En janvier 2013, se tenait à Rolle, la ville où réside Jean-Luc Godard — un cinéaste qui se voue inlassablement à n’être d’accord avec personne —, un séminaire du Programme doctoral Architecture et Sciences de la Ville de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, sur le thème « Avec quoi n’êtes-vous pas d’accord ? ». La démarche de cette rencontre partait du constat que les défauts de l’approche positiviste ne consistent pas seulement en une naïveté épistémologique consistant à sous-estimer les opérations de construction que toute production de connaissance suppose. Ces faiblesses tiennent aussi à la croyance que les processus de cumulation cognitive fonctionneraient comme le chantier d’une maison auquel chaque chercheur apporterait sa pierre, le rôle de l’architecte étant joué par le réel à connaître lui-même, qui fournirait aux chercheurs zélés les plans de son dévoilement.
L’hypothèse à l’origine du séminaire était au contraire que les contradictions sont présentes dans toute activité cognitive et que l’explicitation de ces oppositions contribue à rendre cette activité plus efficace.
Pour bien faire comprendre la démarche, on peut dire les choses ainsi : dans les actions de connaissances, le contexte compte et le contexte de la science, c’est, pour une part, la science elle-même. À qui parlons-nous lorsque nous proposons des énoncés ? Quentin Skinner (voir l’entretien « Concepts only have histories » EspacesTemps.net, 2007) a relu l’histoire de la pensée européenne en se demandant à qui s’adressaient les penseurs. Cela revient à cesser de privilégier le dialogue avec les morts, qui sous-tend les histoires culturelles thématiques (Joyce relit Homère, Manet repeint Goya) ou entre les objets (le temple grec traverse les siècles en se reproduisant à l’infini). Skinner s’intéresse à la discussion, souvent conflictuelle, entre les vivants, et il voit des choses qui resteraient sinon dans l’ombre, bien qu’elles ne soient nullement cachées. Pour les apercevoir, il renonce à s’installer dans le mythe paresseux d’une enclave diachronique qui s’isolerait non seulement du monde extérieur au domaine choisi, mais deviendrait étrangère aussi à ceux qui en ont fabriqué l’histoire, faisant d’eux des ectoplasmes au comportement inintelligible et de la création, un miracle mille fois répété. Car pourquoi les artistes ou les chercheurs auraient-ils inventé autre chose si les conditions de leur inventivité n’avaient pas changé ? Et si elles ont changé, cela signifie, cause et conséquence, que l’environnement de leur travail a lui aussi changé, ce qui s’applique aussi à la lecture qui est faite des travaux passés. Chercher à connaître par la science ou l’art, ce n’est pas vraiment, comme on pourrait le croire en première approche, gérer la contradiction entre un contexte présent et un patrimoine venu du passé, car le patrimoine ne nous arrive pas par une time machine, mais à travers les multiples dispositifs présents au présent de traduction vers les langages du présent.
On raconte que Pierre Bourdieu, Raymond Boudon et Alain Touraine, qui ont un temps dominé à eux trois le paysage de la sociologie française, se sont employés à ne jamais se critiquer l’un l’autre, sinon, dans le meilleur des cas, sous la forme d’une méprisante et allusive note infrapaginale. La fascination de certains chercheurs pour l’illusion qu’ils sont seuls au monde et que les seuls interlocuteurs dignes d’eux sont d’illustres aînés, suffisamment refroidis pour ne pas risquer de leur porter la contradiction, est justement fascinante. Comme si l’exposition des contradictions affaiblissait inévitablement celui qui y sacrifiait. La croyance selon laquelle on gagnerait à passer par-dessus les contingences des conjonctures intellectuelles pour tutoyer l’universel apparaît à bien y regarder pathétique, surtout en sciences sociales dont les chercheurs devraient être payés pour savoir que l’histoire existe et que c’est en elle et par elle — non contre elle — que la construction de l’universalité fait sens.
Si l’on ne peut se poser qu’en s’opposant, est-ce à dire qu’il n’est de science qu’« extraordinaire » ou « révolutionnaire » au sens de Thomas Kuhn ? Pas tout à fait, mais presque. Pas tout à fait, d’abord parce qu’il n’est pas interdit d’approuver. On peut continuer sur un axe, sur une piste que d’autres, soi-même compris, ont lancée. Contrairement à ce que, peut-être, pensait Paul Valéry, le goût n’est pas fait que de mille dégoûts, il est aussi fait de l’hybridation réussie de mille autres goûts. Mais presque : on constate bien vite que le métissage théorique a beau être respectueux de ses origines multiples, il crée de nouveaux objets au moins partiellement incompatibles avec ceux dont il procède. Autant en être conscient et expliciter ces écarts : on évite les malentendus.
Toute avancée, aussi minime soit-elle, change, de proche en proche, l’arrangement de l’ensemble. On peut être « révolutionnaire » avec modestie et avec modération, mais une science totalement « normale », c’est-à-dire parfaitement compatible avec la connaissance préexistante, n’apporterait rien. Il y a des révolutions minuscules, mais il n’y a pas de science sans révolution permanente. Si on appliquait ce dernier principe à l’évaluation de la recherche, les finances publiques pourraient probablement réaliser des économies substantielles sans menacer les dynamiques de l’invention — tout au contraire.
En janvier 2013, doctorants et docteurs se sont prêtés au jeu et n’ont eu aucun mal à se trouver des contradicteurs, y compris au sein des participants du séminaire. De ces disputationes croisées, on le verra, l’auteur de ces lignes a eu l’insigne honneur de ne point sortir indemne. Cette rencontre a aussi servi de point de départ au colloque Géopoint Controverses et géographies, qui s’est tenu en Avignon en juin 2014.
Et vous, avec quoi n’êtes-vous pas d’accord ?