Mode d’urbanisation* caractérisé par le développement de gradients* d’urbanité* faibles.
Dans son principe, la notion de gradient d’urbanité implique trois idées essentielles : celle que la mesure de l’urbanité est possible, qu’elle peut apporter un principe de classement des espaces sur un seul axe et enfin que les différences entre classes ne sont pas toujours tranchées mais peuvent se situer sur un continuum. Dans l’ensemble, on peut noter que, par rapport à un maximum supposé, la perte de densité et de diversité vont généralement de pair, ce qui a pour conséquence que, au- delà des nombreuses nuances qu’on peut observer, les différents gradients identifiés se situent assez clairement à des endroits différents sur l’axe qui sépare les deux grands modèles d’urbanité, « Amsterdam » et « Johannesburg » et constituent des variantes des principaux géotypes : central, suburbain, périurbain , hypourbain et infra- urbain. Or, les tendances récentes de l’urbanisation à l’échelle mondiale confirment le constat que le débat public, celui des experts et celui des habitants porte bien sur le choix de privilégier l’un de ces gradients plutôt qu’un autre.
On n’a pas vu apparaître de nouveaux géotypes distincts de ceux qui existent, et cette observation est d’autant plus significative que le mouvement d’urbanisation ne se dément pas, élevant chaque décennie la population urbaine de plusieurs centaines de millions d’habitants, une quantité supérieure à l’augmentation générale de la population. Comme la transition du rural vers l’urbain porte sur un stock qui augmente de moins en moins, en raison de l’abaissement général des taux de fécondité qui touche l’ensemble des régions du Monde depuis la fin du XXe siècle, on peut dire que l’urbanisation absolue est en train de s’achever pour se terminer un peu après le milieu du XXIe siècle. D’ores et déjà, c’est un problème d’urbanisation relative que les sociétés et leurs acteurs auront à gérer. Il est donc particulièrement utile de bien identifier le contenu du « tableau de bord » des configurations effectivement activées. Dans ce contexte, la notion de périphérisation de l’urbain permet de regrouper l’ensemble des tendances à produire des situations urbaines dans lesquelles les gradients « citadins » (centre + banlieue) qui sont les plus élevés en urbanité s’affaiblissent au profit des gradients faibles. Cette notion se distingue volontairement des expressions courantes pour deux raisons. La première est de ne pas se rendre prisonnière de définitions purement morphologiques, comme celle d’étalement urbain. La seconde est que l’univers de la périphérisation est divers et évolutif, ce qui exige de le décrire avec soin en analysant le mouvement d’ensemble sans le réduire à certaines de ses expressions.
Des évolutions contradictoires. Contrairement à ce qu’on entend parfois dire, la périurbanisation ne résume pas les dynamiques urbaines contemporaines, elle ne constitue nullement le « régime de croisière » de l’urbanisation. D’abord, parce qu’elle n’est qu’une des expressions spatiales de l’étalement, qui est ici associé à un développement de zones qui sont disjointes de l’agglomération préexistante. Ce n’est pas la modalité dominante dans le cas du sprawl nord- américain, qui se déploie pour l’essentiel au contact des espaces bâtis. Par ailleurs, le processus de « remplissage » des campagnes, actuellement massif dans les pays d’Asie en cours d’urbanisation rapide, procède par densification interstitielle in situ, au contraire de l’idée d’étalement. C’est ainsi que le Delta de la Rivière des Perles, qui comprend Canton, Hong Kong, Macao et plusieurs autres villes millionnaires, est en passe de devenir la première agglomération « morphologique » (c’est- à- dire continûment bâtie) du Monde, avec environ 50 millions d’habitants, résultat cumulé de la croissance des villes préexistantes et de la densification par urbanisation in situ des anciens villages. Le tableau ci- après résume les multiples processus qui caractérisent les évolutions urbaines des dernières décennies. On y constate que les tendances à la périphérisation de l’urbain existent incontestablement, mais qu’elles ne suffisent pas à rendre compte du mouvement global d’urbanisation. En effet, il existe aussi des tendances tout aussi significatives à un repeuplement des centres historiques, en Europe et en Amérique du Nord et dans les mêmes régions du Monde, une autre, convergente, à la densification- diversification des banlieues proches des centres. Ainsi, en Europe, on observe une tendance au tassement de la croissance des lotissements périurbains. En France, la périurbanisation se poursuit activement dans le Sud- Ouest, mais le mouvement s’affaiblit nettement en Île de- France, un peu moins autour des autres grandes aires urbaines. On a souvent associé l’étalement urbain à l’émergence de très grandes villes, les métropoles. La coïncidence de plusieurs phénomènes a pu être trompeuse à cet égard. Depuis le XVIIIe siècle, les villes européennes sortent de leurs murailles ou les abattent. La construction de tramways, puis de métros, suivie de la motorisation individuelle, a permis un accroissement des surfaces bâties d’une même agglomération. Ces deux événements ont permis de desserrer l’étau de la concentration obligatoire dans des enceintes réduites qui avaient marqué les premiers millénaires de l’histoire urbaine eurasiatique. Mais, pour que ces nouvelles possibilités soient exploitées, il fallait qu’il y ait une demande. La solvabilité progressive d’une partie importante de la population, qui a rejoint une vaste classe moyenne dont les membres peuvent faire des arbitrages portant sur leur mode d’habiter, a changé la donne. Les facilités de financement de l’accession à la propriété offertes par les législations ont fait le reste, avec un impact non négligeable. L’exode urbain (urban flight) a commencé au début du XXe siècle en Amérique du Nord, beaucoup plus tard en Europe, à la fois parce que l’accès à la propriété individuelle y était moins facile et que la résilience des centres historiques y a été meilleure. Depuis les années 1990, le modèle de la ville étalée et fragmentée en unités socialement homogènes mais morphologiquement connectées au centre historique, la Suburbia, s’est fissuré en Amérique du Nord. Cela a eu pour conséquence un retour significatif des groupes les plus « créatifs » dans la zone centrale, mais c’est aussi dans cette période que se multiplient les gated communities, lotissements clôturés cooptant leurs habitants et installés sur les marges de la Suburbia. Au même moment, l’insécurité des rues poussait les habitants des villes latino- américaines qui pouvaient se l’offrir des condomínios fechados (« copropriétés fermées »), souvent sous forme d’immeubles de grande hauteur installés en zone dense.
En Europe, l’attractivité retrouvée des centres et leur élargissement aux banlieues proches ont été contemporains du plus fort de la croissance périurbaine, qui donne aujourd’hui presque partout des signes de ralentissement, accompagnés d’un début de dévalorisation de la possession d’un véhicule individuel. Simultanément, les spectaculaires processus d’urbanisation en Asie, d’abord au Japon, puis sur les bordures du monde chinois, enfin en Chine même, fabriquaient d’immenses métropoles modernes et de plus en plus confortables pour leurs habitants mais conservant des densités très élevées. Ainsi Séoul a vu sa population multipliée par cent en un siècle, mais ses vingt- quatre millions d’habitants (la moitié de la Corée du Sud) sont suffisamment concentrés pour être tous desservis par un réseau de mobilité publique massif. C’est ce qu’on observe aujourd’hui à Pékin et à Shanghai, où les maisons individuelles demeurent extrêmement minoritaires. On ne doit donc pas réduire l’urbanisation récente en général, encore moins celle des seules grandes villes, à la périphérisation. L’idée, courante dans le débat public en Europe de l’Ouest, selon laquelle les ménages modestes seraient chassés par la spéculation immobilière et contraints d’aller s’installer dans le périurbain n’est pas fondée. Il y a là une confusion entre deux phénomènes : d’une part, les effets de la hausse des prix de l’immobilier, qui poussent certains habitants du centre des villes vers les banlieues et, d’autre part, le choix de résidents, en général déjà banlieusards, de devenir propriétaires à l’écart des villes. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que les zones périurbaines sont elles- mêmes hiérarchisées géographiquement en couronnes concentriques : les plus riches se localisent préférentiellement au plus près des limites des agglomérations : c’est l’« anneau des seigneurs » – tandis que les moins aisés s’écartent davantage. Enfin, la situation de l’hypo- urbain (les zones à faibles densités des périphéries externes aux aires urbaines) et de l’infra- urbain (les zones les plus éloignées des villes) est significativement différente. Dans ces deux cas, on rencontre des personnes à faibles ou très faibles revenus ne pratiquant qu’épisodiquement les villes et qui profitent du coût modéré du foncier pour faire des économies sur leur budget logement. S’agissant de l’infra- urbain, s’ajoute une moindre accessibilité aux biens publics tels que la santé, l’éducation ou la culture. Faut- il dès lors considérer la périphérisation, et en particulier la périurbanisation, comme l’expression typique de l’individualisme, comme cela a parfois été avancé ? Tout dépend de ce qu’on entend par cette notion, bien sûr. Dans le sens courant, on utilise parfois ce terme dans le sens d’un affaiblissement des solidarités collectives, voire comme synonyme d’égoïsme. Cependant cette vision ne correspond pas à ce qui ce qu’on peut observer depuis deux siècles en Occident. L’affranchissement vis- à- vis des allégeances communautaires n’a pas conduit à un repli. Il a fait émerger un individu à la fois plus libre et plus fort, qui entre dans de multiples groupes réversibles. Les « réseaux sociaux » numériques en sont une expression spectaculaire. Plus d’individu signifie aussi, en pratique, plus de société, comme l’a montré Norbert Elias : le renforcement du je déplace le sens du nous. De fait, l’État- providence, la démocratie, les engagements sociaux de toute sorte et l’intérêt croissant pour la marche du Monde accompagnent logiquement le passage de l’individu du statut d’agent à celui d’acteur.
L’espace public, un petit lieu d’une ville accessible à tous et qui exprime toute la diversité de celle- ci, apparaît comme un bon indicateur de cette mutation. L’individu y engage son corps dans un environnement parcouru par des inconnus et, ce faisant, il recrée à chaque instant, à travers la civilité, une société politique. C’est précisément cet engagement qui fait défaut dans l’urbain périphérique, pauvre en espace public. On a là, le plus souvent, la juxtaposition d’espaces privés et d’entités homogènes. La logique du lotissement, construit d’un seul coup dans le cadre d’une « opération » unique, produit mécaniquement cette mosaïque d’espaces à la fois mal reliés entre eux mais faisant bloc. À ce phénomène initial s’ajoutent les logiques de cooptation et les tendances au contrôle social interne qui créent une « clubbisation » qu’a étudiée Éric Charmes, et dont les gated communities, qui existent aussi en Europe, constituent le point extrême. Enfin, à travers la mobilité, le mode de vie urbain périphérique se traduit par un contrôle parental accru sur les enfants et, plus encore, sur les adolescents. On peut donc douter que le choix d’une urbanité faible soit le signe d’une forte émergence de l’individualité.
Outre l’environnement immédiat de leur logement et les centres commerciaux économiquement ciblés qui les entourent, les « périphériques» échappent aussi à l’espace public à travers la mobilité, qui, par les longs trajets en automobile individuelle qu’elle implique pour eux, renforce leur séparation vis- à- vis du reste des habitants de l’aire urbaine. Le goût pour la nature, qui ressort au premier plan des motivations des périurbains européens ou des « suburbiens » nord-a méricains, peut tout autant s’exprimer en ville, où la nature est présente de multiples façons, mais ce qui est recherché, c’est une nature privatisée sur le modèle rural, à travers le jardin domestique, qui expose le moins possible aux autres acteurs de l’environnement naturel. Le rejet de l’espace public, c’est, au fond, la peur d’entrer en société, un acte vécu comme un risque inutile, comme un jeu à somme négative.
Dans le Sud- Est français, ce rejet de l’exposition urbaine à l’altérité a été si fort qu’il a affaibli les centres historiques : les groupes sociaux aisés de Marseille ou de Toulon ont fui la ville, engendrant dans les quartiers centraux de ces agglomérations une spirale négative difficilement réversible.
On peut donc faire l’hypothèse que la périphérisation traduit, de la part des habitants qui font le choix d’éviter la ville, une peur d’entrer de plain- pied dans une société d’individus. Une histoire ouverte. Depuis les années 1950, l’augmentation du niveau de vie des Européens de l’Ouest a permis à la majorité d’entre eux de faire entrer les choix d’habitat dans un domaine de la vie individuelle où l’arbitrage devient possible. Cet événement a eu une conséquence mécanique : une part croissante des habitants réside là où elle a, au moins pour partie, décidé de le faire et c’est une des raisons majeures de la périphérisation de l’urbain dans les pays développés.
Ce sont des choix d’autant plus chargés de sens qu’ils ont été, notamment pour les ménages les moins aisés, assortis de sacrifices importants. Ces décisions stratégiques portant sur les manettes et les curseurs de l’habiter : centre/banlieue/périurbain /hypo- urbain/ infra- urbain, appartement/pavillon, logement social/marché libre, locataire/propriétaire, mobilité publique/privée, ménage d’une personne/ couple/famille… correspondent à des options fondamentales en matière de modes de vie, sous- tendues par des valeurs et des attitudes organisant le rapport des individus à la société. Voilà un domaine où on peut en partie choisir, mais ces choix sont lourds de conséquences sur des morceaux entiers de notre vie.
Si on se tourne maintenant vers les orientations politiques, on constate qu’elles sont aussi, à leur manière, stratégiques. Elles le sont devenues davantage, car les anciennes affiliations mécaniques proto- démocratiques fondées sur des appartenances communautaires (classe, religion, ethnie, territoire etc.) ont reculé. On ne peut donc s’étonner qu’il y ait un lien entre ces deux types de choix, qui s’épaulent mutuellement : on décide d’aller habiter quelque part où l’on retrouve des gens qui ont fait des choix similaires et avec qui on peut construire une couleur politique du lieu qui va jouer de multiples manières dans le sens du renforcement de son attractivité pour de nouvelles personnes de même profil. Les cartes montrent la très forte corrélation entre vote d’extrême droite et gradient d’urbanité en France à l’élection présidentielle de 2012. On observe ce phénomène un peu partout dans les démocraties. Aux États- Unis, comme on l’a encore vu à l’élection présidentielle de 2012, le clivage géographique entre réseaux « bleus » (démocrates) et territoires « rouges » (républicains) n’a jamais été aussi net : aux uns les centres urbains et les littoraux denses, aux autres une vaste nappe intérieure au peuplement diffus, alors même que l’opposition idéologique entre ces deux partis est elle aussi de plus en plus clivante. En Suisse, les référendums permettent d’avoir une idée, plus précise que par les élections, de l’état de l’opinion sur des sujets variés. Or, de votation en votation, les zones périurbaines montrent systématiquement un rejet, plus fort que dans les villes, des étrangers, de l’Europe, des musulmans ou des homosexuels. Les référendums sur la Construction européenne ont dans l’ensemble donné le même type de carte dans les différents pays où il s’en est tenu.
On peut donc faire l’hypothèse que les choix d’habiter et les gradients d’urbanité qui en sont les enjeux constituent les marqueurs les plus puissants des options politiques prises par les citoyens ordinaires. Si l’on considère, et il y a quelques bonnes raisons de le faire, que, du fait de son urbanité faible, la périphérisation comporte de sérieux risques pour la cohésion sociale, l’efficacité du système productif et la protection de l’environnement, autrement dit les trois « piliers » du développement durable, ce n’est certainement pas par un accroissement de la redistribution en faveur des gradients périphériques qu’on peut espérer infléchir et inverser le phénomène. C’est plutôt par la valorisation du vivre- ensemble urbain et de la créativité des villes, par la prise de conscience progressive que l’exposition à l’altérité est, tout compte fait, positive pour tous qu’il est possible d’agir.
L’exemple de la « renaissance urbaine » nordaméricaine mérite à cet égard attention. La fatigue de la Suburbia et le regain d’intérêt pour l’urbanité n’ont pas été le résultat d’un effort de propagande mais la conséquence d’un lent cheminement culturel des intéressés, assorti de réponses adéquates des acteurs privés et publics. Ce n’est donc pas en traitant les habitants des gradients périphériques comme des victimes, mais en les prenant au sérieux comme acteurs, en les faisant participer activement aux débats sur l’urbanisme qu’on peut faire bouger les lignes.