leur imbrication construit une forme totalement non planifiée dans son dessin d’ensemble et qui ne se rapporte pas à une période précise. En tant qu’objet spatial fort, la forme radio-quadrillée échappe donc à tout classement chrono-typologique, et nécessite une analyse qui prenne pleinement en compte les dynamiques spatiotemporelles et les différentes échelles en jeu. Cette forme s’avère en définitive le produit de rapports d’échelles jusqu’alors mal perçus.
Le dépassement des typologies agraires classiques.
L’émergence de nouveaux objets a permis de dépasser les typologies classiques de la géographie rurale et agraire en montrant leurs limites et les objets par lesquels il serait profitable de les remplacer. Ce dépassement a également été rendu possible par une réflexion approfondie sur l’historiographie et l’épistémologie des objets mêmes de la recherche. L’exemple du bocage est heuristique (Watteaux 2005, 2009) — résumons-le à grands traits.
Le bocage du grand Ouest et du Centre de la France est un concept forgé par les géographes désignant un paysage de haies végétales — souvent avec talus et fossé — associé à un habitat dispersé, à un dense réseau de chemins, à un régime agraire dit plutôt individualiste et à une forme relativement massive et irrégulière des parcelles, s’opposant point par point au paysage d’openfield. Depuis l’historien Marc Bloch, cette partition entre openfield et bocage est la base, en ajoutant les champs irréguliers du Midi, de la typologie des paysages ruraux français. Les espaces ruraux ont ensuite été analysés au regard de cette classification, aussi bien pour leur histoire que pour leur extension et leurs variantes géographiques, conduisant à parler des bocages. Le poids de cet objet historique est particulièrement fort dans les régions de l’Ouest : toutes les études menées sur les paysages semblent devoir s’y rapporter, y compris les recherches sur les périodes très anciennes. Or, après l’avoir rattaché à la période médiévale et aux « grands défrichements », les historiens considèrent aujourd’hui que le bocage n’apparaît pas avant la toute fin du Moyen Âge au plus tôt, et ils insistent sur le processus d’embocagement, qui est un phénomène moderne (Pichot 2000, Antoine 2002, Moriceau 2002). Sur le terrain, les archéologues retrouvent des traces de haies, de clôtures, de talus et de fossés parcellaires — ce que nous appelons des « modelés » (par opposition aux formes en plan). Les paléo-environnementalistes identifient des diagrammes polliniques et y cherchent les indices de l’embocagement. Ils ne rendent donc pas compte de l’objet géographique, du paysage planimétrique, c’est-à-dire des formes parcellaires, routières et d’habitat, qui caractérisent ce paysage. L’archéogéographe fait, lui, la distinction entre modelés (haies) et formes, et met en avant la variété des réalités planimétriques qui construisent les bocages actuels (corridors, unités morphologiques, dualité entre grandes parcelles de métairies/petites parcelles de borderies, parcellaires de défrichement, clos de vigne, etc.). Il ne le fait pas pour privilégier seulement le plan et négliger les modelés, ce qui serait une erreur ; il le fait pour qu’on n’oublie pas d’analyser aussi la forme en plan, l’habituel absent des travaux. En effet, l’histoire de la formation du dessin parcellaire n’est pas réductible à celle du modelé bocager. Le paléo-environnement, les modelés végétalo-minéraux, les formes parcellaires : chacun a sa dynamique, avec des interactions, qui ne se résume pas à une histoire rigoureusement synchrone et identique.
L’analyse morphologique a montré que l’opposition bocage/openfield n’était pas pleinement opératoire (Watteaux 2009, 2012). Il existe certes des différences très générales au niveau du réseau d’habitat (groupé/dispersé), au niveau des réseaux routiers (lisibles/atomisés), au niveau des masses parcellaires (très découpées et régulières/grands blocs irréguliers) et au niveau des modelés (champs ouverts/haies), mais il existe des degrés entre ces deux extrêmes qui viennent sérieusement nuancer le schéma. Nous ne disons pas que cette lecture archéogéographique exclut celle fondée sur la dichotomie bocage/openfield — réalité moderne et actuelle — mais, au regard de la logique planimétrique, cette division n’est pas la plus pertinente. L’organisation des formes agraires transcende cette opposition des modelés. Ici comme ailleurs, on voit émerger un modèle qui comporte des points communs avec les terres de champs ouverts : celui d’une forte création parcellaire antique au sens large (protohistoire et Antiquité romaine), suivie d’une longue phase de résilience [5] des formes, avec une transformation et une transmission variables et des changements de modelés dont le dernier en date est l’intense embocagement qui marque surtout l’époque moderne et contemporaine. L’analyse morphologique permet donc de faire le lien et de dépasser le constat des différences, évidentes au premier regard, mais insatisfaisantes pour l’étude de la planimétrie. Elle valorise également la dynamique et la résilience des formes selon une approche qui met l’accent sur les hybridations, les associations et les conflits d’échelles plutôt que sur les typologies et la seule chronologie.
Les apports de la géographie moderne.
Bien que nous accordions une place majeure à la description des formes dans nos travaux, l’archéogéographie ne saurait se réduire à une simple description, contrairement à la géographie classique qui a parfois pu s’y enliser. Nous cherchons à expliquer les dynamiques, les processus en cours, les raisons d’être de tel ou tel état, ou réseau planimétrique, pour les rendre intelligibles. En cela, l’archéogéographe est bien plus proche du géographe d’aujourd’hui que d’hier. Néanmoins, nous reconnaissons toute l’importance de la description du réel observé et il n’est évidemment pas pensable de s’y soustraire. La difficulté étant alors de décrire sans subir le mépris que cet acte suscite…
L’archéogéographie se rapproche également de la géographie moderne par l’emploi de certains concepts et notions. Ainsi en va-t-il des flux et polarités qui ont participé au renouvellement des études sur les routes et chemins dans la longue durée (Robert et Verdier 2009), ou des notions de réseaux et d’auto-organisation qui ont permis de repenser les modalités d’évolution des formes parcellaires et viaires en les envisageant comme des systèmes dont la compréhension repose en grande partie sur l’identification de leurs dynamiques (Marchand 2000, Robert 2003a, Watteaux 2009). Les archéogéographes se sont également intéressés à la dimension spatiale des réseaux de droits, de revenus et d’acteurs (Buscail 2011), ainsi qu’aux pratiques spatiales propres à telle ou telle catégorie sociale (Noizet 2007, Cavanna 2013).
Enfin, les méthodes principales de la géographie moderne — modélisation, systémique et analyse spatiale — ne sont pas ignorées, de même que l’utilisation de certains outils comme les traitements d’images (télédétection, filtrages, photo-interprétation…) et les SIG, qui a contribué à développer une cartographie riche et dynamique. Ainsi, des thèses en archéogéographie intègrent une démarche modélisatrice en raison de ses vertus explicatives et heuristiques. Par exemple, Émilie Cavanna (2013) a proposé une modélisation spatiale des stratégies d’implantation des élites du Bassin parisien entre le 15e et le 19e siècle, de même que Sandrine Robert (2003a) l’a fait pour la structuration et l’évolution des réseaux routiers dans la longue durée, ou encore Cédric Lavigne (2002) pour la planification agraire médiévale à partir du terrain gascon.
La démarche systémique est également très présente, à côté de la démarche analytique plus classique. Claire Marchand (2000) a en particulier théorisé l’analyse des réseaux de formes en tant que systèmes auto-organisés. Pour expliquer le phénomène de résilience des réseaux de formes dans le temps long, malgré les perturbations externes, il faut supposer l’existence de processus internes d’information et de mémorisation, qui agissent pour maintenir l’état du réseau dans sa morphologie globale. Marchand propose donc d’envisager la question de la résilience comme un problème de communication et de diffusion de l’information dans un milieu composé d’éléments hétérogènes, mais manifestant un comportement homogène à un niveau global, celui du système. Enfin, Chouquer (1997, 2000), dans une version pré-paradigmatique et désormais datée de ce qui ne s’appelait pas encore « archéogéographie », a proposé la définition d’un morphosystème, en articulation avec l’écosystème, le géosystème et le sociosystème, l’ensemble composant le méta-système « paysage » dont le but est de discerner la part endogène et la part exogène caractérisant les formes, et de les confronter aux données des autres systèmes.
Cette disposition systémique et modélisatrice montre que l’archéogéographe ne rechigne pas à généraliser, voire à verser dans certaines propositions d’ordre nomothétique. Les multiples dossiers aujourd’hui connus et analysés autorisent en effet à esquisser des explications qui valent en plusieurs lieux. Gérard Chouquer (2007) a ainsi forgé la théorie de la « transformission », qui qualifie le double processus de transformation et de transmission des réseaux de formes dans la longue durée, s’appuyant sur la notion de résilience, mais aussi sur le principe de trajection d’Augustin Berque (2001), qui permet de rendre compte de l’évolution de nombreux réseaux, où qu’ils soient. Il a également défini cinq spatiotemporalités historiques [6] — sans rapport obligé avec les périodes historiques — qui sont
des modalités, des tendances lourdes qui peuvent soit s’opposer, soit se compléter et se superposer dans l’espace et le temps. Elles ne sont pas définies par un début et une fin, et sont largement tuilées entre elles. C’est leur association ou leur conflit qui produit les véritables périodes (ibid., p. 284).
L’archéogéographie, comme la géographie moderne, tente donc de définir un niveau d’explication qui transcende les variétés et diversités locales. Ces dernières constituent cependant le support indispensable aux généralisations en cours et à venir, et le rappel du réel permet d’invalider ou de corriger les interprétations générales.
Enfin, certaines études archéogéographiques sont clairement tournées vers des problématiques actuelles d’aménagement des territoires. Il s’agit de la dimension « appliquée », si l’on peut dire, de l’archéogéographie. En effet, comme les géographes depuis les années 70, nous pensons pouvoir apporter des connaissances utiles pour l’aménagement des territoires, dans une perspective de durabilité, car le ré-attachement aux lieux, que revendique l’archéogéographie en général, permet de construire du lien social avec les acteurs locaux en les aidant à prendre conscience de l’impact des héritages dans la gestion de leurs territoires (Lavigne 2011, Cavanna 2008).
Pour conclure sur ce qui rapproche l’archéogéographie de la géographie moderne, on notera que ce qui pourrait être pris comme un retard des archéogéographes, et plus généralement des historiens, vis-à-vis des géographes actuels concernant l’étude de la spatialité, n’est en réalité que la conséquence de leur matériau de travail. En effet, la finesse avec laquelle les géographes atteignent et expliquent ces pratiques (avec des concepts forts comme la distance, l’écart, la coprésence, la densité, etc.) tient essentiellement à la situation incroyablement documentée de leurs terrains d’étude. Dans le domaine historique, la rareté des documents, leur discontinuité et les processus aléatoires de leur conservation créent de nombreux biais et difficultés. Nous devons ainsi passer par une élaboration complexe et longue de nos documents en sources, selon une rhétorique propre à chaque corporation, voire à chaque chercheur. À cela s’ajoute le travail tout aussi nécessaire de critique des concepts utilisés par nos prédécesseurs et contemporains (en particulier pour sortir du nationalisme méthodologique qui a dominé les recherches durant les 19e et 20e siècles). L’importance du temps consacré à ce travail pèse donc sur le temps de l’analyse de la spatialité des sociétés anciennes. Mais c’est là, probablement, un chapitre qui s’écrira demain, une fois les pistes documentaires et conceptuelles mieux éclaircies.
Une véritable profondeur chronologique.
En dernier lieu, l’archéogéographie se distingue de la géographie par sa disposition profondément historique et diachronique. Si la géographie moderne spatialiste a souvent écarté l’histoire, considérée comme variable de second rang dans l’explication des faits géographiques, les géographes classiques étaient, eux, convaincus de son importance pour comprendre les paysages. De ce fait, l’orientation historicisante a été particulièrement forte dans la géographie française. Mais, outre le fait que cette histoire ne remontait presque jamais au-delà du 18e siècle, le passé n’était « utilisé que pour améliorer la connaissance du présent, non comme objet central d’analyse mais uniquement comme moyen explicatif » (Bavoux 2002, p. 48). Enfin, la méconnaissance des données archéologiques, surtout depuis les années 1990 qui ont vu l’accroissement considérable des données dans le cadre de l’archéologie préventive, empêche d’atteindre une réelle profondeur temporelle.
En archéogéographie, l’intégration de ces données dans l’analyse et les interprétations est constante — quand ces données existent évidemment — et permet d’éclairer les dynamiques géographiques actuelles à la lumière des connaissances sur le passé, autant que de montrer l’impact des aménagements anciens sur les territoires actuels. L’étendue chronologique couverte peut ainsi être de 3000-3500 ans (pour les secteurs où des parcellaires de l’âge du Bronze ont été découverts), ce qui contraste avec le recul historique adopté par les géographes. Évidemment, il ne s’agit pas d’étaler et de lisser les phénomènes géographiques sur une si longue plage chronologique : des bifurcations égrènent leur histoire, mais certains ont des racines très anciennes que seule une perspective archéogéographique rend visibles.
L’intégration de ces données archéologiques permet également de ne pas scinder l’analyse morphologique entre l’objet fossile découvert par les archéologues ou par le photo-interprète et la forme lisible sur les documents planimétriques contemporains. Chouquer (2009) donne comme exemple, dans un de ses articles, une photographie aérienne réalisée (par lui-même) à Genlis en Côte-d’Or. On y voit des traces fossiles d’un parcellaire qui peut être daté de l’âge du Fer et du début de l’époque romaine. Plus intéressant : on observe que ces traces archéologiques se prolongent sous la forme de certaines limites géographiques actuelles (chemin, limites parcellaires), comme s’il n’y avait pas de hiatus temporel. La conclusion qu’il est possible d’en tirer apporte une richesse plus grande à l’analyse, montrant tout le bénéfice d’une lecture morphologique couplée à la connaissance des héritages, même très anciens : « La forme en plan exprime donc une cohérence ou une continuité que la datation contredit fortement. Il est donc évident que la dynamique doit être sollicitée pour rendre compte de cette contradiction apparente » (Chouquer 2009, p. 217).
Enfin, la connaissance des projets historiques des sociétés pour aménager leurs terroirs et territoires est l’un des objectifs que s’assigne la discipline archéogéographique. Si le devenir de ces formes historiques est partie prenante de l’analyse en ce qu’il crée souvent les conditions de la transmission des formes jusqu’à nos jours, ce n’est pas systématiquement le cas, par exemple lorsque nous étudions un système agraire fossile (Cressier et González Villaescusa 2011), les pratiques cadastrales de sociétés disparues (Chouquer et Favory 2001), ou encore le mode de connaissance analogico-spatiale de la société romaine, qui fonde une pratique et une représentation particulières de l’arpentage (Chouquer 2011). Les deux dimensions temporelles — le présent et le passé — existent donc de manière égale dans les prémices et les problématiques de l’archéogéographie.
L’archéogéographie dans la constellation des disciplines dites géohistoriques.
Compte tenu de la longue tradition française (mais aussi extranationale) associant géographie et histoire, certains pourraient penser que l’archéogéographie ne représente finalement qu’une manière de réchauffer des mets anciens. Ce n’est évidemment pas complètement faux, mais voyons aussi en quoi elle s’en distingue et donc pourquoi nous avons fait le choix de retenir cet intitulé disciplinaire plutôt qu’un autre.
Une posture de distinction.
Dans un livre rédigé avec Gérard Chouquer (2013), nous avons listé et présenté 152 intitulés disciplinaires ou méthodologiques se situant à la croisée de l’histoire, de l’archéologie, de la géographie et des sciences de la vie et de la terre [7] (et encore, cette liste n’est pas exhaustive). Nous souhaitions savoir un peu mieux d’où nous venons, de qui nous sommes héritiers, ce que signifient les mots que nous employons, et mieux saisir l’originalité de notre contribution. Ainsi, la géographie historique [8] telle que définie par Xavier de Planhol (1988) ne correspond ni aux objets, ni aux paradigmes, ni à l’épistémologie de l’archéogéographie. Elle consiste à identifier un objet spatiotemporel, la « France traditionnelle » dont les limites temporelles couvrent près d’un millénaire, depuis le bas Moyen Âge jusqu’au premier tiers du 19e siècle compris, et à le traiter en tant que tel. Le cœur de la géographie historique est donc l’étude des articulations ou divisions, mais en ne se limitant pas, comme le faisait la géographie historique des historiens, aux circonscriptions politiques et historiques. Une critique argumentée de cette façon de procéder (traitement déterministe et exceptionnaliste de l’information) a été développée à plusieurs reprises (Chouquer 2006, 2008). L’exception territoriale française repose en effet sur une idée : il existerait une forme idéale que l’histoire aurait remplie. Qu’il faille faire le récit des raisons qui ont fait que la France a fini par avoir la forme, la partition et les caractères qu’on lui connaît est une évidence. Que les représentations aient contribué à créer cette réalité est également une évidence. Mais l’usage spéculaire de la forme de la France actuelle dans l’explication des origines et plus encore des filiations pose problème [9].
Quant aux disciplines hybrides plus récentes, situées dans le giron prolixe de l’archéologie depuis les années 1970, nous ne nous y reconnaissons pas non plus. Prenons l’exemple de l’archéologie du paysage, la seule qui se soit vraiment développée et fasse office d’intitulé plutôt consensuel, probablement en raison de sa cousine anglophone (Landscape Archaeology) au succès international et en raison de son caractère épistémologiquement passe-partout. Comme c’est le cas dans de nombreuses autres disciplines géohistoriques, le choix des termes n’a jamais fait l’objet de justifications théoriques. Rien de tel en tout cas dans le colloque fondateur de 1977 (Chevallier 1978). Le terme « paysage » est repris dans son acception large et associé à l’archéologie parce que cette discipline réalise un progrès incontestable de la connaissance. Finalement, à chacun de mettre le sens qu’il veut dans le mot « paysage » et de contribuer à sa polysémie au détriment d’une définition rigoureuse et efficace de la discipline. Ce manque de contenu et, par conséquent, la difficulté à identifier une véritable discipline plutôt qu’un simple nouvel objet expliquent probablement pourquoi l’intitulé n’a pas connu le même succès que dans le monde anglo-saxon. Déjà en 1977, Georges Bertrand, bien que s’affirmant confiant dans la fortune future de cette « expression heureuse » (Bertrand 1978, p. 132), s’interrogeait sur la pertinence du choix du terme « paysage » au regard des multiples sens qu’on lui assigne. Il écrivait ainsi :
Le paysage n’est donc pas un concept, tout au plus une notion foisonnante que chacun a cru pouvoir utiliser à sa façon et sous des acceptations diverses. Il fait depuis quelques années fonction d’auberge espagnole. Il en est devenu confus, puis insignifiant et enfin transparent ! Les archéologues vont-ils, après d’autres chercheurs, augmenter encore cette incohérence et cette ambiguïté ? (ibid., p. 133).
Bertrand proposa donc en clôture du colloque de renoncer à ce vocable sur le plan scientifique (il n’excluait pas son utilisation dans son sens banal) pour rechercher des concepts plus clairs et opérationnels, comme « écosystème » et « géosystème » (ibid.). Plus de 30 ans après le coup d’envoi donné en France par ce colloque, force est de constater que peu de chercheurs ont réellement souhaité se placer sous cette bannière, la plupart préférant des intitulés plus limités liés à divers fondamentaux : géologique (géoarchéologie), écologique (archéobotanique, chrono-écologie), géographique (archéogéographie), géohistorique et politique (chorématique historique, archéohistoire), entre autres. En 2000, Chevallier lui-même, pourtant instigateur de cette archéologie du paysage, préférait mettre en avant l’appellation « géotopographie archéologique » (Chevallier 2000)…
Aujourd’hui, au travers de ce qu’en disent les manuels d’archéologie, la définition semble toujours mal établie et floue, cette fois en raison d’un rapprochement avec l’archéologie de l’environnement. Ainsi, dans un manuel récent de référence en archéologie, l’archéologie du paysage est présentée comme une thématique prenant place au sein de l’étude de l’environnement ancien (Demoule et co-auteurs 2002). Si cette question ne fait pas problème pour certains (Leveau 2005), il nous semble au contraire qu’elle présente une difficulté irréductible : la pluralité des sens du terme « paysage » et leur éclatement dans une situation épistémique plus tendue que jamais.
Une discipline de recomposition des objets géohistoriques.
Cet accent mis sur le sens des termes employés renvoie plus globalement à une posture volontairement réflexive de l’archéogéographie, qui la distingue également des autres disciplines géohistoriques. Dans la lignée de l’archéologie du savoir professée par Michel Foucault (1969), nous pensons qu’il est nécessaire de réfléchir à nos objets de recherche, largement empruntés à la géographie classique et à l’histoire rurale, ainsi qu’à nos manières de les étudier, bref, d’en faire une archéologie épistémologique. Ces objets, ce sont les modèles de formes et de fonctions comme les typologies agraires, la notion de « ville », la métrologie historique, le grand domaine, la cité antique, le territoire, la paroisse médiévale ; des paradigmes comme l’universalité de la centuriation romaine dans le monde romain, la naissance du village médiéval, la régression géométrique et l’absence de planification au Moyen Âge ; des outils de caractérisation des phénomènes comme la notion de « culture » en archéologie, celle de « révolution » en histoire du paysage, en agronomie, archéologie, celle de « période académique » ; et les immenses collecteurs que sont l’environnement, le paysage, la nation, etc.
L’ensemble de ces objets, concepts et paradigmes connaît des critiques serrées et radicales. Ce qui est en cause, ce sont les glissements de sens, décalages, amplifications et autres polémisations dont les objets ont été le lieu à plusieurs étapes de la Modernité. On en fait le constat de toutes parts, bien au-delà du cercle des archéogéographes proprement dit, qu’il s’agisse de l’origine des idées sur le grand domaine antique (Ouzoulias 2005), du réexamen du sens réel de la jachère (Morlon et Sigaut 2008), de l’usage polémique du paysage dans la construction des États-Nations (Walter 2004), de l’origine des idées de centralité en économie (Garner 2005), ou de la conception exceptionnaliste de l’histoire (Chouquer 2006). L’archéogéographie se situe dans ce vaste mouvement de réexamen, mais elle propose, dans le domaine de la dynamique des espaces, la généralisation du constat de crise et l’étude de ses conséquences. Les travaux des archéogéographes montrent que l’élaboration des objets connaît trois biais épistémologiques majeurs : l’effet du nationalisme des 19e-20e siècles sur la conception des objets antiques, médiévaux et modernes (nationalisme méthodologique) ; l’effet de la coupure entre nature et culture (naturalisme méthodologique) ; enfin, l’effet des périodisations des historiens sur la compréhension des diverses dynamiques (historicisme méthodologique).
Les véhicules de cette crise sont de deux sortes. D’une part, la rénovation de l’histoire des formes entreprise depuis plus de 25 ans à partir d’objets surdéterminés, comme la centuriation romaine (Chouquer 2008b), l’openfield médiéval (Lavigne 2003), le bocage (Watteaux 2005, 2009), le réseau routier romain (Vion 1989), etc., a conduit les chercheurs à suggérer ce que devrait être une géographie des formes anciennes. D’autre part, l’explosion de l’information issue de l’archéologie préventive a placé les archéologues devant la nécessité de penser l’espace et de se donner des outils, empruntés à la géographie spatiale ou spatialiste (Durand-Dastès et al. 1998). Ces deux voies héritaient aussi de traditions régionales : tradition méditerranéenne de topographie historique et d’étude des formes ; tradition anglo-saxonne de modélisation et d’étude des réseaux (Chouquer et Watteaux 2013).
En archéogéographie, la réflexion épistémologique occupe donc une place importante parce qu’elle permet de comprendre les impasses de la recherche et de pouvoir proposer une recomposition des objets scientifiques. Reprenons l’exemple du bocage. Sous ce terme on trouve en fait trois réalités :
– le type agraire traditionnel des géographes transformé en type agraire historique médiéval et moderne, qui semble apparaître essentiellement à partir de l’époque moderne [10] ;
– une conception spéculaire de l’histoire des paysages par laquelle nombre de chercheurs qualifient de « bocage » tout le paysage passé, pour des raisons identitaires et sociales (voir les débats actuels sur ce « patrimoine paysager » et les subsides que ce « patrimoine » permet d’obtenir pour toute recherche qui le met en avant) ;
– un ensemble de formes (parcellaires) et de modelés (haies, talus) qui s’inscrivent dans une très longue durée.
Il faut donc distinguer le modelé paysager à base de haies en tant que processus de long terme de l’état identitaire qu’il a pris à partir de l’époque moderne et auquel il nous semble plus profitable de réserver le terme de « bocage ». Une des avancées de l’archéogéographie a justement été de dire qu’il est souhaitable d’écrire l’histoire de ces objets « changeants » pour assumer et mettre en récit les discontinuités observées plutôt que de les écraser sous un « concept-obèse » (Chouquer 2000, 2008). La question est de savoir pourquoi et comment des formes et des modelés deviennent un jour un « bocage » et quelle réalité recouvre ce terme.
Mais cette réflexion historiographique ne fut pas une fin en soi. Déconstruire est une chose utile, mais cela ne l’est véritablement que si l’on sait par quoi remplacer [11]. Pour cette raison, j’ai proposé, dans ma thèse sur un espace vendéen en partie embocagé, une entrée qui permette de dépasser l’horizon unique du bocage, en mettant l’accent sur la morphologie plutôt que sur les modelés et en adoptant un angle diachronique afin d’appréhender l’organisation des formes à de multiples échelles et comprendre leur évolution sur la longue durée (Watteaux 2012). On a rappelé plus haut les résultats auxquels avait permis d’aboutir cette nouvelle perspective.
Généalogie et justification d’un terme : « archéogéographie ».
Pour toutes ces raisons, Chouquer a proposé de retenir un terme neuf, « archéogéographie », au début des années 2000. Pourtant, l’analyse généalogique des intitulés disciplinaires nous aura montré que ce terme n’est pas nouveau et connaît depuis le début du 20e siècle une histoire et des acceptions diverses [12].
Les « origines » de cet intitulé sont en effet plus anciennes que nous ne le pensions, puisqu’une première occurrence sans lendemain a été repérée en Lituanie, en 1928, dans un projet de réorganisation de l’Académie des sciences et de la culture : l’archéogéographie prend place dans la liste des humanités à enseigner. Il faut ensuite attendre les années 1980-90 pour voir apparaître la gamme des premiers emplois du terme, dans divers contextes (français, anglais, allemand, tchèque et indonésien), comme une association de mots tombant sous le sens, sans justification théorique particulière et sans concertation. Le point commun entre ces divers emplois réside dans le recours aux méthodes de la géographie dans le champ de l’histoire et de l’archéologie, que celle-ci soit la géographie classique allemande ou française (Robert Fossier), la géographie spatiale anglo-saxonne (Javier de Carlos Izquierdo), ou encore la géographie culturelle d’inspiration française (Dominique Guillaud). En France, le premier à avoir utilisé le terme est l’historien médiéviste Robert Fossier. En 1982, dans Enfance de l’Europe, il présente l’archéogéographie comme une méthode, au même titre que l’archéologie et la paléobotanique, pour l’étude des habitats et du peuplement (Fossier 1989). Vingt ans plus tard, il précise : « l’archéogéographie […], c’est-à-dire la recherche, au travers des cartes, des photographies aériennes, des linéaments actuels ou anciens du paysage : des itinéraires, des parcellaires fossilisés, des habitats disparus pourront ainsi renaître » (Fossier 2002, p. 21).
Par ailleurs, au début des années 1990, l’archéozoologue Marie-Christine Marinval utilise le terme en complément des trois autres options (archéozoologie, archéobotanique, géoarchéologie) du DEA Archéologie et Environnement de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne qu’elle organise, pour faire « rentrer davantage les problématiques que recouvre la géographie » (communication orale).
Enfin, toujours depuis les années 1990, on retrouve le mot sous la plume de la géographe et de l’archéologue Dominique Guillaud et Hubert Forestier, pour qui l’archéogéographie :
s’attache à examiner les sites par leur surface et dans leur extension, et non en profondeur comme procéderait l’archéologie seule. Toutefois, elle dépasse l’étude des agencements spatiaux pour faire le lien avec la culture matérielle […]. Elle utilise aussi les diverses références qu’offrent l’ethnologie et l’histoire : elle s’appuie donc sur une observation ethnographique actuelle ou passée pour renseigner sur l’agencement et le fonctionnement des espaces anciens. Enfin, par l’étude botanique, elle permet de reconstituer l’évolution écologique jusqu’aux paysages actuels. Au bout du compte, l’objet d’observation principal de notre approche relève de la géographie la plus pure : l’espace est ici lu comme le support de multiples indices sur l’aménagement du passé. (Guillaud et Forestier 1996, p. 76)
À partir de 2003, Guillaud a précisé le sens relationnel qu’elle met sous le terme en le définissant comme l’articulation entre les reconstitutions scientifiques du passé et les perceptions qu’en ont les populations actuelles. L’archéogéographie est donc ici comprise comme l’application au passé des principes de la géographie culturelle et elle est résolument tournée vers le présent (Guillaud et Forestier 2003).
Mentionnons un autre sens, défini uniquement dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés de Jacques Lévy et Michel Lussault (2003). Les auteurs entendent par « archéogéographie » les premières descriptions de la terre en Europe, dès la Grèce ancienne, mais avec un fort développement du 16e au 19e siècle. Cette proposition s’inscrit dans un récit de l’histoire de la géographie avec une périodisation fondée sur l’emploi des termes paléogéographie (la géographie de l’Antiquité à la Renaissance), archéogéographie (16e-19e siècles) et protogéographie (la science géographique au temps de « l’idéologie nationale » des 19e-20e siècles). On peut s’étonner de voir ainsi associés trois sens nouveaux et fort différents à des termes qui en étaient déjà abondamment pourvus : paléogéographie et archéogéographie existaient avec d’autres significations. Observons que l’article « Histoire de la géographie », dans le même dictionnaire, mais dû cette fois à Paul Claval, ne les reprend pas et n’organise pas le discours selon ce schéma.
Décidément, l’année 2003 marque un tournant puisque Gérard Chouquer retient définitivement ce terme dans le dossier-manifeste qu’il publie dans la revue Études rurales (2003). Il le préfère à d’autres [13] en raison des deux socles disciplinaires de sa démarche : la géographie et l’archéologie. Le préfixe « archéo » désigne à la fois l’archéologie dans sa composante professionnelle (milieu d’origine d’un certain nombre d’archéogéographes) et scientifique (intérêt pour l’information archéologique qui permet la profondeur historique). Il renvoie aussi et surtout à la démarche d’archéologie du savoir de Michel Foucault (1969). Le terme « géographie » rappelle quant à lui que pour étudier un espace, la discipline référente est la géographie. Mais cette géographie affirme que la lecture des formes repose toujours sur la compréhension des héritages, avec l’aide de l’histoire et de l’archéologie. Cette nouvelle discipline est d’ailleurs née dans un milieu archéologique, portée à la fin des années 1990 et au début des années 2000 par le fait que la direction scientifique du département des sciences humaines et sociales du CNRS était aux mains d’une géographe (Marie-Claude Maurel) et d’un archéologue (Georges Tate). Cela créait une opportunité scientifique et ils furent tout disposés à donner leur accord pour le développement de cette orientation de recherche.
On le voit, le terme « archéogéographie » n’est donc pas une création ex nihilo ; il possède une généalogie plus ancienne et des « cousins ». Nous avons donc participé au mouvement de fragmentation disciplinaire et de dispersion épistémologique susmentionné, avant de tenter une formalisation disciplinaire en réfléchissant à l’architecture des connaissances, des théories et des méthodes en jeu.
L’archéogéographie aujourd’hui et demain.
Quels objets pour l’archéogéographie ?
Les archéogéographes, engagés dans la reconfiguration des disciplines et des savoirs, se posent la question des objets sur lesquels ils vont faire porter leur attention et leur reconstruction. Le programme de cette reconstruction est justement en cours d’élaboration. Dans les années 90 et 2000, une série de dossiers a permis de faire avancer la discipline : sur la morphologie agraire — proue du navire pour des raisons historiographiques — avec les études sur les centuriations romaines (Chouquer, Favory, González Villaescusa, Lopes, Jung, Brigand, Chartier, Ercole, etc.) et la planimétrie des âges du Bronze et du Fer (Chouquer, Marcigny, etc.), sur les processus de transmission non linéaire des formes (Chouquer, Marchand, Robert, Watteaux, Brigand, etc.), sur la morphologie urbaine, (Chouquer, Robert, Noizet, etc.), les réseaux d’irrigation (González Villaescusa), les planifications médiévales (Chouquer, Lavigne, Brigand, Watteaux, etc.), les territoires antiques et médiévaux, (Chouquer, González Villaescusa, Lopes, Buscail, Cavanna, etc.), l’articulation entre, d’une part, les données archéologiques et archéogéographiques (Chouquer, Robert, Watteaux, Maréchal, Cavanna, etc.) et, d’autre part, les données archéogéographiques et les problématiques actuelles d’aménagement des territoires (Chouquer, Robert, Lavigne, Cavanna, etc.), les réseaux routiers (Vion, Robert, Marchand, Leturcq, Watteaux, etc.), les conceptions de l’espace aux époques prémodernes (Chouquer)…
Dans cette liste, les observations et réflexions sur la dynamique des formes dans la longue durée ont dominé en raison de leur nouveauté, de leur intérêt bien sûr et de la richesse des pistes qu’elles suggéraient. Pour exemple, la thèse de Robin Brigand (2010, voir aussi 2011) sur la dynamique des centuriations romaines de la plaine centrale de Venise a permis de faire la démonstration que cet objet antique ne se réduit pas aux travaux d’arpentage par les agronomes latins. Ces centuriations se construisent en fait dans la durée, grâce aux réutilisations et réinventions médiévales et modernes, permettant de pérenniser sa structure malgré les 2000 ans de sédimentation active. Les formes médiévales émergent ainsi de l’ossature d’origine antique et permettent la transmission de l’héritage romain jusqu’à nos jours, en particulier grâce à l’implantation de villeneuves, dans un processus conjoint de création et de réutilisation dans le cadre des besoins et moyens spécifiques des sociétés médiévales. Le constat est identique — selon des variantes spécifiques — pour la période moderne : la conquête de la terraferma, par les aménagements hydrauliques qu’elle a entraînés, a contribué à la réalisation surprenante de l’arpentage antique.
Cependant, aujourd’hui, la démarche archéogéographique n’entend pas se cantonner à cette seule dimension de l’étude. Le risque serait qu’après avoir découvert un filon — la construction dans le temps des initiatives planimétriques sociales —, on propose uniquement le même type de discours, qu’il s’agisse d’une centuriation, d’un parcellaire de l’Âge du fer, d’un bocage, d’un openfield, d’une forme urbaine, etc. L’archéogéographie doit donc, pour échapper à cet effet répétitif, ouvrir beaucoup d’autres chantiers portant sur des objets explicites qu’elle revisitera. On peut en nommer quelques-uns :
– une reconfiguration de l’histoire des planifications historiques. Dans ce domaine, l’absence d’une véritable analyse des formes se fait sentir de plus en plus nettement, provoquant des attributions historiques fantaisistes (combien de vraies centuriations romaines dans les innombrables centuriations annoncées par les auteurs ?) ou des retards incompréhensibles (des archéologues spécialistes de l’Âge du Fer, qui n’ont pas encore véritablement découvert la littérature anglaise vieille d’un demi-siècle sur le sujet ; des historiens et archéologues médiévistes toujours réticents à l’intégration de l’apport des formes à leurs synthèses). L’archéogéographie a déjà produit quelques bases renouvelées, dont on citera le volume de Cédric Lavigne (2002) sur la planification au Moyen Âge ;
– une version renouvelée de l’histoire de l’appropriation foncière, du cadastre et du parcellaire. Si l’on prend l’exemple du thème de l’appropriation foncière (ou de la « propriété »), l’originalité de la démarche épistémologique appliquée à un objet historique précis se révèle très nettement. Dans un ouvrage à paraître, Gérard Chouquer consacre une première partie à dire les catégories par lesquelles les juristes, les économistes, les anthropologues, les politistes et les historiens parlent de la propriété. Observant les cloisons et les étanchéités, il dégage alors les voies d’une recomposition. Celle-ci passe par la mise en évidence d’une articulation entre trois formes, la domanialité (collecteur rouvert et redéfini), la communauté (réinsérée dans l’écheveau des relations) et la propriété (historicisée et non plus essentialisée) de la terre dans la durée. Or aucune des disciplines citées n’a jamais envisagé cette association et ne l’a traitée en tant que telle comme un objet. Dès lors, la synthèse historique en sept chapitres, qui occupe la seconde partie de l’ouvrage, modifie considérablement les connaissances. Les juristes italiens de droit romain ont déjà reconnu le fait que les catégorisations de l’auteur changeaient ou devaient changer leur vision du droit foncier romain, et ont organisé un colloque à Milan en novembre 2013 avec l’auteur pour débattre de cette reconfiguration [14] ;
– la production de manuels d’analyse des formes urbaines (projet d’Hélène Noizet) et rurales (projet de Chouquer, dont il publie les matériaux préparatoires sous la forme d’un site Internet « Observatoire des formes du foncier dans le monde »).
C’est l’ensemble de ces dossiers et le travail d’élaboration d’un corps de doctrine solide qui permettront, nous l’espérons, au mot « archéogéographie » et à la démarche de s’ancrer durablement dans le panorama des disciplines géohistoriques.
Dimension institutionnelle versus dimension doctrinale de la « discipline » archéogéographique.
En tant que discipline, on peut concevoir cette archéogéographie de deux façons : à un niveau institutionnel et à un niveau doctrinal. Si l’on réduit l’archéogéographie au premier niveau, elle est plus que modeste, car elle se trouve au début du processus d’institutionnalisation. Ce dernier prend des formes variées, qui ne se réduisent pas au seul enseignement universitaire : création d’une activité d’expertise sociale à destination des collectivités territoriales (Cédric Lavigne) et des opérateurs de l’archéologie préventive (Émilie Cavanna) ; diffusion du savoir-faire archéogéographique dans des milieux professionnels (Géomètres-Experts) ; installation de l’archéogéographie dans la revue pluridisciplinaire Études rurales… Sur le terrain de l’enseignement français, pour l’instant, il n’existe qu’un seul poste de maître de conférences portant explicitement ce titre (Sandrine Robert à l’EHESS, depuis 2012). Mais il faut aussi mentionner le recrutement sur des postes classiques (comme en 2013 à Rennes 2, en histoire et archéologie médiévale), ce qui orientera nécessairement de futurs enseignements.
En revanche, depuis plusieurs années, des enseignements sont donnés et des mémoires de thèse et Master sont encadrés dans ce domaine. En France, à l’Université de Paris I, en tant qu’option de la Licence et des Masters d’archéologie, elle donne lieu à une centaine d’heures d’enseignement par an depuis 2007. Elle fait également l’objet, depuis des années, d’une présentation annuelle à l’École d’Architecture de Versailles dans le cadre du Master Jardins historiques et paysages. Au Portugal, à l’Université de Coimbra, la discipline a été enseignée pendant trois ans jusqu’en 2011, avec une centaine d’heures depuis 2008-2009, au niveau de la Licence et du Master d’archéologie, avec une première thèse de mestrado soutenue en février 2011. Depuis, elle reste une dimension présente dans les programmes de recherche du CEAACP [15], à l’Université de Coimbra, qui a accueilli un postdoctorat dans cette spécialité (Magali Watteaux, 2010-2012). De même, un archéogéographe français participe régulièrement à des programmes de recherche en Roumanie et en Italie (Robin Brigand). Enfin, deux archéogéographes participent aux travaux pilotés par Stéphane Douady (CNRS), physicien, et Philippe Bonnin (CNRS), anthropologue, sur le développement urbain appréhendé par le réseau viaire, grâce à une approche interdisciplinaire entre architectes-urbanistes, anthropologues, géomaticiens, physiciens et archéogéographes. Cela dessine donc un avenir modeste, mais prometteur pour l’avenir de ce volet institutionnel.
Le second niveau, doctrinal, correspond à l’ensemble des propositions intellectuelles formulées par le petit groupe de chercheurs animé par Chouquer, sur la base d’une épistémologie inspirée essentiellement de Bruno Latour (1991, 1999, 2006), Augustin Berque (2000), Dominique Boullier (2003) et Ulrich Beck (2004). En ce sens, il s’agit d’une école qui cherche à construire une cohérence scientifique en explorant tous les niveaux : l’épistémologie, la théorie, la méthodologie et les techniques. Elle a donné lieu à la soutenance de sept thèses (Jung 1999, Marchand 2000, Lavigne 2002, Robert 2003a, Watteaux 2009, Brigand 2010, Buscail 2011), à la publication de plusieurs essais ou synthèses (Chouquer 2000, Lavigne 2002, Chouquer 2007, 2010, 2012b), de deux volumes d’un traité qui en comptera bientôt quatre (Chouquer 2008, Chouquer et Watteaux 2013), d’un manuel des techniques (Robert 2011b), de plusieurs dossiers (Études rurales 2003, 2005, 2011, Les Nouvelles de l’archéologie 2011), de chroniques (Chouquer 2005) et de nombreux articles. Un premier colloque d’archéogéographie s’est déroulé en septembre 2007 à Paris. Enfin, un site Internet consacré à l’archéogéographie a été ouvert en 2007 puis un second en 2012 qui, bien que portant sur le monde contemporain, offre des études sur les formes du foncier qui mettent en œuvre un esprit archéogéographique.
Ces différentes publications et recherches ont apporté, depuis presque 20 ans [16], une matière importante qui a renouvelé notre approche des paysages et territoires anciens. Évidemment, on peut ne pas lire cette production ou ne pas être d’accord avec elle, mais il est aujourd’hui difficile de l’ignorer. Cet ensemble de travaux représente une phase que l’on pourrait qualifier de « pré-paradigmatique », c’est-à-dire qui contribue à préparer les changements qui ne sont pas encore advenus dans les grands récits sur les paysages et le foncier, fondés sur des bases datées. En effet, le principe de tous ces travaux est le suivant : constatant la richesse des recherches, discipline par discipline, le besoin d’un programme de reconfiguration se fait sentir. Il consiste à dessiner de nouvelles architectures d’ensemble, transversales, afin de permettre la rédaction de nouveaux manuels d’enseignement supérieur qui en reprendraient les attendus. Sans ces derniers, les nouvelles connaissances ne pourront pas se diffuser avant longtemps, et il y aurait un risque que les enseignants-chercheurs diffusent des connaissances d’une nature, le jour, pendant leur activité d’enseignement, et écrivent leur recherche avec d’autres bases, le soir !
C’est la solidité de ce corps doctrinal qui justifie que l’on puisse parler, selon nous, de « discipline » pour définir l’archéogéographie. En tout cas, elle n’est pas, à nos yeux, une simple approche. En effet, ce terme présente la difficulté d’être ambigu et renvoie, il nous semble, sans qu’on ne s’en rende bien compte, à l’imprécision et à l’irrésolution des analyses postmodernes où tous les savoirs se valent. Or nous ne considérons pas l’archéogéographie, ou pas uniquement, comme un point de vue relativiste sur le savoir. Elle est aussi une discipline qui élabore des théories, décrit son épistémologie (le cosmopolitisme méthodologique défini dans Beck 2004), définit des objets, dispose de méthodes et même de protocoles scientifiques (par exemple, à travers les tris d’orientation ou les études métrologiques de parcellaire). On peut, bien entendu, critiquer l’un ou l’autre de ces plans. Cela fait partie des échanges normaux et chacun sait que cela fait avancer, mais en faire une simple approche ou un point de vue pose, à notre avis, problème.
Pour autant, le terme « discipline » n’est pas lui-même exempt de difficultés, car il renvoie à une délimitation étroite du champ d’intervention de tel ou tel savant, définie au 19e siècle. Or l’archéogéographie telle que développée par Chouquer et quelques-uns avec lui se conçoit comme une discipline « à bords flous », et non « à bords francs », pour reprendre les expressions de Bruno Latour (1999). C’est-à-dire qu’en fonction du problème scientifique posé, l’archéogéographe compose un bouquet disciplinaire particulier. C’est ce problème scientifique qui dit les disciplines à mobiliser et les documents à exploiter. Pour l’étude des planimétries, il faudra nécessairement associer histoire, géographie et archéologie, mais sur tel ou tel terrain particulier ou pour telle ou telle problématique, l’archéogéographe sera amené à exploiter également la littérature et les résultats des anthropologues, historiens et anthropologues du droit, géoarchéologues, archéobotanistes, économistes, etc. L’archéogéographe est donc une sorte de nomade intellectuel, franchissant sans cesse de nombreuses frontières disciplinaires. Cela n’est cependant pas contradictoire avec le fait d’avoir une spécialité liée à sa formation, mais la démarche archéogéographique ne s’y réduit pas. Pour toutes ces raisons, la question de savoir si l’archéogéographie est, d’un point de vue épistémologique, une véritable discipline nous apparaît secondaire, voire dépassée. C’est en tout cas notre opinion, parce que nous sommes pleinement engagés dans le processus de définition et de développement de cette recherche. Nous ne pouvons donc pas avoir la même analyse qu’un historiographe ou un épistémologue de métier qui, parce qu’extérieur à cette nouvelle aventure intellectuelle, situerait notre démarche dans le mouvement de recomposition des sciences sociales.
Au-delà de l’archéogéographie : l’émergence d’un vaste champ du savoir.
Comme nous l’avons dit plus haut, notre recension historiographique des intitulés géohistoriques a fait ressortir, à notre grande surprise, pas moins de 152 intitulés. Évidemment, tous n’ont pas la même valeur : certains correspondent à de vraies disciplines, quand d’autres ne sont que des appellations sans lendemain (« viographie », « aérogéoscopie », etc.). La question posée fut donc celle-ci : pourquoi est-on passé de quelques intitulés simples et robustes au début du 20e siècle à des dizaines et des dizaines de noms de disciplines ou sous-disciplines, dont de très nombreux sont synonymes ou, plus ou moins, largement tuilés ? Est-il justifié de distinguer, en les nommant différemment, la géohistoire, l’histoire géographique, l’archéologie du paysage, l’archéogéographie, l’archéologie spatiale, l’archéomorphologie, l’archéologie du terroir, la paléogéographie, la protogéographie, etc. ? Et y a-t-il également des raisons pour donner à un même mot des sens différents et faire ainsi que la paléogéographie des uns ne recouvre pas celle des autres, que l’archéologie du paysage change de sens d’un utilisateur à l’autre, ou que la toute jeune archéogéographie, dont nous nous réclamons, ne dispose pas moins déjà de quatre ou cinq sens différents, etc. ? Comment expliquer cette profusion et la confusion qui en découle ?
Notre thèse est que le foisonnement observé ne signifie pas seulement une augmentation de l’individualisme méthodologique (chacun souhaitant apposer sa « marque de fabrique ») ou même d’effets de mode, mais indique également une richesse et l’amorce d’une recomposition. En effet, au-delà de ces éléments d’explication de la profusion relevée — tous valables en partie et selon les cas —, il existe autre chose : une prodigieuse situation d’émergence d’un champ disciplinaire, avec la confusion et la précipitation qui caractérisent ces phases : celui de la redécouverte de la Terre — au sens de l’écoumène d’Augustin Berque (2000) — et de la complexité des héritages qui la composent. Le balancement entre archéologie et/ou géographie, entre archéologie et/ou environnement, entre paysage et/ou environnement, entre prospection et/ou morphologie, entre géographie historique, archéogéographie et archéologie spatiale, etc., signifie l’émergence d’une discipline nouvelle et étendue dont le nom ne peut être valablement tiré des intitulés existants, parce que ces intitulés se sont installés à des époques où le projet même de faire l’étude de la dynamique de l’espace n’était pas concevable. Nous pensons que ce champ de recherches et de connaissances sur l’organisation de l’occupation du sol et sa dynamique représente un axe majeur de la connaissance, mais encore imparfaitement conçu, susceptible d’exister en parallèle et en relation avec d’autres champs de recherches et avec les disciplines qui en rendent compte, comme l’histoire, la géographie, l’archéologie, l’anthropologie, l’ethnologie, les sciences paléo-écologiques. Nous pensons que ce champ de recherches sera majeur, parce que paraît nécessaire l’existence d’une discipline qui traite de la transmission de la mémoire des choses planimétriques et spatiales, évalue le poids de cette transmission dans la possibilité de reconstituer des états anciens de l’occupation du sol, qui ne soit ni une simple illustration de l’histoire par les formes ni une simple spatialisation des découvertes archéologiques ni une succession de strates et de séquences de faits géologiques ou écologiques.
Si ce champ existe, il n’est pas vraiment encore structuré, parce que nous sommes encore dans la phase d’émergence. Mais, aujourd’hui — forts de cette histoire disciplinaire datant de plus d’un siècle, des récentes avancées théoriques dans tel ou tel domaine, et du travail épistémologique que nous avons réalisé —, nous pouvons tenter de suggérer des voies de réorganisation de cette matière. Car faire de l’archéologie du savoir ne doit pas être en but en soi : notre propos est d’aider à rénover en facilitant le cheminement de qui souhaite s’engager comme nous dans ce domaine profus. Il nous semble que trois domaines s’imposent comme majeurs et potentiellement réorganisateurs de la diversité des études :
– la socio-écologie des milieux, c’est-à-dire, en langage courant, le paléoenvironnement, les relations sociétés-milieux, l’archéologie environnementale. L’écologie géographique, improprement mais couramment appelée « écologie du paysage », participe de cette définition. Dans ce domaine, il y aurait avantage, par exemple, à développer un champ spécifique du savoir reconfiguré qui se situerait à l’articulation entre l’écologie « du paysage » et cette archéologie du champ dont Philippe Boissinot et Jacques-Élie Brochier (1997) ont esquissé le programme. Mais ce projet reste pour l’instant en friche ;
– l’archéogéographie des espaces et milieux géographiques, dont notre groupe s’occupe, étant entré dans ce champ par les planimétries et construisant désormais une articulation de l’analyse morphologique avec les autres disciplines autour des objets historiques ;
– enfin, un domaine qui reste à formuler : une discipline archéogéographique d’étude des territoires et des processus de constitution et d’évolution des différentes formes de pensée de l’espace dans les sociétés anciennes et moins anciennes, qui emprunterait principalement ses savoirs à l’anthropologie juridique, à l’anthropologie sociale, à l’histoire et à la géographie.
L’archéogéographie n’a donc pas la prétention de répondre à toutes les facettes de la recherche sur l’espace et les paysages anciens. Elle ne représente que l’une des composantes, mais avec une ambition — forte, il faut le reconnaître — d’affirmer la nécessité d’une démarche d’archéologique du savoir à côté de la production positive de connaissances par des études spécialisées sur la planimétrie et l’espace des sociétés. Reste à poursuivre l’effort et les échanges avec les collègues d’horizons disciplinaires variés qui contribuent aussi à ce projet.
Illustration : Corse sauvage, « Corset1206010038 », 01.06.2012, Flickr (licence Creative Commons).