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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Le village, une passion française.

Le Goff, Jean-Pierre. 2012. La fin du village. Une histoire française. Paris : Gallimard.

Nous avons connu un peuple et on ne le reverra jamais. Charles Péguy (1957, p. 1059)

Le dernier livre de Jean-Pierre Le Goff [1], La fin du village. Une histoire française, a reçu récemment le prix Montaigne. Il a bénéficié d’une couverture médiatique considérable, mais son auteur n’est pourtant pas le premier à essayer de penser la fin du monde paysan et d’en donner la mesure. Le livre du démographe Henri Mendras, paru en 1967, portait en effet déjà ce titre et nous révélait que, en cinquante ans, depuis 1960, le poids des agriculteurs dans la population active était passé d’un tiers à moins de 3 % aujourd’hui ; il fut suivi de celui de l’historien américain Eugen Weber La fin des terroirs, paru en 1976, et consacré à la modernisation de la France rurale de 1870 à 1914. Le livre de Jean-Pierre Le Goff, fruit d’entretiens multiples et ouverts avec des acteurs qu’il connaît bien dans un village qu’il fréquente depuis plus de 30 ans, rappelle plutôt l’étude, déjà ancienne, du sociologue américain Laurence Wylie sur le Roussillon d’avant les Trente Glorieuses (1979) avec lequel l’auteur ne cesse de dialoguer, mais aussi celle du Plozévet en pleine modernisation d’Edgar Morin (1967) [2], sans parler de celle plus récente de l’ethnologue Pascal Dibie (2006) sur laquelle nous reviendrons. Cette monographie — longue fresque vivante de Cadenet — prend en écharpe un demi-siècle d’histoire (de la fin de la dernière guerre jusqu’aux années 2000) et analyse au fil du temps la série des métamorphoses dont il a été l’objet. Cette étude locale s’intitule pourtant la fin du village, car ce que l’auteur dit de Cadenet est représentatif des évolutions nationales : c’est un cas significatif d’un malaise [3], un cas qui vaut donc aussi pour bien des villages de France, de sorte qu’en lisant ce livre sous-titré Une histoire française, on a bien le sentiment d’assister à une cassure irréversible, à une mutation sans précédent, mutation qui nous concerne tous et qui a commencé à se dessiner aux 18e et 19e siècles avec la Révolution industrielle et l’exode rural. Mais tout se passe comme si, cette fois, on achevait de sortir d’un monde, comme si, avec l’agriculture industrielle et la disparition de la France rurale, la grande parenthèse du néolithique s’était enfin close [4].

Cadenet, village provençal du Lubéron, appartient au même espace que celui que nous habitons [5]. C’est la raison pour laquelle la plupart des analyses de l’auteur nous concernent et peuvent être parfaitement transposées. Ce livre est celui d’un sociologue du CNRS : les données statistiques en bas de page, les chiffres précis, les analyses implacables, les consultations d’archives l’attestent. Mais ce livre est surtout le résultat d’une immersion empathique et complice d’un homme dans une population avec laquelle il entretient souvent des liens amicaux. C’est ce qui donne de la cohérence et surtout de la chair au relevé de ces multiples bouleversements, qui pourraient apparaître en eux-mêmes comme autant de lieux communs (« rien n’est plus comme avant ! », comme on dit souvent). Ces deux raisons nous autorisent peut-être à nous approprier de façon critique cette étude. Nous en ferons la recension sans dissimuler le lieu d’où nous écrivons. C’est à partir de l’expérience quotidienne du lieu de vie et de traditions qu’est aussi le village que nous habitons que nous voudrions, de façon dialogique ou contrapuntique lire, apprécier en philosophe et juger de l’intérieur, cet ouvrage écrit par un sociologue.

Resserré autour de son clocher, de son cimetière ou de son château, le village est une communauté de production et une communauté d’appartenance [6] qui, au Moyen-Âge (10e siècle), s’est substituée aux villae romaines [7] beaucoup plus dispersées. Or, depuis cette haute époque, il semble que la mémoire et l’imaginaire des Français soient restés habités et comme hantés par une image mythique et très idéalisée du « village» avec lequel la France, la France tranquille au clocher immuable, aurait un lien viscéral. Le livre que, pour notre part, nous avons écrit il y a plus de dix ans (2002) en porte encore témoignage. Mais c’est ce mythe qui aujourd’hui, justement, se fissure et craque de toutes parts face à la réalité de ce qu’on appelle le « changement » ou la « mondialisation ». Il n’y a désormais plus à en douter, « notre société vit une des plus grandes mutations de son histoire », ainsi que l’avait déjà montré Pascal Dibie (2006, p. 374).

Que s’est-il donc passé pour que la cohésion, la convivialité, les relations « d’interconnaissances et de solidarité » ordinaires de cette société spontanément structurée par quelque chose comme le sens commun volent tout à coup en éclats ? Grave question pour qui sait ce que sens commun veut dire, interrogation terrible pour qui avait, comme Orwell, le souci de la common decency, comme est terrible la parole de Péguy, mise en exergue du livre de Le Goff et que nous avons reprise ici (« Nous avons connu un peuple et on ne le reverra jamais »). Interrogation inquiétante pour qui toute agglomération humaine est un luxe toujours riche en offres de possibilités, pour qui le peuple, démos ou populus, est une multitude qui se constitue en sujet libre, capable de dire « nous », réalité effective fondée sur un affect, enracinée dans une tradition, sujette d’une aventure commune et partageant une même communauté de destin [8]… Car, enfin, que sont vraiment devenus nos villages ? Cela signifie-t-il encore quelque chose aujourd’hui d’être de Cadenet (ou de Quinson) aujourd’hui (p. 342) ? Quel affect encore nous rassemble pour fonder quelque chose comme une vie politique qui nous permettrait de nous reconnaître comme tels ? C’est la question de l’auteur et c’est aussi la nôtre. Pouvons-nous encore faire monde, être tendus vers l’avenir, être capables de briser les cycles, le retour éternel des maux, des guerres, de l’exploitation, du malheur… ? La conclusion de Jean-Pierre Le Goff est hélas sans appel et le livre se clôt sur les paroles d’un ami dont on devine l’accent provençal, paroles qui font écho à la sentence de Péguy, qui donnait le ton du livre : « Tu nous entends, Jean-Pierre, on te le dit : on est les derniers… Écris-le, dis leur bien, là-haut à Paris et ailleurs : nous sommes les derniers survivants » (p. 556). Pas de regrets déplacés donc, mais un constat : ce monde est fini.

Les prémisses de ce  grand tournant, les prodromes de cette mutation sont présents dès les années 1960-70, marquées par le développement de la consommation, des loisirs et du tourisme, le contrôle de la natalité, la désertion des églises et le développement d’une immense classe moyenne constituée d’employés et de cadres. L’auteur de Mai 68, l’héritage impossible ne se fait pas faute de pointer l’impact qu’a pu avoir sur Cadenet la « génération de mai » (p. 170), celle qui a rompu le fil de « la dynamique de la modernité » en prônant un retour à la terre. Les jeunes en rupture de ban et en mal d’authenticité y furent accueillis avec une certaine sympathie. Mutatis mutandis, dans les années soixante, un groupe de Parisiens est venu s’installer dans notre village, certains y ont nidifié et c’est avec un certain enthousiasme qu’ils sont allés vers les anciens villageois. Ceux-ci ont accueilli — sinon vraiment adopté — ce sympathique nouveau clan et c’est avec bonheur que les nouveaux venus se sont apparemment intégrés à la vie commune, certains d’entre eux ayant même été élus au conseil municipal. Cette symbiose avait été apparemment une des réussites et une des originalités de Quinson, village qui arbore fièrement sur ses armoiries un pinson et un pont, symboles d’ouverture et d’échange [9]. Cette première vague migratoire, ou ce premier vol d’envergure [10] sur ce petit nid de Provençaux, n’avait pas sensiblement perturbé l’unité ou l’intégrité de la communauté villageoise ; elle avait au contraire contribué non seulement à réhabiliter des maisons qui tombaient en ruine, mais à promouvoir et à faire revivre les fêtes traditionnelles. C’est ainsi que, comme à Cadenet (p. 205), fut remis en honneur un aïoli sur le cours, suivi de réjouissances et de danses, façon de réactiver le très fort sentiment d’appartenance qui fondait encore l’identité du village.

Mais la véritable transition se situe dans les années 1980 avec la venue de nouveaux citadins (p. 261 sq.), et tous les observateurs s’accordent pour dire que la France a plus changé entre 1980 et 2010 que durant les trente années précédentes. Et ce sont, à juste titre, ces années-là qui focalisent surtout l’attention de l’auteur, c’est autour d’elles que s’organisent les différentes parties du livre, car c’est à cette époque et lors des vingt années qui ont suivi que les choses ont véritablement très sensiblement changé. On pourrait citer pêle-mêle tous les facteurs qui ont profondément transformé le village : le déferlement du tourisme de masse qui, à la belle saison, submerge toute une région, qui se sent alors « envahie », la disparition du petit commerce au profit des grandes surfaces dévoreuses d’espace agricole, l’effet TGV, la multiplication des lotissements, l’installation de « rurbains » ou de « néo-ruraux » en quête de paradis verts (Urbain 2002) — étrangers [11] aisés ou, au contraire, population déclassée venue pour la plupart de Marseille ou de Toulon —, la place prise par les militants associatifs et les « cultureux » [12]… Le village est ainsi devenu « bariolé », pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Le Goff, et le curé polonais de Cadenet ou de Quinson est une bonne illustration de cette disparité. Le fossé s’est creusé avec les autochtones [13] et, par un renversement paradoxal, ce sont eux qui, étant de plus en plus minoritaires, en voie de disparition, se sentent, à bon droit, exclus. Cela explique peut-être qu’au moment des élections municipales, la rivalité entre « eux » et « nous » (p. 115), pour parler comme Hoggart (1957) ou comme Wylie (1979), entre gens des villes et gens des champs devient particulièrement féroce, même si les uns et les autres sont bien souvent déguisés et forment des assemblages assez hétéroclites…

La démocratisation de l’automobile et l’apparition de la télévision avaient sans doute depuis longtemps commencé à tuer l’esprit du village, en développant l’individualisme et en suscitant la nouvelle injonction aux loisirs. Insensiblement, le paysan, l’homme en pays (Dibie 2006) qui avait la terre dans le sang, devient loueur de pédalos et, dans ce vieux pays rural à l’histoire séculaire, le Bar des Boules achève de perdre son âme en devenant une pizzeria pour touristes. Avec la crise sans fin (Revault d’Allonnes 2012) dans laquelle nous sommes entrés, le chômage et son cortège de misère a fait tache d’huile, et c’est la « déglingue », selon l’expression de Le Goff, qui a remplacé l’ancienne pauvreté (p. 71, p. 436). La pauvreté, en effet, n’était pas synonyme de malheur (Péguy 1957) et encore moins de déstructuration sociale et identitaire. Le travail, sans doute, était dur et mal rémunéré, mais chacun puisait dans la rudesse de son labeur un sentiment d’estime de soi et la fierté de ne dépendre de personne… La « déglingue » c’est au contraire l’anomie, comme disent les sociologues depuis Durkheim, le résultat de la désintégration des normes collectives, la déglingue, c’est l’absence de travail combinée avec la dislocation de la famille et des liens d’appartenance et de solidarité [14]. Une telle « désaffiliation [15] », terme emprunté par l’auteur au regretté Robert Castel, entraîne généralement une dégradation du rapport à soi-même et aux autres qui peut précipiter l’individu dans une spirale délétère sans fin (p. 437). Bien que Le Goff ne prenne jamais aucune référence dans la littérature sociologique, ce tableau désolé évoque celui que Robert Putnam brosse dans son célèbre Bowling alone (2001). Au pays de la pétanque, si l’on ne va pas encore jouer aux boules tout seul, il est clair qu’une fracture sociale, culturelle et générationnelle traverse la population et que l’ancienne hiérarchie locale des boulistes chevronnés n’a plus aucune autorité ni sur la nouvelle population urbaine ni sur les jeunes, qui sont ainsi privés d’une sorte de rite de passage. L’effondrement sans précédent du lien social et civique — de ce que Putnam appelle le capital social — entraîne peu à peu, ici aussi, un morcèlement et une individualisation des pratiques culturelles.

Il n’y a pourtant pas lieu d’idéaliser l’ancienne collectivité villageoise marquée par l’alcoolisme, la misère, la solitude et le suicide, comme l’écrivain Pierre Jourde (2003) l’a montré à ses dépens dans un livre qui portait le titre emblématique de pays perdu. Quelles que soient les relations « d’interconnaissance et de solidarité » (p. 108) qu’elle pouvait connaître, la communauté (la Gemeinschaft) ne tenait bien souvent que par une sorte d’équilibre, par le poids des haines accumulées depuis des siècles entre les clans familiaux détenteurs des terres. Le phénomène nouveau, c’est que cette communauté s’est morcelée, fracturée et que les différents réseaux qui la constituent se haïssent moins qu’ils ne s’ignorent, se mélangeant moins que jamais. La « manie de la clôture » (p. 261), comme l’appelle les anciens, le repli sur le privé (Senett 1979) ont fait leur apparition. On apprend à vivre dans l’entre-soi de gens du même monde ayant leur propre réseau de relations qui, aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, peut s’étendre bien au-delà de la commune. Désormais, coexistent dans un même espace des catégories sociales et des individus aux univers mentaux très différents, souvent étrangers les uns aux autres, dépourvus de culture et de projet d’avenir commun, de sorte que les mutations que connaît le village sont un exemple de choix et un révélateur privilégié d’un certain « malaise français contemporain » (p. 20) et d’un « bouleversement anthropologique qui concerne la société toute entière » (ibid.).

Car c’est bien une France populaire faite de paysans, d’ouvriers et d’artisans qui est en train de disparaître, une France aujourd’hui tiraillée entre « le regret nostalgique des anciens temps et la fuite en avant dans la modernité » (p. 12). Nous retrouvons cette tension à plusieurs niveaux ; elle se manifeste par une série de clivages qui se sont instaurés dans la diversité désormais bigarrée ou composite que constitue la communauté villageoise.

Le clivage le plus apparent, le plus visible puisqu’il s’inscrit dans l’espace — le spatial semble ici l’expression de la distance sociale (Simmel 1900) — est celui qui sépare le village — qui a du caractère, de l’authenticité et ressemble à quelque chose — des multiples lotissements — qui, hélas,  selon l’expression de Péguy en son temps (1957), ne ressemblent à rien  — dans lesquels habitent des résidents saisonniers ou secondaires, mais aussi des résidents permanents (des retraités et quelques actifs) toute l’année. Un certain nombre d’associations tentent de remédier à l’absence de l’ancienne culture commune partagée, et il existe de véritables médiateurs entre anciens et nouveaux habitants, entre village et lotissements, entre le « nous » et le « ils », des médiateurs qui refusent de rester confinés dans l’étroitesse de leur milieu social et qui contribuent à recréer du lien social, à mettre en place des réseaux qui traversent les classes sociales, le clivage droite/gauche et, plus rarement, le fossé des générations. « Les sentiments et les idées ne se renouvellent, le cœur ne s’agrandit et l’esprit humain ne se développe que par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres », disait Tocqueville (1992, p. 623). Même si ces associations n’excluent pas rivalités et jeux de pouvoir, elles réussissent à organiser repas, fêtes dansantes, lotos et sorties en autocars, par exemple, qui connaissent un certain succès. Tous ces modes d’expression restent cependant le propre des « nouvelles couches moyennes devenues hégémoniques » (p. 330, p. 391) qui ne peuvent pas, bien sûr, remplacer la convivialité et les festivités populaires d’hier.

La construction des lotissements est déjà ancienne ; elle a correspondu aux vagues successives de l’arrivée des urbains ou des « rurbains » dans la région. Plus inédits, plus problématiques et plus emblématiques de notre postmodernité, sont ces nouveaux villages de vacances que sont devenus les campings en plein développement dans une région étroitement associée au soleil et aux vacances. L’auteur y consacre tout le chapitre 16. Ça y est : la nouvelle société de loisirs, le nouveau village mondial des Mobil homes si bien nommés sont arrivés ! Ils ont consommé la rupture avec le camping originel en passant dans les mains de sociétés privées et en s’ouvrant à une clientèle relativement aisée. Dans le village de Quinson, par exemple, deux cents unités d’habitation et cinquante places réservées à des yourtes ou à des tentes aménagées attendent leur arrivée. Ce nouveau village, ombragé avec ses chemins étroits passant le long de maisonnettes légères et transportables (du type américain O’Hara), peut accueillir jusqu’à mille personnes, soit trois fois plus que la totalité des habitants de Quinson. L’auteur n’est pas tendre à l’égard de ce qui apparaît en effet comme les nouveaux lager du monde moderne, comme des camps à la densité de population élevée qui, sans conteste, enlaidissent le paysage ; n’ont-ils pas réussi à recréer, à la belle saison, dans un vase clos sécurisé où adultes et enfants peuvent faire ce qui leur plaît, un genre de meilleur des mondes ? Mais au nom de quoi pourrions-nous nous opposer aujourd’hui à la recherche d’un bonheur tranquille de la part de nos semblables ? Au nom de quoi pouvons-nous nous autoriser à les percevoir comme des derniers hommes, ceux que Nietzsche stigmatisa si violemment dans son Zarathoustra ? Comment méconnaître aussi le bénéfice économique que le camping pourrait apporter chaque année au village ? La difficile équation « comment faire que les touristes séjournent aux villages » a bien été, grâce au camping, partiellement résolue. Reste à en résoudre une dernière, beaucoup plus difficile : comment maintenant vivre du tourisme sans perdre complètement son âme ? Le village de Cotignac distant de 29 km n’est-il pas déjà surnommé le St Tropez du Haut-Var ?

C’est encore au niveau du bâti et des « intérieurs » que se manifeste le contraste entre des niveaux de vie et les revenus très inégaux, dont l’écart ne cesse de se creuser. Aux couches moyennes, qui se sont installées dans la commune dans les années 1980-90, se sont ajoutés des gens plus fortunés qui ont acheté beaucoup plus cher de belles maisons de village, en ont réhabilité d’autres, laissées à l’abandon certaines d’entre elles ou en ont fait construire de nouvelles plus modernes. Le contraste avec la pauvreté des bénéficiaires des minima sociaux, qui se sont repliés sur la campagne parce qu’ils n’avaient plus les moyens de vivre en ville, est devenu éclatant. Ce patchwork de niveaux de vie d’une population socialement ségrégée au niveau de vie profondément différent est le miroir fidèle d’une France inégalitaire (qui alimente un vote protestataire en constante progression, surtout dans les anciens bastions communistes). On peut légitimement se demander ce qui peut bien faire tenir « le tout » ensemble et jusqu’à quand cela sera encore possible…

Ce contraste s’exprime clairement au moment des élections. Cadenet était traditionnellement communiste ; aujourd’hui le communisme est bien mort, sa foi dans le progrès s’est effondrée en laissant un grand vide et c’est le Front National qui talonne les partis de gauche et ceux de la droite classique. Sans être vraiment un village « rouge », Quinson était ancré à gauche, les maires, pendant des générations, ont été laïques et républicains, souvent ils se sont dits socialistes. Mais aux dernières élections, c’est le Front National qui semble maintenant hanter le village. Le score élevé du FN aux dernières élections est l’expression d’une forme de désespérance que ressentent fortement les campagnes face à l’impuissance du politique, beaucoup plus qu’une réaction à la menace que constituerait l’immigration (les villageois n’ont jamais vraiment rencontré d’immigrés et le nombre d’habitants d’origine maghrébine, par exemple, est chez nous insignifiant).

Une modernisation trop rapide et le sentiment qu’un monde est en train de se défaire ont suscité dans tout le pays des réactions défensives : construction de musées et de mémoriaux, enquêtes généalogiques, mais aussi, dans bien des bourgs, associations de défense de la mémoire et de l’histoire, de valorisation et de sauvegarde du patrimoine (p. 342). Tout s’est passé comme si le monde incertain, l’avenir immaîtrisable dans lequel nous entrons, avait activé chez ce « grand oublié » qu’est le peuple de France un mouvement de repli sur soi et une tentative désespérée de retrouver ses racines dans un monde où il ne se reconnaît plus. À l’aube des temps futurs, c’est en effet la ferveur commémorative, la frénésie patrimoniale, le devoir de mémoire, qui ont saisi certains d’entre nous, si bien que les jours du calendrier n’apparaissent plus que comme une longue litanie de dates d’anniversaire, une invitation à nous tourner vers « hier » plutôt que vers « demain ». On a pu ainsi se réfugier dans un folklorisme désuet en cherchant à restaurer les fêtes traditionnelles qui donnent le change aux touristes en visant à faire croire à la vitalité des « belles traditions provençales » ; l’auteur dresse, à plusieurs reprises, la liste impressionnante de ces animations et manifestations hétéroclites (p. 210, p. 321, p. 344). À la différence de l’Italie, où les fêtes sont encore bien intégrées dans la vie des villages, les nôtres sentent l’artifice et ne donnent bien souvent qu’« une triste impression de mensonge et de vide », comme le note, dans une recension de ce livre, Jacques de Saint Victor (le Figaro du 10/10/2012). Les propos de Le Goff ne sont pas sans rappeler la façon dont Christopher Lasch (1979) a stigmatisé la société des loisirs telle que la gauche libérale-libertaire l’avait conçu. L’industrie culturelle, pour parler comme Adorno, a scié les racines de la culture populaire pour la dissoudre dans le narcissisme de la culture de masse. En tenant de tels propos, Le Goff se départirait-il de la neutralité axiologique que l’on attend d’un sociologue, ferait-il montre de cet aristocratisme condescendant et méprisant dénoncé par Hoggart (1957) ? La culture du pauvre aurait-elle entièrement succombé sous les coups de boutoir des mass media ? Pourtant l’ethos populaire résiste parfois et il y a des fêtes sur lesquelles souffle encore l’esprit qui témoigne de ce qui, hier, faisait tenir les hommes debout en en faisant un peuple [16]. La fête votive de Sainte-Maxime, suivie du pèlerinage au « désert », fête qui perdure à Quinson contre vents et marées, est l’exception qui confirme la règle. Le fait que l’on ne sache presque rien de cette Maxime qui dirigea au 8e siècle un des premiers monastères d’Occident, donne justement à ce rituel la dimension mythique d’une marche à l’étoile : « Santo Massime, jamais ne t’abondonaren… » chantent encore avec ferveur les pèlerins qui participent au rituel.

En ce qui concerne « les nouvelles pratiques de la culture moderniste » en rupture avec la tradition, pratiques destinées à « redynamiser » la vie économique de la communauté (p. 12, p. 321), le village n’est pas non plus en reste. À la belle saison, le morcellement de la culture commune se révèle et passe à l’acte. C’est alors que les fêtes en tout genre se multiplient, les villages se livrant à une sorte de concurrence effrénée pour créer « l’événement » et attirer du monde. On assiste à une multiplication étonnante de célébrations patrimoniales d’un côté, et des manifestations exotiques et branchées de l’autre. Par exemple, n’a-t-on pas subi cette année une journée américaine, une journée country, une journée Harley-Davidson, une soirée Gogo-Strip… ? Les vide-greniers pourraient eux aussi être élevés à la dignité de grandes manifestations culturelles dans le vaste fourre-tout qu’est devenue la « culture ». La même logique égalitariste rabat sur le même plan, en mélangeant tous les genres, tout ce qui est « art », tout ce qui est présenté dans des ateliers, des spectacles, des expositions de peintures, etc. Il est ainsi permis à chacun de s’afficher dans l’espace public comme si on tendait au public un miroir narcissique en guise de création ; chacun n’est-il pas un créateur potentiel, voire un génie méconnu (p. 346) ? Avec cette culture intégrée dans une « logique d’animation et de communication à tout crin » (p. 346), il ne s’agit en aucune façon de permettre aux populations d’accéder à la culture élitaire pour tous selon la célèbre formule d’Antoine Vitez (p. 347), mais de « communiquer » (sans complément d’objet), d’animer, de faire du chiffre, le nombre des manifestations et le nombre de spectateurs tenant lieu, semble-t-il, de critère d’évaluation suffisant (p. 345).

Les nouveaux défis, les défis inédits auxquels « le » village doit répondre sont bien sûr moins visibles. Nous avons parlé de ce grand glissement de terrain qui avait interrompu le fil de la transmission et qui avait rendu si problématique l’éducation des enfants et ouvert la crise de l’école. Mais, à l’autre bout de la vie, il y a d’autres défis, le vieillissement, l’affrontement avec le grand âge, la solitude, le drame, souvent tragique, de la fin de vie (p. 506). Les vieux villageois à casquette ont disparu, au profit des nouveaux vieillards qui, eux, ne sortent plus bavarder sur le pas de leur porte. Les personnes âgées dépendantes continuent rarement de rester en famille, elles sont envoyées à l’hôpital ou dans des maisons spécialisées, même si l’on cherche à retarder le plus longtemps ce qui apparaît comme une sorte de fatalité du monde moderne. Avec la rupture des liens familiaux et sociaux traditionnels, les « vieux » se retrouvent entre eux dans des maisons de retraite, en sachant très bien que les visites des familiers et des proches se feront rares et que l’activité des personnels de santé ne pourront la remplacer [17]. L’hôpital devient ainsi peu à peu « le nouveau lieu d’une agonie aseptisée où l’atténuation de la souffrance se paie souvent d’une déshumanisation » (p. 355).

Le fossé qui sépare les nouvelles des anciennes générations est sans doute le plus profond, le plus douloureux, le plus sensible. Hier, une éducation à la dure finissait par générer par imprégnation un minimum de politesse et de civilité chez les enfants, et des rituels collectifs inséraient progressivement le jeune dans le monde des adultes. Aujourd’hui, une éducation permissive a inauguré le règne de l’enfant-roi pour lequel on multiplie les activités périscolaires et de loisirs (p. 487 sq., p. 493). Si les élèves sont agités et n’arrivent pas à se concentrer, si la violence verbale et l’agressivité se manifestent, si les enfants ont des difficultés relationnelles avec leurs parents, on fait appel aux professionnels de la petite enfance, aux conseils et aux thérapies du psychologue qui recommandent aux parents de rester à l’écoute de l’enfant, de pratiquer la parole et le dialogue, l’essentiel dans l’affaire étant qu’ils soient épanouis et se « sentent bien dans leur tête » : autant d’emplâtres sur une jambe de bois face à des situations de décomposition sociale et familiale (p. 495). En effet, la famille qui vit du RSA et de l’aide sociale n’est pas « un modèle valorisant pour les jeunes » (p. 498). À ces conditions économiques et sociales difficiles s’ajoute le nouveau fléau qui n’épargne plus personne : l’augmentation des séparations et des divorces générée par « le règne sans partage des sentiments au détriment de l’engagement dans la durée » (p. 500). L’absence du père dans les familles monoparentales, les recompositions qui suivent les divorces… tout cela entraîne pour les catégories populaires d’énormes problèmes psychologiques et financiers : « Les enfants de divorcés, tu les reconnais tout de suite […] déclare le cafetier du bar des boules » (p. 499, p. 503).

L’érosion de « l’éthos commun » [18] au profit des techniques de développement personnel et de thérapies libératrices (médecine douce, stretching, yoga, sophrologie…), les valeurs d’un individualisme narcissique, conséquence de l’effondrement de l’autorité et du tarissement des sources de l’identification normative, expliquent que les jeunes se désintéressent de ce que les anciens voulaient leur transmettre. L’auteur excelle à traquer cet arrière-fond culturel de la société composé d’idées, de représentations, d’affects et de valeurs qui déterminent cet air du temps auquel personne n’échappe. À l’école elle-même, une barbarie douce remet en cause le creuset républicain. Ne s’agit-il pas d’abord, sous le signe de l’« auto », d’être soi-même et d’être bien dans sa tête et de se sentir l’élément d’un grand tout, comme on dit aujourd’hui ? Au diable la Nation et tous ceux qui vibreraient encore, comme disait Marc Bloch « au souvenir du sacre de Reims » ou seraient émus au « récit de la fête de la Fédération » (1940, p. 198) ! Qu’aucun jeune n’assiste à la cérémonie du 11 Novembre et du 8 mai n’étonnera personne : comment imaginer aujourd’hui, dans une Europe pacifiée ce que fut cette guerre totale sans précédent qui donna le coup d’envoi à de si sombres temps ? Mais cette indifférence dissimule quelque chose d’inquiétant et de plus profond : de façon générale, la « Patrie » pour les jeunes c’est fini, ils sont sans topos et sans Heimat et ne connaissent que les territoires perdus de la République. L’érosion de la culture historique et du sentiment d’appartenance nationale a désormais balayé toute croyance, toute culture, toute valeur, toute tradition, approfondissant et consommant définitivement la fracture générationnelle (p. 152).

On ne contestera pas au livre de Le Goff la lucidité de son diagnostic. Nous ne sommes pas les seuls à nous être retrouvés dans la description qu’il fait de cette France éclatée, de cette France qui fout le camp. On en fait l’expérience jusque dans nos villages reculés, jusque dans ces villages que l’on croyait immuables, et bien des habitants malades de leurs villages se sont reconnus dans ce livre qui, de par son caractère très ethnographique, est accessible à tous. C’est en tout cas ce que révèlent, sur le biblioblog de Lauris par exemple, les réactions qu’il n’a pas manqué de provoquer.

Mais il ne s’agit justement que d’une description, que d’une façon encore très impressionniste de sonder l’air du temps, qui peut laisser le lecteur sur sa faim et qui demande sans doute à être poursuivie et approfondie. Ce livre est en effet un mixte, un metaxu aurait dit Platon, un livre hybride, intermédiaire entre récit empathique, témoignage nostalgique, tendre déploration, diatribe réactive sinon réactionnaire… et propos sociologique à la portée beaucoup plus générale. Un tel metaxu assure sans doute la médiation entre des genres qui sont bien souvent opposés, il amorce même peut-être, comme on a pu le dire, un tournant pragmatique dans la sociologie française, mais il risque aussi de décevoir les publics différents auxquels il s’adresse, en particulier celui des sociologues de métier, qui pouvaient s’attendre à découvrir une enquête sociologique plus rigoureuse et plus scientifique.

On peut d’abord s’interroger sur la méthode mise en œuvre par l’auteur. Cent vingt entretiens non directifs et une longue fréquentation des acteurs les plus divers constituent la matière du livre, mais c’est une hypothèse de travail guidée par la seule intuition qui l’organise et en constitue l’armature : celle qu’une profonde mutation était en marche, qu’un puissant mouvement tectonique travaillait depuis longtemps les campagnes, si bien que l’on a tout bonnement, au détour des années 1970/80, changé de monde ou changé d’époque. Nous ne reviendrons pas sur ce que peut avoir d’incertain et de problématique la valeur explicative de l’étiologie culturelle (dénoncée par Jean François Bayart (2011) mais aussi par Jean-Loup Amselle (voir Warin 2012)), mais en affichant dans un interview sa volonté de théoriser « à partir de l’arrière-fond très plastique de la culture des sociétés », l’auteur est inévitablement porté à opposer un peu brutalement, et à chaque chapitre, la tradition à la modernité, l’ancien et le nouveau, « eux » et « nous » sans trop s’attacher aux nouvelles formes de consensus que la pénétration de nouvelles formes urbaines dans les milieux ruraux peuvent provoquer.

 On peut aussi reprocher à Jean-Pierre Le Goff de ne pas faire clairement la distinction entre le global et le local, entre les traits propres à l’évolution de la France (et de l’Europe) et ceux qui relèvent précisément de l’évolution des campagnes. Ce livre mélancolique, qui sonne aujourd’hui comme un requiem, comme le reconnaissait le chroniqueur politique Alain Duhamel, ne ferait-il pas en réalité qu’enregistrer, à un niveau local, le malaise social sans perspective, la dépression, le désenchantement d’un pays qui s’enfonce dans une crise financière, économique et morale et qui traverse l’une des pires crises de son histoire ? Les symptômes de la fin du village  ne sont-ils pas aussi parfaitement homothétiques à ceux qui témoignent de l’a-ville qui vient (Cardinali 2011), de la fin de la ville (Davis 2009), de la disparition, sous les coups de boutoir du néolibéralisme, d’une espace d’où l’on a chassé les pauvres et qui, en raison de contraintes économiques évidentes, est de plus en plus clivé en zones d’appartenance communautaire (le quartier homo du Marais, le quartier chinois du XIIIe…) ? Avec le développement exponentiel des Gated Communauties équipées de leurs Panic-Rooms, développement  qui concernent maintenant notre propre pays, on peut vraiment se demander s’il est encore possible d’appeler  du nom de « ville » et de « village »  un espace compartimenté où, au lieu de pouvoir, dans l’espace public de l’heur,  rencontrer l’autre (et les surréalistes ont été les premiers à découvrir et à développer pleinement ce thème générateur de la poétique de la ville) on ne côtoie plus que le même et où l’on est condamné à rester dans l’entre-soi,  selon l’expression de Le Goff ?

Sans doute le village étudié n’est-il qu’un groupe témoin, un miroir, un prisme, que le symbole d’une France qui change. Mais quel rapport le « discours managérial » des techniciens du Parc en porte à faux évident avec la mentalité locale, ou les modernes thérapeutes du « développement de soi », ou encore le nouvel idéal pédagogique des « personnes ressources » qui remplacent l’instituteur dans l’accompagnement des enfants pressés d’être eux-mêmes, ouverts au monde et à la citoyenneté (p. 448, p. 470) ont-ils un lien avec l’appartenance ou non avec l’ancienne communauté villageoise ?

Même si ces cinq cents pages n’apportent pas d’éléments fondamentalement nouveaux à la sociologie du monde rural, il fallait néanmoins quelqu’un pour raconter et pour analyser l’ampleur d’un bouleversement qui s’est cristallisé dans le village de Cadenet, en si peu de temps, et qui a changé nos rapports à la vie, à la mort, au travail et aux autres, il fallait que quelqu’un nous fasse prendre pleinement conscience de la nouvelle société qui est en train d’émerger et de se construire.

Mais c’est sur ce point qu’il est possible d’aller plus loin, dans le sens de l’implacable constat du bouleversement tel qu’il est brossé par l’auteur. On pourrait pour ce faire revenir, pour finir, sur quatre expressions qu’il nous semble avoir entendu bien souvent marteler dans ce livre et dans les multiples présentations auxquelles il a donné lieu, ne serait-ce que pour montrer que l’ouvrage ne se contente pas d’enfoncer des portes ouvertes et de ressasser, comme certains ont pu le dire, un discours convenu de déploration regrettant le bon vieux temps de l’entraide et de la solidarité ou de rejouer, plus de cent ans après Tönnies, l’opposition entre « communauté », centrée sur l’intimité partagée d’un affect, à « société » organisation d’intérêts ne mettant en jeu qu’un affect devenant toujours plus glacial.

Celle de mutation d’abord. La fin du village est, pour Jean-Pierre Le Goff, un symptôme ; elle a donc quelque chose à nous apprendre sur le présent du monde qu’il faudrait tenter de caractériser. Si l’époque du village est terminée, si elle appartient au passé c’est que nous sommes en face non simplement d’une transformation, d’une évolution ou même d’une révolution, mais d’une véritable mutation, d’une sorte de modification génétique aussi profonde et aussi durable que le furent l’agriculture, l’écriture puis la Révolution industrielle qui arracha l’homme à son immobilité terrienne et ouvrit le temps de la mobilisation totale, comme disait Ernst Jünger (1990). Pour passer dans un registre plus philosophique, on pourrait dire : aujourd’hui, c’est l’informatique qui porte à l’achèvement la déterrestration (Deguy 2009) ; nous vivons le triomphe sans partage de l’homo laborans (Arendt 1983) pour lequel toute chose est rendue disponible [19], à portée d’un « clic », pour la consommation. En outre, cela permet aux jeunes, à la base, de contester la doctrine des élites qui était enseignée d’en haut et, comme Pascal l’avait annoncé dans la préface au Traité du vide (1647), de renverser le rapport entre les générations. Cette mutation modifie si fondamentalement notre rapport à la vie, à la nature, à la mort et aux autres que toute nostalgie du monde ancien semble par définition exclue : la nostalgie, c’est la douleur (algos) du retour (nostos). Or, en cette occurrence, le simple principe de réalité nous montre que tout retour est impossible. Il n’y a peut-être pas de meilleur indicateur de ces métamorphoses que la place occupée aujourd’hui par la religion, le mariage et la mort, les trois invariants qui, selon la Science Nouvelle de Giambattista Vico (2001), caractérisaient la condition humaine et donnaient lieu, à chaque fois, dans toutes les sociétés, aux célébrations les plus éclatantes, aux cérémonies les plus solennelles. Ces coutumes et le faste qui les caractérisaient ne sont-ils pas en passe de s’effacer ? L’humanité sort de la religion, même s’il y a encore des croyants, le mariage change de définition (il s’étend aux homosexuels) et ce contrat se dénoue aussi facilement qu’il s’est noué. Quant à la mort et à cet ensevelissement qui nous a donné notre nom d’homme (inhumare humanum est, écrivait Vico), il est de plus en plus supplanté par une crémation expéditive et déritualisée. Signe de l’air du temps et injure aux plus anciennes traditions funéraires provençales, on a construit dans un coin du cimetière un colombarium, une façon d’exclure les morts, remarquait Pascal Dibie (2006), de la communauté des vivants. « Laissez la terre aux vivants ! », proclament les professionnels de l’industrie funéraire…

Celle de coexistence ensuite, de cette coexistence qui vient après la « fin », après la mort du village et qui, malgré sa proximité lexicale, est le contraire du Mitsein, de l’être-avec qui est l’ordre de partage d’un sens commun. Ce qu’une longue histoire a construit en matière de bâtiments, de villages, de villes, de mœurs… est entré dans une phase de destruction et c’est en particulier l’ancien creuset républicain qui a fait la France, l’ethos républicain comme dit l’auteur — mais aussi l’ethos juif ou l’ethos chrétien — qui s’érodent et se démantèlent. Tout ainsi se décompose ; mais en même temps tout se recompose, mais se recompose au profit de quoi ? À cette question, que l’auteur laisse en suspend, il faudrait répondre avec Jean Luc Nancy (2009) : au profit d’un monde aventureux et dispersé, d’un monde dépourvu d’unité et d’unicité dans lequel sont juxtaposés ou coexistent confusément des bâtiments, des villes, des mœurs, des croyances, des systèmes polymorphes, sortes d’entassement ou de conglomérat sans ordre ni organisation ce qui n’exclut pas bien sûr, avec le creusement des inégalités, des possibilités de conflits et de conflagrations. Mais ce n’est pas non plus le désordre ou le chaos, puisque nous n’avons plus d’ordre ou d’harmonie à leur opposer.

Le mal-être et le malaise sont des expressions qui reviennent souvent aussi dans ce livre. L’auteur déclare à plusieurs reprises avoir observé « le microcosme du mal-être français », le malaise d’une France en panne d’avenir, d’une France qui ne sait plus trop où elle va. Par opposition au concept de déclin, déclin auquel on s’abandonne ou auquel on réagit, celui, très freudien de malaise (l’expression « das Unbehagen in der Kultur » date de 1930) devrait être creusé plus avant ; il laisse entendre que tout pronostic est cette fois devenu impossible. Nous avons en effet le sentiment d’avoir quitté une époque pour une autre, sans trop savoir ce que celle-ci sera vraiment ni quel type d’humanité elle façonnera. Il ne s’agit ni de dramatiser et de parler en terme de malheur ou de déclin ni, à l’inverse, de prendre cette fracture profonde ou ce tremblement qui nous saisit pour une péripétie parmi d’autres et se contenter de dire, par exemple, le village se meurt, vive le village nouveau ! Nous avons simplement atteint le « point limite d’un certain individualisme », un point limite qui motive sans doute une demande d’être ensemble mais cet être-ensemble, bien sûr, ne saurait en aucun cas se décréter. Pour utiliser un autre langage, qu’on aurait tort de trouver déplacé, on pourrait dire que nous sommes en attente d’un nouveau dieu, d’un dieu qui seul pourrait nous sauver comme le disait Heidegger dans son interview au Spiegel (1997). Tout se passe comme si le processus d’émancipation de la modernité s’était retourné brutalement contre nous : libérés des liens, des croyances, des réseaux de dépendance mutuelle qui nous enserraient, nous voici désormais paradoxalement privés d’un horizon de sens, captifs d’un monde désenchanté, le nihilisme que Nietzsche voyait venir à la fin du 19e siècle n’est plus seulement à notre porte, il est notre hôte et investit totalement la maison.

L’absence de projet commun enfin. Ne sommes nous pas égarés et abandonnés par l’histoire du monde ? N’avons-nous pas en effet perdu non seulement le commun, mais encore l’horizon, le but, la fin, le terme, la visée, la destination ? N’est-ce pas le cynisme de ce que Adorno appelait la raison instrumentale (1974) qui a rendu obsolète et dérisoire toute interrogation sur le sens et le but ? À force d’avoir été pressés d’être soi-même — comme on ne cesse de nous le répéter : nous le valons bien !  ne découvrons-nous pas douloureusement, comme l’a écrit magistralement Charles Taylor (2002) que, hors de l’inscription dans un monde commun plus vaste, nous ne sommes finalement presque rien ?

Pour légitimes et fondées que soient ces inquiétudes et ces interrogations, elles ne sauraient pourtant justifier un discours final de déploration et nous faire complètement désespérer de la créativité sociale. Celle-ci est partout à l’œuvre dans la rencontre de populations hétérogènes dans un monde désormais multipolaire et sans repères, dont le cours, ou la marche, toujours plus précipités sont devenus joyeusement ou tragiquement dispersés et erratiques. Ainsi chez nous, par exemple, de nouveaux paysans ont courageusement choisi la culture biologique de la vigne, tandis que la présence d’anciens étrangers, heureux de vivre ici, finit par donner au village une couleur cosmopolite. Sans doute, la Provence de Giono comme celle de Pagnol ont-elles irréversiblement disparu. Le vent de l’histoire souffle sur le pays, bouleverse le paysage, change l’identité culturelle de la région. Mais comment pourrions-nous douter que quelque chose résiste aussi et continue à sa manière de persévérer dans l’être pour créer, finalement, un nouveau sentiment d’appartenance dans un pays et un paysage avec ses formes irremplaçables ?

Cette interrogation nous autoriserait-elle à terminer sur une image et à risquer une analogie ? Les clochers de Provence couronnés d’une belle armature de ferronnerie ne donnent guère de prise au mistral ; c’est ainsi qu’ils continuent de résister au Maître vent, au Mestre, le mot provençal qui a donné son nom au Mistral, le vent extrême qui a partie liée, lui aussi, avec « la férocité tapie au fond du caractère provençal » (Pope-Henessy cité par Le Goff, p. 17).

Résumé

À l’ancienne communauté villageoise rude mais solidaire qui caractérisait Cadenet, bourg du Luberon, a succédé un nouveau monde bariolé où individus, catégories sociales, univers mentaux, coexistent sans liens dans un même espace dépourvu d’avenir commun. Le livre de Jean-Pierre Le Goff, La fin du village, met à l’épreuve l’image mythique du village qui nous habite encore. Témoin d’une des plus grandes mutations de notre histoire, le village est en réalité le microcosme du mal-être français. Nous avons tenté d’interroger et de mettre en perspective, dans la culture contemporaine, cette vision désenchantée du village et de la société.

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Notes



[1] Analysant un certain « air du temps » significatif des bouleversements de la société française, Jean-Pierre Le Goff s’est souvent fait le contempteur d’une modernité dévoyée dans Mai 68, l’héritage impossible (La Découverte 1998), La Barbarie douce (La Découverte 2003), La Démocratie post-totalitaire (La Découverte 2002), La France morcelée (Gallimard « Folio-actuel » 2008).

[2] Citons aussi l’inévitable Les Trente glorieuses, Madère et Cessac de Jean Fourastié (2007) et les ouvrages à succès de l’écrivain britannique Peter Mayle comme Le bonheur en Provence, nouvelle chronique de la vie heureuse (2000).

[3] Cas, casus en latin du verbe  cadere se dit aussi Fall en allemand, de fallen, tomber.

[4] Le néolithique inventa l’agriculture mais aussi le divin, de sorte que c’est le religieux qui a joué un rôle de cohésion dans les sociétés néolithiques. Voir Jacques Cauvin, Naissance des divinités, naissance de l’agriculture (1997).

[5] Malgré une différence de nombre et de taille, Cadenet, dans ce qu’on a pu appeler le Luberon pouilleux est un bourg qui compte aujourd’hui 4 000 habitants. Gagné par le tissu continu de l’urbanisation il est menacé, comme cela a été le cas pour plus de mille villages dans notre pays, par l’explosion de l’espace urbain. Quinson, dans les anciennes Basses Alpes, est un village d’un peu plus de 400 habitants, connu pour son Musée de Préhistoire. Nous passerons d’un village à l’autre et mettrons entre parenthèses le numéro des pages du livre de Le Goff qui ont particulièrement retenu notre attention. Signalons que, depuis l’écriture de ce livre, la mise en place des communautés de communes a fait perdre leur souveraineté à bien des villages, et que Cadenet, comme Quinson, font aussi partie respectivement du Parc naturel régional du Luberon et du Parc naturel régional du Verdon, parcs qui ont pour vocation de protéger l’espace naturel contre les constructions anarchiques et d’éduquer les populations à une « écocitoyenneté ». L’auteur stigmatise pourtant « l’invraisemblable rhétorique managériale » avec laquelle les parcs assurent la gestion de la nature (p. 298). Voir du même auteur Les illusions du management (1996).

[6] On appartient d’abord à sa famille, à son clan, et aucun étranger n’est autorisé à dire du mal de la famille à laquelle on appartient, quels que soient les rapports entretenus avec elle. On appartient ensuite à la petite patrie qu’est le village, microcosme et modèle réduit de la grande patrie. Il suffit pour cela d’y être né, d’avoir quelqu’un au cimetière ou d’en avoir fréquenté l’école (p. 108). Cela a aussi pour corollaire le fait que chacun vive en permanence sous le regard des autres et que la moindre manifestation extérieure de richesse est guettée, enviée, dénoncée. Rappelons que, comme le village, la commune est aussi cette institution médiévale qui se gérait elle-même.

[7] Rappelons que la villa romaine désigne un domaine foncier, le centre à partir duquel on administre une exploitation agricole  qui comporte bâtiments d’exploitation et d’habitation.

[8] « Une société sans racine, sans souvenir, sans préjugé, sans routine, sans idées communes, sans caractère national… Qui  sert de lien à des éléments si divers ? Qui fait de tout cela un peuple ? » écrivait déjà Tocqueville en 1841 (1992, p. 29). Le capitalisme, disait Lacan, a fait de chaque « un », de chaque individu, un « corps prolétaire » confronté à des gadgets à produire et à consommer et ne disposant plus de rien pour faire du lien social (Cf. Colette Soler, Le réel est-il supportable ? Les nouveaux chemins de la connaissance, 16 novembre 2012).

[9] L’album photo de John Hall témoignant de cette période heureuse a pour titre Les Pinsons du Pont de Quinson. On ne dira jamais assez le rôle considérable qu’a pu jouer, dans la constitution de la mémoire du village (p. 342 et p. 187), ce medium de la nostalgie qu’est la photographie qui restitue le fait mystérieux et profondément obscur d’avoir été, selon la belle expression de Jankélévitch. En 1997, une exposition de photos anciennes sur la vie quotidienne du village eut un très grand succès et donna le coup d’envoi à l’écriture du livre sur Quinson.

[10] Comme tous les villages de France, Quinson a toujours été un lieu de passage, même si subsiste un noyau restreint de familles anciennes dont Claude Vinchon a établi la généalogie. L’immigration italienne en particulier y a été importante.

[11] Ce terme désigne en Provence aussi bien le Marseillais que le Danois venu s’établir dans la commune.

[12] L’activisme hégémonique de ceux que l’auteur appelle du sobriquet de « cultureux » (en fait les éducateurs, animateurs artistiques, tous « les ratés de Paris » (p. 216) qui  dissolvent « la culture dans une animation tous azimuts » (p. 333 sq) occupe le devant de la scène, si bien que les « autochtones » n’ont plus vraiment de relais d’expression.

[13] L’incompréhension des « bobos » vis-à-vis des chasseurs (perçus trop facilement comme des « fachos ») et de tous ceux qui fréquentent le bar est révélatrice de ce fossé (p. 417).

[14] L’affaiblissement des rapports de solidarité amène les pompiers et les gendarmes, — dernier rempart du civisme —, à intervenir à tout moment pour régler des problèmes de voisinage et d’incivilité : tapage nocturne, aboiements de chiens, querelles de ménages, agressions racistes… (p. 292).

[15] « Les anciens se sentent partie prenante d’une filiation et d’un lieu constitutifs de leur identité » (p. 108).

[16] On songe à Pasolini écrivant dans les Lettres luthériennes (2000) : « Hors l’Italie, dans les pays développés, les jeux sont faits depuis un bout de temps. Il y a longtemps que le peuple n’existe plus, anthropologiquement ».

[17] La tradition, en Provence, voulait par exemple que le mort ne soit jamais laissé seul, que la famille et les amis se relayent jusqu’au moment de la mise en bière.

[18] L’expression est utilisée par l’auteur de manière récurrente. Ethos en grec, mores (mœurs) en latin, c’est l’ensemble des pratiques corporelles et sociales qui nous mettent en relation avec les autres.

[19] Quand l’objet, le donné qui apparaissait dans un face à face avec sa transcendance, sa résistance et son extériorité (Gegen-stand en allemand), n’existe plus que sur le mode de la disponibilité (Bestellbarkeit), il est, pense Heidegger, dans la possibilité constante d’être commandé et commandité, il est disponible en permanence pour une consommation planifiée ; nous pourrions dire que c’est le règne du libre-service, du tourisme, du tour-operator.

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