Ce livre collectif propose de penser l’échelon régional de la démocratie participative à la lumière des instruments (Lascoumes et Le Galès 2004) mis en place dans la région du Poitou-Charentes. Yves Sintomer et Julien Talpin travaillent depuis un certain nombre d’années sur l’émergence et la consolidation de la démocratie participative et ont même été associés à l’étude de ces pratiques mises en place par Ségolène Royal dans la région du Poitou-Charentes. Dans le même temps, la participation est devenue un véritable domaine de recherches avec la structuration d’un réseau de chercheurs français travaillant sur ce thème [1]. Les colloques, les publications et les projets européens autour de la participation se sont multipliés ces dernières années dans un contexte de réflexion sur les modalités d’ouverture du système représentatif. La question est de favoriser les dispositifs d’inclusion citoyenne pour, d’une part, élaborer les meilleures politiques publiques et, d’autre part, relégitimer la fonction d´élu au sein du système représentatif en modifiant son rôle.
Depuis la candidature de Ségolène Royal aux élections présidentielles de 2007, l’expérimentation de nouveaux dispositifs participatifs a fait l’objet de plusieurs commandes publiques, notamment de la part des collectivités territoriales [2]. Ségolène Royal en a fait sa marque de fabrique au point d’organiser des rencontres régulières autour de ce thème dans le Poitou-Charentes où elle est présidente depuis 2004 (Sintomer et Talpin 2011). Elle a également mis en place des budgets participatifs dans les lycées et organisé des conférences citoyennes autour de certaines thématiques (énergie, environnement). Si, au niveau européen, la région s’est affirmée comme acteur politique et économique incontournable, on peut se demander si elle a une réelle pertinence en termes de politiques publiques de participation. La région est un échelon politico-administratif relativement récent dans l’histoire française, et Ségolène Royal a été incontestablement l’une des premières responsables politiques à affirmer les apports de la démocratie participative en termes de gestion de certaines politiques publiques. La région est-elle réellement adaptée à une forme de gouvernance participative, et au-delà de cet échelon, existe-t-il une échelle adéquate à la mise en place de dispositifs participatifs ? Gouverne-t-on mieux dans un cadre participatif que dans un cadre représentatif (Lascoumes et Le Galès 2004) ? Il est important d’évaluer ces aspects pour dépasser le seuil des prophéties, car la participation a un coût en termes de temps alloué aux débats, au pilotage des délibérations et à la mobilisation des acteurs sur le sujet. Il s’agit de savoir si le Poitou-Charentes peut être affublé du statut de best-case study (Sintomer et Talpin 2011) en France en considérant l’arsenal des dispositifs participatifs mobilisés.
La généalogie de la démarche participative dans le Poitou-Charentes.
Ségolène Royal s’est nettement démarquée depuis le début des années 2000 sur la thématique de la démocratie participative, qui avait été mise en débat au cours des primaires socialistes de novembre 2006 et ensuite de la campagne des élections présidentielles de 2007. Aurélie Ginioux et Aline Mazeaud analysent la stratégie participative de Ségolène Royal. Selon elles, cette dernière propose des innovations politiques dans la mesure où la représentation politique est en crise (Ginioux et Mazeaud 2011). Dans toutes ses présentations biographiques, Ségolène Royal est revenue sur le sens de cette crise, qui a contribué à la dégradation de l’image des élus (Royal 1996). La présidente de la région Poitou-Charente se présente comme une outsider, en marge du système partisan, bien qu’ayant suivi le parcours classique de formation des élites politiques françaises. Ségolène Royal réaffirme son attachement au principe participatif au lendemain de la déroute de la gauche aux élections présidentielles françaises de 2002. Sa candidature aux élections régionales de 2004, dans une région chère au premier ministre d’alors, Jean-Pierre Raffarin, lui permet d’opposer à la démocratie dite de proximité la démocratie participative. « D’emblée, elle endosse un critère de définition adopté par le monde académique : le partage de la décision est la ligne de démarcation qui court entre démocratie participative et démocratie de proximité » (Ginioux et Mazeaud 2011, p. 115). C’est à partir de 2004 que la démocratie participative devient une ressource électorale pour Ségolène Royal, qui l’a définitivement adoptée dans la mise en œuvre de son programme présidentiel de 2007. Elle se présente alors comme une candidate n’étant liée à aucun groupe de pression.
L’argument est d’autant plus efficace que l’invocation des débats participatifs “Désirs d’avenir” organisés début 2007 construit la représentation d´une campagne marquée par la mobilisation des militants et des sympathisants, et le retour des classes populaires vers la politique. (ibid., p. 119)
Les débats au sein des primaires socialistes avaient suscité des critiques à gauche comme à droite sur cette méthode participative, l’idée de jurys citoyens (Sintomer 2007) étant rejetée par de nombreux élus en France. Lors du premier débat télévisé du 17 octobre 2006, Ségolène Royal avait explicité sa méthode — la démocratie participative — pour résoudre un certain nombre de problèmes posés aux Français. Le deuxième débat avait permis une brève introspection dans le contenu de cette démocratie participative, à savoir l’idée de jurys citoyens tirés au sort en partie qui, associés aux élus [3], pourraient délivrer un avis d’expert sur certaines questions, susceptible d’éclairer les décisions des élus et en même temps d’activer un intérêt pour les affaires publiques. Cette proposition a fait scandale aussi bien au sein de la droite, qui lors des débats à l’Assemblée nationale du 25 octobre 2006 a comparé les jurys citoyens aux tribunaux populaires des anciens pays communistes, qu’au sein de la gauche où les réactions ont été quelque peu mitigées. Elle avait déjà plaidé en faveur de l’introduction de jurys citoyens dans les débats du 22 novembre 2002 à l’Assemblée nationale.
Tout au long de la campagne des élections présidentielles de 2007, Ségolène Royal avait utilisé cette méthode participative via le site Désirs d’avenir afin de recueillir les propositions et les avis des divers participants. Elle avait proposé des débats de restitution avec l’idée d’élaborer des propositions concrètes issues de ces débats.
L’évaluation des instruments de participation à l’échelon régional.
Le budget participatif des lycées est un instrument novateur qui permet également un apprentissage de la citoyenneté puisque les acteurs délibèrent et constituent un budget qu’ils présentent par la suite. L’expérience montre que les participants se sont appropriés petit à petit les règles de fonctionnement au point de les améliorer et de les redéfinir (Sintomer, Röcke et Talpin 2011). C’est par la pratique, c’est-à-dire par la mise en place des instruments et de leur cadre, que la démocratie participative se définit. Anja Röcke montre qu’au-delà de la stratégie du Conseil Régional du Poitou-Charentes, l’instrument peut ouvrir d’autres horizons à partir de l’analyse des premiers résultats. Elle rappelle à juste titre que le cadre normatif de la démocratie participative s’oppose au paradigme communautaire (Hazel Anne Blears) et à la démocratie de proximité voulue par Jean-Pierre Raffarin (Sintomer et Talpin 2011). En réalité, les budgets lycéens ont évolué selon une hybridation de ces trois approches. La dimension d’empowerment a bien eu lieu puisque la région a embauché des animateurs culturels dans les lycées afin de donner une impulsion à ces débats participatifs et de structurer les groupes d´élèves concernés. Cette forme de participation reste pour l’instant la plus aboutie en France du point de vue de ses résultats et de son amplitude. Alice Mazeaud affirme que ces instruments se sont politisés, puisque les débats conduits au sein des lycées se sont élevés au point d’interroger la manière dont sont distribuées les aides régionales vers les lycées (Sintomer et Talpin 2011). Les budgets participatifs lycéens n’entraînent pas forcément une répartition juste des financements entre établissements prioritaires et non prioritaires. L’effet pervers de captation des ressources par certains lycées montre clairement une limite des possibilités d’utilisation de l’instrument (ibid.). Là-dessus, la démocratie participative ne fait donc pas forcément mieux que le simple système représentatif, puisque l’on bute sur les mêmes difficultés. Il serait intéressant de travailler davantage sur les réactions postérieures au débat pour savoir s’il y a eu une prise de conscience collective sur cette inégalité de répartition, ou si cet effet pervers est surtout constaté par les experts suivant le déroulement de ces débats. L’une des limites propres à la démocratie participative est qu’elle peut créer une nouvelle élite participante qui apprend les règles de la politique et sait comment capter des ressources grâce à des réponses adéquates à des appels d’offres. Il faudrait pouvoir — et c’est ce qui manque à cet ouvrage — problématiser davantage l’évaluation de ces dispositifs en comparant systématiquement les effets de ces instruments de participation sur l’action publique régionale.
Le jury citoyen, une des formes les plus contestées de la participation par les élus locaux, a été mis en place en 2008 avec un jury sur le changement climatique. Les groupes de citoyens sont tirés au sort pour pouvoir participer aux ateliers de réflexion, la région prenant en charge le transport, le défraiement et les frais de garde d’enfants éventuels des participants (ibid.). La parité et la représentativité (équilibre des tranches d’âge et éventail socioprofessionnel) ont été respectées autant que possible. Amélie Flamand montre les difficultés concrètes du recrutement et l’importance du phoning visant à sélectionner les participants (ibid.). Les discussions à l’intérieur du groupe effacent très vite les aspects politiques (sentiment de proximité partisane…) pour se concentrer sur les questions posées. Les citoyens prennent la mesure de leur rôle et les participants se perçoivent d’une certaine manière comme les intermédiaires entre les habitants de la région et les élus.
L’assemblée participative électronique a également été promue dans la région du Poitou-Charentes. Julien Talpin montre la manière dont ce dispositif suit étroitement ce qui s’est produit aux États-Unis autour des expériences d’e-town meetings menées lors de phases de reconstruction urbaine (New-York et le projet de construction du Ground Zero après les attentats du 11 septembre, nouvelle planification urbaine à la Nouvelle-Orléans après le passage du cyclone Katrina) (ibid.). En Europe, une assemblée participative électronique a été mise en place par trois régions pour réfléchir sur les politiques énergétiques européennes (« Quelles énergies pour l’Europe de demain ? », « Comment réduire la consommation énergétique ? »). Les participants ne sont plus tirés au sort, ce sont des volontaires impliqués dans la réflexion. L’objectif était de sélectionner ces volontaires en respectant la diversité des profils. Les participants ont été satisfaits du dispositif et notamment de la qualité des discussions autour du changement climatique, la question restant le lien trop lâche à la prise de décision. En effet, comment s’assurer que la remontée théorique et synthétique des débats contribue à améliorer la prise de décision ? C’est ici que le hiatus entre participation et représentation apparaît, puisque la discussion politique réapparaît à la fin des débats. En d’autres termes, peut-on tolérer la parole politique des participants (leurs convictions idéologiques) ou cette parole n’est-elle réservée qu’aux représentants ? L’exercice participatif peut-il faire naître une nouvelle prise de décision ou en contredire une ancienne ? Julien Talpin a montré avec justesse les limites de cet exercice participatif avec en particulier la fin des débats et le résumé des prises de position pouvant alimenter une forme de cynisme des participants (ibid.). En outre, nous pouvons signaler la manière dont cette assemblée a d’emblée inclus une dimension européenne. La participation est ici conçue dans un cadre coopératif entre plusieurs régions. D’une certaine manière, cet instrument dépasse le cadre purement local puisqu’il s’agit de réitérer l’expérimentation au sein de plusieurs espaces régionaux et de les relier entre eux.
Cette critique est récurrente dans les débats sur l’efficacité même des décisions. Le lien entre la délibération et la décision est encore trop flou et du coup s’y glisse l’idée d’une délégitimation du processus politique lui-même. On pourrait, d’une certaine manière, parler d’une déception participative pour reprendre indirectement les termes d’Albert O. Hirschman (1983, p. 203). Pour éviter que cette déception ne vienne s’ajouter à la première déception vis-à-vis des institutions représentatives, il est important que l’évaluation des dispositifs puisse être réalisée avec des critères précis tels que la synthèse des arguments, l’évolution des opinions et surtout l’impact sur la décision collective.
L’optimum territorial participatif.
Si les différentes contributions montrent comment l’échelon régional peut être adéquat à des expérimentations participatives, l’ouvrage est traversé par un questionnement sur la relation entre la taille des unités territoriales et la démocratie participative. Guillaume Gourgues revient sur le problème récurrent de la taille en démocratie. La théorie politique classique a longtemps insisté sur son aspect quantitatif en tentant même parfois de définir des unités territoriales adéquates à l’exercice démocratique ; or, la région n’est pas un espace politique fort en France et la participation s’affirme de plus en plus comme un moyen d’améliorer l’action publique. Il ne s’agit pas d’avoir une définition normative de la démocratie participative, mais les expériences régionales doivent être poussées davantage pour que l’on cerne les effets de ces dispositifs. La démocratie n’a pas d’instruments naturels, elle reste un principe qui est mis en œuvre par des techniques différentes (Sintomer et Talpin 2011). La stratégie participative des élus de la région ne suffit pas à faire exister ces dispositifs, qui demandent un temps de maturation et une expérience de la procédure. La comparaison de ces expériences montre à quel point l’instrument dépasse l’intentionnalité des acteurs, comme nous le rappelle Giovanni Allegretti avec l’expérience de l’économie participative de la région Lazio (ibid.). La taille n’est pas un préalable à la démocratie participative, puisqu’elle dépend de la manière dont on envisage l’instrument. La région n’est pas un espace naturel, elle est le produit de traditions (perception des pays et des spécificités de cet ensemble local) et de découpages administratifs et politiques. La participation est en fait à rechercher dans des espaces politiques en construction. Dans le même temps, il est encore trop tôt pour donner un rôle central à cette participation qui pourrait, de manière hypothétique, fabriquer une nouvelle forme d’identité locale et régionale. Le livre donne l’impression que la région Poitou-Charentes a fabriqué des instruments originaux de participation qui pourraient à terme redonner rétrospectivement une identité politique forte à cette région.
La démocratie participative est devenue incontestablement le symbole d’une action publique locale rénovée. Ce livre, qui se veut une analyse critique des expériences participatives mises en place dans le Poitou-Charentes, montre bien à quel point la démocratie participative est passée à un âge des expérimentations. La légitimité des instruments est de moins en moins remise en question et les effets de ces dispositifs sont analysés. Certes, le Poitou est devenu le symbole politique de la gestion participative, il a même incarné, d’une certaine manière, la contradiction entre le lexique désuet de la démocratie de proximité et les promesses de l’innovation démocratique par la participation.
Cela étant, au-delà de l’instrumentalisation politique de la démocratie participative, on peut se demander si les instruments de participation favorisent réellement des espaces inédits de délibération et de décision. Le grand défi posé à ces instruments concerne le rôle des représentants, puisque les décisions ne sont pas toujours conformes aux synthèses présentées par les participants. Peut-on réintroduire de l’idéologie au sein de ces débats participatifs pour provoquer de nouvelles décisions ? Ou doit-on se limiter à l’aspect procédural en laissant le champ aux élus de traduire politiquement les conclusions du débat ? L’agenda de la représentation est déterminé par l’élection et personne pour l’instant n’est prêt à laisser une part trop belle à l’incertitude du débat démocratique. La région, de par son nouveau profil depuis les premières lois de décentralisation, peut être le vecteur de ces expérimentations ciblées, mais peut demeurer un simple espace d’expérimentations sur des sujets plus marginaux par rapport à l’agenda des représentants. Autrement dit, la démocratie participative n’a-t-elle pas uniquement une finalité communicationnelle à valeur performative ? Les élus valorisent une nouvelle image qui se veut plus inclusive, mais les expérimentations restent limitées à certaines politiques publiques précises. À ce titre, la démocratie participative n’est pas encore passée du symbole d’une action publique locale rénovée à une véritable méthode de gestion, les élus ne souhaitant pas aller au-delà de peur de perdre le contrôle de l’agenda politique. La région Poitou-Charentes demeure effectivement un cas extrêmement original permettant d’aborder ces thématiques ; il serait intéressant par la suite de pouvoir comparer de manière plus serrée les expérimentations régionales participatives pour voir si elles ont un sens et si elles peuvent fabriquer une nouvelle forme d’identité locale.