J’ai été élève à l’École normale supérieure de Cachan, qui s’appelait alors « École normale supérieure de l’enseignement technique » (ENSET) [1]. Je suis maintenant professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (ÉPFL). Je suis donc passé d’une école « technique » à une école « polytechnique ». Ces deux bornes ont-elles un sens ? Fournissent-elles un fil conducteur à l’ensemble du parcours ?
Le texte qui suit s’écarte significativement de la plupart des chapitres de ce livre pour répondre, sous un angle un peu différent, à la question posée : quelle est la spécificité de l’ENS de Cachan dans le paysage universitaire français et européen ? J’ai d’abord tenté d’utiliser mon parcours biographique comme une ressource. J’en ai tiré un questionnement plus général : y a-t-il quelque intérêt à ce que les sciences sociales, qui se perçoivent souvent comme se situant aux antipodes du monde de la technique, travaillent sur et avec lui ? Mes réponses, à la fois critiques et positives, contribuent au bout du compte à un énoncé autant patrimonial que prospectif, qui concerne l’ENS de Cachan : la mitoyenneté active entre les sciences sociales et les univers de la connaissance technologique peut être hautement productive, si elle est pensée comme telle et avec la profondeur qu’elle mérite.
Un peu d’egogéographie.
Point de départ. Pourquoi Cachan ? Parce que, bon élève de lycée, j’ai été incité à m’inscrire en classes préparatoires. Ensuite, probablement parce que je n’étais pas assez bon en « culture littéraire générale » – le Lagarde & Michard m’avait dégoûté de la littérature légitime – j’ai raté mon oral à Saint-Cloud. La hiérarchie fonctionnait donc au détriment de ce qui s’appelait alors l’ENSET. Mais on se rassurait en disant que c’était en pratique la même chose, puisque c’était l’une des cinq écoles normales supérieures de l’époque.
Point d’arrivée. Je travaille dans une université assez différente de celles que j’ai connues en France. Une université où l’on me demande non pas de faire ce qu’il y a à faire, mais de proposer un projet original, une université où je peux animer une équipe dont je choisis moi-même les membres qui la composent, une université sans découpages disciplinaires en départements, mais organisée en facultés interdisciplinaires, une université orientée vers la recherche sans obligation chiffrée d’heures d’enseignement, une université tournée vers le Monde, où de nombreux échanges se font en anglais, mais qui se révèle, dans les classements internationaux, en tête des établissements francophones. Face à la déprime rampante que je percevais et subissais en France, le choix, pour moi, était facile.
Mais pourquoi l’ÉPFL m’a-t-elle choisi, moi ? Ici, nous revenons à notre sujet. J’ai été recruté à l’ÉPFL non par un comité de sélection, qui existe aussi dans cet établissement, mais sur le mode de l’« appel ». Le poste que j’occupe avait été publié et avait suscité des dizaines de candidatures, examinées par un search committee. Celui-ci avait classé, auditionné, choisi le meilleur candidat… pour finalement se dire qu’il ne correspondait pas tout à fait à ses attentes. D’où la procédure d’appel : un jour, mon téléphone a sonné et un membre de ce comité m’a demandé si par hasard je ne serais pas intéressé par ce poste.
Pourquoi avaient-ils pensé à moi ? En gros, parce que dans le domaine de l’aménagement de l’espace et de l’urbanisme, j’étais moins technicien que les candidats qui s’étaient déclarés. Ceux qui m’ont contacté ont pensé que, pour fédérer architectes, géomaticiens et ingénieurs en transports, un géographe plutôt orienté vers la théorie était une solution crédible. Ma présence à l’ÉPFL n’est pas dissociable d’un mouvement bien plus large qui a, en quelques années, transformé cet établissement d’une école d’ingénieurs traditionnelle en institut de technologie se voulant ouvert à toutes les innovations, dont le MIT états-unien constitue explicitement un modèle pour la direction du Poly.
Ce que je retiens de cet épisode, c’est que les mondes techniques appellent aussi leur contraire, leur complément dans la connaissance et que, inversement, les sciences sociales peuvent avoir des relations productives avec ce qui, en apparence, leur est étranger. Si le sens du point de départ est anecdotique, celui du point d’arrivée peut nous intéresser pour aborder un sujet plus général : quelle relation entre univers de la technique et sciences sociales ?
Les sciences sociales aux contraires du technicisme.
On peut appeler technicisme un regard sur le monde qui fait du monde de la technique un modèle pour aborder l’ensemble de la connaissance. Le technicisme apparaît comme un triple réductionnisme : épistémologique, théorique et pragmatique.
Sur le plan épistémologique, il énonce le primat des réponses sur les questions. Le techniciste considère que les questions sont déjà là : elles sont posées par la société qui échoue à résoudre un problème concret. Il faut donc tenter de résoudre ce problème. On constate ici que, par un déplacement implicite, la formulation du « problème » a été expulsée du champ de la recherche. Si un chercheur pense que la problématisation ne fait pas partie de son travail, cela risque fort d’avoir pour conséquence d’accepter que cette phase pourtant décisive de l’invention scientifique soit remplacée par une simple acceptation d’énoncés présentés comme évidents et venant d’ailleurs, mais qui sont en fait des représentations non réflexives circulant dans la discipline concernée. D’où un risque de perte d’imagination dans le moment décisif de la construction du problème et, au-delà, d’un asservissement de l’innovation par un programme pré-établi. Or, comme toute création, la recherche, c’est l’inprogrammable par excellence. Si, en effet, la découverte scientifique était pensable comme un programme déroulant des règles et des procédures posées au départ, on n’y aurait pas besoin de chercheurs, mais d’ingénieurs. La recherche en ingénierie (ou encore en médecine et en architecture) est justement une zone de flou et un enjeu de réflexion d’autant plus urgent que le modèle de la recherche fondamentale tend à s’y installer, mais pas toujours avec les mêmes interprétations.
Du point de vue théorique, les multiples réticences à l’explication du social par le social n’ont pas disparu. Le monde technique est souvent vu comme puisant ses connaissances dans les mathématiques et les sciences de la nature. C’est une erreur : la plus grande part des technologies utilisées dans le monde professionnel repose sur la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, l’économie, la science politique, la géographie. Par ailleurs, les sciences sociales restent perçues par beaucoup de technologues comme non scientifiques, et ils rêvent de résoudre ce qu’ils pensent être leurs problèmes grâce aux lois de la physique, de la biologie ou des mathématiques. Enfin, les idéologies néo-naturalistes antihumanistes, qui caractérisent l’un des versants de la conscience écologique, cherchent à délégitimer les approches « anthropocentriques », dévalorisant ainsi l’ensemble du parcours historique des sociétés humaines et, en conséquence, l’étude de ce parcours et de ses productions.
Enfin, le versant pragmatique concerne la relation entre science et société. Pour les technicistes, les ingénieurs résolvent le problème, mais les humains sont parfois irrationnels au point qu’ils refusent les solutions que l’on propose à leurs problèmes. Ce décalage est souvent nommé problèmes d’acceptabilité. Dans des réunions interdisciplinaires, certains ingénieurs se tournent parfois vers moi et me disent : vous, les « sociologues » (ils pensent que « sociologie » et « sciences sociales » sont synonymes), que pouvez-vous faire pour régler ce problème ? Les chercheurs en sciences sociales se trouveraient investis d’une responsabilité principale : ils seraient les techniciens de l’acceptabilité.
Sur ces trois points, le technicisme est réducteur. Cette courante arrogance de l’ingénieur, qui ne tombe que lorsqu’il est en échec — et encore —, n’est pas toujours facile à vivre ; je me sens parfois comme un petit mammifère du Crétacé, juste avant que la météorite géante ne vienne mettre un terme au triomphe écrasant des dinosaures.
Cependant, au-delà des naïvetés cognitives, que recèle ce technicisme ? N’y a-t-il pas des messages intéressants pour les sciences sociales ? Au-delà de la nécessaire autocritique des sciences sociales en matière de communication (nous vendons mal nos « produits »), n’y a-t-il aussi une part de vérité dans les reproches — manque de rigueur, manque de cumulativité — qui mériterait d’être prise en considération pour être plus en accord avec le projet scientifique tel qu’on peut le définir sans l’illusion empiriste ou positiviste ?
La doxa des sciences sociales consistera à dire que « notre conception de la connaissance est le contraire du technicisme ». Certes, mais comme l’a montré Jean-Marc Lévy-Leblond, il peut y avoir plusieurs contraires à quelque chose [2]. Cela signifie, forcément aussi, que l’on peut assumer certains couples d’oppositions comme pertinents, en contester d’autres comme fondées sur des paradoxes apparents, mais sans profondeur.
Les promesses du dialogue.
Dans cet esprit, la relation sciences sociales/monde de la technique peut s’ouvrir. Je voudrais le donner à voir à travers quatre thématiques, spécifiées à chaque fois par un exemple pris dans mes propres travaux ou activités.
Enseigner : les puissances de la traduction.
À Sciences Po, à Paris, puis à l’ÉPFL, j’ai enseigné à des publics qui n’avaient pas du tout suivi la même formation que moi et qui s’orientaient dans une voie bien différente de la mienne. C’est un exercice bien différent de celui qui se situe, explicitement ou non, dans la perspective d’une reproduction de soi. Le terme de « transmission » prend souvent une connotation de « duplication intergénérationnelle ». Lorsque l’on a en face de soi des étudiants qui n’entrent pas dans votre corporation, mais qui cherchent à utiliser votre apport pour se construire une personnalité intellectuelle dont le centre de gravité vous échappe largement, on peut concevoir ces interactions didactiques avec en tête, plutôt que l’idée de transmission, celle de traduction. On découvre alors, à l’inverse de la rente reproductive, la force de l’altérité. À l’altérité générationnelle, classique dans les situations d’enseignements, s’ajoute l’altérité des pays ou même des « continents » disciplinaires : ce n’est pas la même chose d’enseigner à des étudiants en sociologie et à des étudiants en physique. Cela peut même aller jusqu’à des altérités de registres, et c’est là qu’on retrouve le monde de la technique. Enseigner les sciences sociales à des étudiants en ingénierie met en scène un choc frontal entre le primat des questions et le primat des réponses. Pour dénouer cette incompréhension, l’enseignant venant de la recherche fondamentale doit se rendre capable de convaincre que, même si l’on vise une opérationnalité pratique des énoncés, on gagnera du temps à passer par un autre questionnement et que le « détour théorique » se révèlera un raccourci. Dans le cas des étudiants en architecture, à cette orientation vers le « projet », partagée avec les ingénieurs, s’ajoutent trois éléments supplémentaires : une culture disciplinaire puissante mais mal connectée au reste de la production scientifique, une dominante des langages visuels, une composante esthétique difficile à dissocier des autres aspects de la démarche. Cela aboutit à une difficulté à maîtriser le verbal, l’analytique et l’objectif, mais, dans ce dialogue, s’il fait l’effort de se mettre en mouvement, l’enseignant apprend énormément, au point que cela l’oblige à pratiquer l’accommodation plutôt que l’assimilation, au sens où Jean Piaget (1950) a utilisé ces termes : ses catégories sont défiées par l’altérité et il ne s’en sort qu’en construisant un nouvel édifice, davantage intégrateur [3].
« La discipline ne fait pas la force principale de la science », dit volontiers Christian Grataloup, et l’organisation des institutions scientifiques en France lui donne, malheureusement, tout à fait raison. Le Conseil national des universités (CNU) en constitue une expression caricaturale. C’est une machine de guerre contre la marginalité créatrice qui, de l’avis général, constitue l’une des caractéristiques de l’invention en sciences comme ailleurs. C’est en effet sur les frontières, dans les réseaux transgressifs de la sérendipité, c’est-à-dire dans la possibilité de trouver ce qu’on ne cherchait pas, que se situe une bonne part du potentiel d’invention de nouvelles connaissances [4]. Par ailleurs, le fait d’ajouter un filtre supplémentaire de contrôle par les pairs, élus en outre sur des listes syndicales, donc sur des bases n’ayant rien à voir avec l’innovation scientifique, aggrave encore le tableau. Je me permets d’abuser de ma position d’émigrant pour ajouter un corollaire à la formule de Grataloup : « Débarrassez-vous du CNU : le Monde ne vous l’envie pas ».
En généralisant le propos au-delà de l’enseignement, on peut dire que l’interaction avec des milieux dont l’altérité est, d’une manière ou d’une autre, irréductible à nos outils de pensée peut produire des résultats stimulants qui ne pourraient peut-être pas être obtenus autrement. Ainsi, si je reconstitue comment j’ai pu construire la notion d’espace public telle que je la développe aujourd’hui [5], je dois immédiatement admettre que je n’ai pu le faire que grâce à un contact prolongé avec de nombreux urbanistes que j’ai notamment côtoyés lors des manifestations organisées par leurs institutions professionnelles. Les urbanistes sont des technologues utilisant pour l’essentiel, en complémentarité de l’urban design, des savoirs issus des sciences sociales de la ville et d’autres technologies qui leur sont, en tout ou en partie, reliées : ingénieries de l’habitat, de la mobilité, de l’environnement, de la prospective participative, etc. Lorsque quelqu’un qui pratique la recherche fondamentale dans les sciences de l’urbain se trouve face à des producteurs plus directs, qui utilisent au fond les mêmes ressources que lui, c’est une configuration particulière de l’altérité qui se met en place. Dans le cas de l’urbanisme, un aspect particulièrement remarquable vient de ce que, dans sa dynamique contemporaine, les praticiens de ce domaine reconnaissent que l’analyse ne se situe pas en amont du projet, mais dans la même temporalité. Un projet d’urbanisme n’est pas le fait d’un auteur, mais d’acteurs cherchant à mettre en mouvement de manière cohérente d’autres acteurs, petits ou grands. La conclusion de l’étude « préalable » peut se trouver être qu’il ne faut rien ajouter de matériel au quartier considéré, voire ne rien ajouter du tout. Dans tous les cas, les dynamiques urbaines seront toujours plus longues, plus puissantes, plus lourdes de conséquences que leur part urbanistique.
La frontière entre « chercheurs » et « techniciens » devient alors évanescente.
Formaliser : les mathématiques au service de la complexité.
Ce n’est pas parce que les technologues utilisent les mathématiques que les sciences sociales ne pourraient pas inviter les mathématiciens à travailler pour elles. Les mathématiques ont été largement modelées par leur relation à la physique et, pour une part aussi, avec les ingénieries issues de la physique. Et si on leur proposait d’ajouter une corde à leur arc, au-delà des statistiques ? Que peuvent dire les mathématiques sur les systèmes d’acteurs, qui ne sont pas complexes dans le même sens que ce qu’on appelle « complexité » dans la mouvance de la théorie des catastrophes ? Les nuages et les individus humains sont des réalités dont le « comportement » est difficile à prévoir, mais il est tout de même possible de demander aux individus ce qu’ils comptent faire dans la minute, la journée ou l’année qui vient et d’en tirer des informations utiles, alors que cela reste difficile pour les nuages. La prospective a longtemps feint de croire qu’en traitant les humains comme des choses, on gagnait du temps. Les prospectivistes pensent de plus en plus aujourd’hui qu’en écoutant les acteurs, même minuscules, on va beaucoup plus loin que par le prolongement des courbes des tendances lourdes. De quelles mathématiques avons-nous besoin pour penser une incertitude qui ne tient pas à l’ignorance des causes, mais à l’entremêlement des buts ? Les chercheurs dans le domaine des transports, qui évoluent dans l’aire d’influence du lobby automobile, ne comprennent pas pourquoi les jeunes passent de moins en moins le permis de conduire, y compris aux États-Unis, où pourtant il paraît fou de se priver de la mobilité automobile. La réponse est dans la tête des intéressés, et elle renvoie aux nouvelles images de la ville et de la mobilité qui ne peuvent se lire dans les statistiques des passagers-kilomètres, mais bien plus dans l’analyse rigoureuse et fine, n’ignorant pas les signaux faibles, de l’imaginaire spatial des habitants d’aujourd’hui.
La modélisation mathématique en sciences sociales doit donc viser le complexe plutôt que le compliqué.
Dans un travail récent, réalisé dans le cadre du laboratoire Chôros [6], j’ai mis au point une recherche fondée sur la prise en compte des imaginaires urbains existant dans la société (ce sont aussi des modèles, dans un autre sens du mot) pour simuler deux types de mondes urbains, l’un allophile, où l’altérité dans l’espace public est assumée, l’autre allophobe, où elle est rejetée. Par la simulation de nombreuses itérations, nous avons fait fabriquer la ville allophile et la ville allophobe par les habitants ordinaires, en tenant compte de leurs revenus, de l’état de la ville préexistante, des prix du foncier, de l’offre de mobilité – mais en excluant la puissance publique. Le résultat est stupéfiant : la ville des allophiles est dense, diverse, « compacte », la ville des allophobes fragmentée en entités homogènes, « étalée ». Seule une simulation formalisée pouvait permettre d’aller jusqu’au bout de l’hypothèse et de démontrer que les politiques publiques peuvent accompagner ou renforcer une tendance présente dans la société, mais difficilement l’inverser, même avec des politiques urbaines ou « sociales » ambitieuses.
La formalisation dans la simulation permet d’identifier une causalité, qui est ici le modèle d’urbanité que les habitants ordinaires ont dans la tête. Les mathématiques ne sont pas condamnées à sentir la phtaléine ou l’huile de vidange. Il est déplorable que le principal usage que beaucoup d’entre nous en ont fait porte sur les statistiques, ce qui se comprend en un sens : cela nous a permis de traiter les données de masse. Inversement, en économie, la formalisation mathématique a servi de prétexte à une simplification des logiques causales, qui affecte la prise en compte de la complexité sociale. C’est aux sciences sociales aussi d’apprivoiser les maths et de leur demander des services différents de ceux que, depuis des siècles, elles offrent à la physique et aux sciences de l’ingénieur.
Échanger : des pratiques diverses, une même réflexivité.
L’enquête réalisée en 2010 par la revue EspacesTemps.net sur un site lausannois (Unil, ÉPFL, Ecal) comprenant la plupart des disciplines enseignées dans le supérieur montre la diversité des pratiques considérées comme légitimes par les chercheurs, pour eux-mêmes et pour les autres (Tableau 1). Elle montre aussi que les pratiques ne sont pas si différentes d’une discipline à l’autre : si des spécificités existent incontestablement, il existe un certain nombre d’activités qui sont massivement pratiquées par tous, et ce sont les interactions informelles avec les autres et soi-même, d’une part la lecture et l’écriture d’autre part, qui sortent en tête.
En outre, l’écart entre ce qu’on fait soi-même et ce qu’on estime légitime en général (Tableau 2) montre que les pratiques s’écartent des clichés portant sur telle ou telle discipline. Ainsi, les physiciens font moins de maths, les biologistes moins d’expérience qu’ils ne jugent ces pratiques justifiées en général.
Au sein des processus cognitifs tels qu’ils apparaissent dans l’enquête, la prééminence du verbal (écrit et oral), c’est-à-dire des formalisations réalisées dans le « langage naturel », montrent la centralité inattendue des sciences sociales : elles développent une pratique sophistiquée de la lecture et de l’écriture, une tradition d’accès à la philosophie, une vocation à la complexité, une exploration de ce qui fait, au bout du compte, l’essentiel de la vie de tous physiciens, biologistes et ingénieurs réunis.
Par ailleurs, dans tous les domaines de la connaissance, la sérendipité apparaît comme le complément cognitif décisif des éléments programmables de la recherche. Pas plus dans les sciences dures qu’ailleurs, l’invention scientifique ne peut être réductible à la technique. En fournissant des règles, des protocoles, des instruments de mesure, celle-ci sert de point d’appui pour réduire la dissonance cognitive entre l’univers de l’empirie et celui de la théorie, mais cela ne peut être efficace que, si par ailleurs, la composante non technique joue son rôle subversif et inventif.
La technicisation de l’évaluation scientifique constitue elle aussi un problème. C’est un aspect de l’institutionnalisation démocratique (évaluation par les pairs) qui prouve ses avantages (moins de hiérarchies mandarinales) et ses inconvénients (risque d’exclusion des propositions les plus innovantes). Cependant, il y a aussi des techniques pour lutter contre la standardisation de la connaissance et pour faire de la « science révolutionnaire » (au sens de Thomas Kuhn) le régime de croisière de la « science normale ». On peut par exemple encourager dans les évaluations l’interdisciplinarité, l’originalité, la diversité des langages et des modes argumentatifs. On peut compenser les effets de standardisation produits par l’évaluation par les pairs en diversifiant les modalités de l’évaluation et les groupes constitués pour la réaliser. Si l’on veut échapper au piège de la standardisation par l’institution, des techniques antitechnicistes peuvent donc aussi apporter leur pierre.
Penser : une approche post-heideggérienne de la technique.
La représentation de la technique, enfin, est la poubelle d’une approche archaïque de l’ontologie métaphysique. Vue par cette tradition, la technique est ce qui est le contraire du philosophique, de l’essentiel, du nécessaire. C’est le superficiel et le contingent, ce qui n’est pas digne d’être pensé. L’opposition classique entre « technique » et « politique » est significative de cette approche : le politique est noble, il engage la vie dans la cité, la morale, il appelle des énoncés philosophiques et il justifie l’existence de la « philosophie politique ». En revanche, le technique est ce qui n’entre pas dans ce schéma : il est par construction privé de sens. Cette appréciation n’est pas la conséquence d’une analyse de l’univers de la technique, mais le résultat d’une déduction typique du dogmatisme de l’ontologie métaphysique. Elle résulte d’un dualisme défini a priori. Le technique subit donc d’abord une définition négative : la technique, c’est ce qui n’est pas…
En ce sens, il ne faut pas exagérer l’ampleur de la bifurcation intellectuelle opérée par Martin Heidegger [7] et ses disciples pourfendeurs de « la technique », tels Jacques Ellul [8] ou Hans Jonas [9]. Ils se situent au contraire dans le sillage de la tradition occidentale, mais en explorent un angle mort, très largement délaissé après les premières réflexions d’ingénieur social d’Aristote. Ils grattent là où ça fait mal, mais ça faisait déjà mal avant eux.
On retrouve sans surprise les apories de cette construction dogmatique d’un objet empirique qui n’est en aucun cas soumis à des tests expérimentaux, à la tension théorie/empirie. Ainsi, si l’on part de la définition aristotélicienne d’une technique comme un ensemble cohérent d’actions visant la réalisation d’une fin, alors on doit constater, on l’a vu plus haut, que les techniques sont loin d’être exclusivement issues des sciences de la nature et des mathématiques. Or si l’on pose cela, les énoncés qui posent une consubstantialité entre technicité et « arraisonnement » de la nature ne tiennent plus. Par ailleurs, l’extériorité postulée entre technique et production de sens n’est absolument pas démontrée : tout au contraire, il est facile (et de plus en plus depuis que les sciences sociales s’intéressent à la sociologie et à l’histoire des dispositifs cognitifs) de montrer que le monde technique n’est jamais dissociable du reste de la société, qui tout à la fois le rend possible et lui donne ses significations. Enfin, les techniciens ne sont pas les technologues. En effet, un concepteur de technique n’est pas celui qui la pratique. Les « usagers » sont en fait les techniciens et, comme l’histoire récente mais très riche du numérique le montre, les techniciens que sont les acteurs ordinaires jouent un rôle majeur dans les configurations et les dynamiques de l’univers de l’ordinateur, du Web, des forums, des blogs, des « réseaux sociaux » etc., configurations et dynamiques que les inventeurs des technologies afférentes n’avaient pas prévu, mais ont simplement rendues possibles. L’action décisive des techniciens ordinaires n’est à son tour pas pensable sans prendre en compte la complexité de leurs attentes, de leurs cultures, de leurs schèmes d’action, bref, de proche en proche, de toute la sophistication des sociétés d’individus contemporaines. La technique apparaît alors comme une dimension, une manière de traverser le social qui, certes, valorise l’intentionnalité explicite. Celle-ci, cependant, chacun en convient, constitue le propre de l’humanité. Isoler le monde de la technique, en faire un monstre déshumanisé, c’est amputer les humains et les rendre étrangers à eux-mêmes, cela même justement que les ennemis de la technique prétendent dénoncer.
Ainsi, lorsque Heidegger tente de présenter la « proximité » comme une tendance essentielle de l’habiter humain, il oublie tout simplement que la mobilité a été, dès les débuts d’Homo sapiens, une composante fondamentale du rapport au Monde (carte 1). Heidegger est ici victime d’une vision très particulière de l’histoire humaine : comme il veut montrer que le monde industriel a « oublié l’être » à cause du déferlement de la technique, il prend comme référent la ruralité sans prendre garde que les sociétés rurales ne correspondent qu’à une circonstance spatio-temporelle tout à fait partielle dans le parcours de l’humanité.
Plus profondément, la haine de la technique le conduit à traiter l’habiter comme une « condition » au lieu d’un devenir. En effet, la relation d’équilibre entre spatialité (l’agir) et espace (environnement), le fait qu’habiter et rendre habitable sont en fait synonymes implique d’être attentif aux contextes qui rendent possible, ou impossible, cet équilibre en tension. On s’aperçoit alors que la ville, ou plus précisément l’urbanité, – ce maximum de densité et de diversité pouvant s’exprimer dans des agencements variés – est une réalité sociétale, dont la dimension technique est incontournable. Heidegger se situe dans la filiation de l’Ancien Testament (Genèse, 11) qui conte le mythe de Babel comme la punition divine face à un hubris inacceptable. Or l’usage d’une métaphore urbaine pour désigner le tabou de la démesure nous apparaît particulièrement absurde aujourd’hui. La ville est en effet un système technique fondé sur la sobriété en surface qui favorise tant la cohésion politique et l’innovation économique et culturelle que la protection de l’environnement naturel. C’est une réalité à la fois artificielle (elle est une pure construction humaine), bienveillante et pacifique.
Si l’on élargit la perspective, on prend conscience que l’agressivité contre la technique participe d’un dispositif destiné à dénigrer l’idée d’autoperfectibilité des sociétés. Une certaine lecture apparemment « critique », en fait conservatrice, tend la main à Martin Heidegger pour faire de la technique le bouc émissaire des catastrophes sociales. En dénonçant à juste raison les dangereuses naïvetés du scientisme et du technicisme, ces courants veulent entraîner les humains à se méfier de toute perspective de changement vers le mieux.
Il existe un courant néo-naturaliste de la conscience écologique qui s’emploie à déclarer la guerre à la technique parce que cette métonymie du progrès lui permet d’incriminer le mouvement plus général d’auto-construction de l’humanité, qui lui est insupportable. Ce courant constitue l’un des versants issus de la conscience écologique et souvent associé à la « deep ecology » et à la « décroissance ». Son symétrique, le développement durable, se caractérise inversement par la mise en cohérence de la technique et du projet de société (tableau 3).
La technique, c’est ce qui se prête le mieux à la mesure de la cumulativité de l’histoire humaine. La haine de la technique, c’est la haine de ce que Kant a appelé les Lumières [10].
« Les Lumières, c’est, pour l’homme, la sortie d’un état de tutelle dont il est lui-même responsable. »
En somme, la technique est une chose trop sérieuse pour être laissée aux technologues, cela ne fait pas de doute. Mais aux techniciens, c’est-à-dire à nous tous ? Et si, vis-à-vis des techniques, nous sortions de l’état de tutelle, consécutif à notre immaturité, dont nous sommes nous-mêmes responsables?