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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Opinion publique, ordre moral et pouvoir symbolique.

Sur la sociologie des problèmes publics 2/2.

Sharaz Jek, Public Chess Sydney, 17 mai 2008, Flickr.

Dans la première partie de cet article, les problèmes publics ont été abordés dans la perspective d’une sociologie de la démocratie, dans le sillage des chercheurs du Centre d’études des mouvements sociaux (EHESS-CNRS Paris) et du Domaine de sociologie de la communication et des médias (Université de Fribourg, Suisse [1]). Ces problèmes publics ont été traités comme des moments d’autoréflexion, d’auto-organisation et d’auto-institution de la vie collective. Ils ont été recadrés dans un horizon politique, celui de la république en train de se faire. La réception de la pensée pragmatiste de John Dewey a renforcé ce point de vue : la res publica (Cefaï et Pasquier, 2003) est désormais perçue comme le produit d’une activité collective. Dans des situations de trouble, des dynamiques d’enquête, d’expérimentation et de discussion s’engagent en vue de définir et de résoudre ce qui fait « problème », conjointement au déploiement de ces processus d’association, de coopération et de communication que Dewey qualifie de « publics ». Les tensions et conflits dans la configuration de ces problèmes publics donnent naissance à des arènes publiques. Mais l’optimisme progressiste qui était encore celui de Dewey en 1927 n’est plus vraiment de mise dans les années 1990-2000. Nous savons que de nombreuses épreuves de troubles ne donnent pas lieu à des dynamiques de problématisation et de publicisation, mais conduisent à l’inverse à une expérience de retrait, d’impuissance et de paralysie (Stavo-Debauge, 2012a). Toutes sortes de raisons peuvent empêcher ou bloquer la constitution de publics, de la mise en place de contextes de répression, de propagande et de manipulation à celle de dispositifs plus subtils de « pouvoir symbolique ». Parfois, des publics se forment, mais ils sont rapidement dépossédés de la définition et de la résolution des problèmes, pris en charge par des experts ou des élus — la pratique de délégation tourne mal. Parfois, les dramaturgies et les rhétoriques qui articulent le procès de publicisation s’avèrent n’avoir qu’une fonction rituelle ou cérémonielle de restauration de l’ « ordre moral ». Examinons à présent comment ces différentes options ont pu être explorées.

Résoudre un problème public, restaurer un ordre moral : deux lectures.

Un premier point peut être élaboré en compagnie de Quéré et de Widmer : la définition de problèmes publics permet de restaurer un ordre moral. Cette proposition peut cependant être entendue dans des sens différents.

Une première façon de comprendre cet ordre moral a été popularisée par Gusfield, qui s’est appuyé sur des travaux d’anthropologie symbolique — ceux de Mary Douglas et surtout de Victor Turner — pour saisir comment se constitue le problème de l’alcool au volant (Cefaï, 2009). Il analyse les manières de fabriquer et d’appliquer science et droit pour attribuer des causes et imputer des responsabilités, pour établir des faits et édicter des normes. De cette façon, la réalité sociale redevient explicable, rationnelle et maîtrisable et la peur du chaos qui affolait les auditoires de citoyens, d’électeurs ou d’administrés est conjurée. La situation problématique est à nouveau sous contrôle, parce qu’une institution compétente l’a prise en charge. Elle n’est plus une source d’angoisse. Elle laissait désemparé, pas tant parce qu’elle échappait à la rationalité instrumentale que parce qu’elle perturbait l’ordre symbolique. Widmer (1994a) développe une perspective semblable à celle de Gusfield, qu’il n’a pas encore lu à l’époque, à propos du problème de la drogue. Il ressaisit le drame moral qui se joue non pas dans un article de psychologie sur l’alcool au volant, mais dans une série de photographies de presse sur le thème de la drogue, publiées dans chacune des trois régions linguistiques de la Suisse, entre 1991 et 1993 (Widmer, 2010) [2]. La Suisse est à l’époque en pleine perplexité en relation au problème public de la toxicomanie. L’Office fédéral de la santé publique, contrôlé par une ministre de l’intérieur socialiste, tente de monter une votation fédérale et d’opérer un transfert des compétences en matière de santé publique des cantons au gouvernement fédéral. Le débat bat alors son plein, avec des propositions de dépénalisation de la consommation de drogues, ou tout au moins, de passage d’une politique répressive à une politique de distribution d’héroïne et d’accompagnement médico-social. Widmer et son équipe sont totalement impliqués dans ce processus. Ici encore, c’est une analyse du dispositif de catégorisation qui va être menée. Pointer en quoi la toxicomanie est un problème va de pair avec se définir soi-même comme non toxicomane, désigner une population de toxicomanes qu’il va falloir traiter, et donner un nouveau contour à la collectivité dont l’ordre moral est affecté. Widmer (1994a, 1996) montre donc comment, sur un premier jeu de photos, la représentation iconique de la Platzspitz, à Zürich, par son manque d’articulation entre figure et fond, induit un « rapport quasi-fusionnel avec la scène de la drogue » Les photos ne sont pas cadrées, on y voit des personnages sans tête et aux bras coupés. D’autres photos représentent des scènes indistinctes, vues de loin, ou des seringues dans des avant-bras, vues de près. Cette première phase est celle du chaos : le spectateur est aspiré par la scène, pris par l’angoisse d’être mêlé à cette assemblée de toxicomanes, de pâtir de violences ou d’être contaminé à son tour. L’absence d’ordre photographique symbolise l’absence d’autorité politique. Dans une deuxième phase, la représentation de la gare de Letten montre des toxicomanes à présent confinés entre les rails, dans cette zone liminale, dans la ville et hors la ville, où cohabitent la voie ferrée, métaphore du chemin à suivre et dont on ne peut dévier, et la promesse de voyage, réel ou artificiel, où se relâche le contrôle social. Dans une troisième phase enfin, les toxicomanes sont surveillés en premier plan par des policiers armés. Alors que « le regard était médusé, comme fasciné par l’objet de sa répulsion », la médiation de la police est introduite entre la scène de l’action et le lieu de la réception (Widmer, 1996, p. 9) [3]. Les toxicomanes ne polluent plus le centre-ville, ils sont parqués en marge ; une frontière a été tracée qui circonscrit les fauteurs de trouble (Widmer, 1994a). Cette politique d’intransigeance des policiers qui dressent un rempart vis-à-vis des dealers et des consommateurs l’emporte sur la politique d’accompagnement des travailleurs sociaux qui ramenaient les toxicomanes dans la communauté. Le trouble a trouvé une expression institutionnelle ; transformé en problème public, il est désormais contrôlé par les forces de police. Il n’y a guère de photos, précise Widmer (1996), qui montrent la distribution des seringues ou les locaux d’injection (ce qui aurait du reste pu accréditer un imaginaire de l’État dealer, colporté par la Ligue vaudoise). Par contre, la représentation des policiers armés est publiée à de nombreuses reprises, ré-établissant « un clivage net entre le pur et l’impur, entre l’ordre et le désordre » (Widmer, 1996). La représentation des policiers a une « fonction symbolique », ce qui « explique son caractère “infalsifiable” : la légitimité de la police ne dépend pas de ses performances » (ibid.). Widmer parle encore d’ « institution intransitive », qui n’est pas nécessairement « suivie d’effets » (ibid.), dont la principale vocation est d’assurer ses usagers que la situation est sous contrôle. Pour Widmer, la figure de l’État répressif l’emporte alors sur celle de l’État thérapeutique ou assistanciel, la « morale de conviction préservant un imaginaire de société sans drogues » (ibid.) sur la « morale de responsabilité mettant en jeu un processus d’essais et d’erreurs » (ibid.). L’issue de cette histoire sera la fermeture des scènes ouvertes, et une manipulation symbolique de l’opposition entre « consommateurs suisses » et « dealers étrangers » — cette dramatis persona étant bientôt confondue par l’extrême-droite avec celle des « dealers immigrés », puis des « requérants d’asile », contre qui sont mises en place des mesures de contrainte, au nom d’un droit d’exception contre les dealers. Un problème public risque toujours d’en cacher un autre — ici, on assiste à un glissement de la consommation de drogues au trafic et à l’immigration. Ce glissement va de pair avec une redistribution des places : Blocher, étoile montante de l’Union Démocratique du Centre, remporte sa première victoire sur ce terrain, assoit son autorité et sa légitimité et gagne sa place de personnage public, incontournable dans l’arène politique.

Sous certains aspects, Quéré rejoint Widmer autour de cette perspective fondée sur la lecture de Goffman et de Garfinkel. L’ordre social est un ordre moral. Du point de vue des membres d’une collectivité, ce qui va de soi dans la vie quotidienne est désirable et doit être respecté : sa transgression appelle des rites de dégradation ou des rites de réparation. Une situation problématique peut se constituer quand les gens commencent à discuter de normes tenues habituellement pour acquises, en particulier quand ils sont confrontés à ce qu’ils perçoivent comme un « trouble », en cas de rupture de cadre, au sens de la frame analysis de Goffman ([1974], 1991) : l’institution remédie à cette désorientation en remettant de l’ordre, en chassant le malaise, en restaurant des prises interprétatives ou pratiques, par un recadrage de l’expérience et de l’action publiques. Comme on l’a vu plus haut, cette remédiation est une médiation du problème au nom du public : elle lui donne une figure, des causes et des raisons, un nom et une définition et elle le circonscrit, le traite, le corrige, le régule, le guérit par les moyens appropriés. Elle le fait en instituant une politique qui doit être autant efficace que symbolique. S’il y a divergence entre Quéré et Widmer, c’est peut-être de ton. Quéré est sans doute plus « légitimiste » dans l’appréciation du rapport de confiance entre les membres d’une communauté et leurs institutions (Quéré, 2005, 2007). Il explique, dans le sillage de l’un des séminaires tenus avec Albert Ogien au CEMS, que la confiance dans les institutions « ne se réduit pas au fait de compter sur [leur] continuité, ni à celui de faire confiance à leurs agents » (Ogien et Quéré, 2006) et qu’elle « est aussi plus qu’une adhésion consentie à leurs idées normatives » (ibid.). Un problème public s’institutionnalise quand la mobilisation, qu’il a suscitée et qui l’a engendré, a accouché d’une institution qui en prend soin, et que les citoyens, sans se départir de leur droit à la critique, acceptent de s’en remettre à celle-ci, lui attribuent un « pouvoir quasi-discrétionnaire » (Quéré, 2001) et reconnaissent son autorité, sans chercher la plupart du temps à avoir davantage d’information ou d’emprise. Quéré ne fait pas le lien, à notre connaissance, entre les problématiques de la confiance et des problèmes publics, mais on peut poursuivre son raisonnement. Le déploiement d’un processus de publicisation va de pair avec une intense activité de « valuation » des situations problématiques [4]. Elle conduit à la formulation d’« idéaux », d’« idées normatives » et de « standards impersonnels » et, bien sûr, à l’engagement de disputes sur les critères du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du correct et de l’incorrect, du légal et de l’illégal, du conforme ou non au bien public, au cœur de l’enquête collective sur ce qui fait problème — enquête pour une bonne part médiatisée par des associations civiles et par des organes médiatiques. Les critères de l’expérience normative, autant que cognitive, se déplacent dans cette arène publique. Ils peuvent même être thématisés comme tels et devenir des enjeux explicites de dispute. Mais arrive un moment où des instances institutionnelles tranchent. La version de la réalité et la solution du problème portées par une organisation l’emportent sur les autres. Cette transition peut être vécue comme un abus de pouvoir, une confiscation et un assujettissement et susciter de nouvelles protestations, portant cette fois-ci sur des principes et des procédures — la solution devient à son tour un problème, comme Spector et Kitsuse l’ont décrit (Spector et Kitsuse, [1973], 2012). Mais le problème public n’en est pas moins confié à cette organisation réparatrice ou remédiatrice. Gusfield recourt à la métaphore de la « propriété » ([1981], 2007) pour souligner cet arrêt de la gestation du problème public qui va de pair avec une espèce de « désappropriation » du public (Gusfield, [1996], 2012), mais aussi, la plupart du temps, d’investissement de confiance, « jusqu’à nouvel ordre »…

Le pouvoir symbolique et sa limite : l’indétermination des publics.

Cette question nous renvoie directement au cœur des enjeux de pouvoir. On a souvent repris sans le savoir, dans le monde francophone, la critique qu’Alvin Gouldner avait adressée aux démarches microsociologiques. Elles se focaliseraient sur de trop petits objets et elles seraient incapables de se hisser au niveau des choses sérieuses : pouvoir politique, structures sociales et processus historiques (Gouldner, 1970). Mais cette sociologie des problèmes publics, qui tire son inspiration de Goffman ou de Garfinkel, ne cesse pourtant d’être traversée par ces questions. Widmer a proposé une respécification ethnométhodologique de la notion de pouvoir symbolique (Widmer, 2002) [5]. Partons d’une définition élémentaire du pouvoir symbolique comme un pouvoir de nommer, classer et instituer, qui impose à ses énonciateurs et à ses destinataires une certaine définition de la réalité, à travers un processus qui est indissociablement de cognition, de communication et de contrôle (Bourdieu, 1977). La thèse de Widmer reste différente de celle de Bourdieu, ou de celle mise en œuvre par Erik Neveu ou Patrick Champagne, en ce que ce pouvoir symbolique n’est pas explicable en dernière instance par une dynamique des champs et des habitus, qui rendrait compte des positions sociales de ceux qui l’exercent et sur qui il s’exerce. Si un pouvoir symbolique s’exerce bien à travers des opérations de cadrage, de circulation et de réception de messages médiatiques, par exemple, dans des contextes d’asymétrie, sinon de contrôle oligopolistique, des capacités de production, de diffusion et de lecture, les « effets » de ces opérations restent en partie indéterminés. On rencontre deux thèses dans la sociologie inspirée de Bourdieu : celle d’une programmation stratégique des produits culturels, à des fins de manipulation ou de vente, qui peut être attestée empiriquement par l’enquête ; celle d’une inégalité structurale, inscrite dans la constitution du champ médiatique, homologue à celle du champ social, qui engendre des effets de croyance et d’autorité à l’insu des agents. Widmer n’était pas insensible à ces positions. Il y était même, sans doute, beaucoup plus sensible que Quéré. Mais théoriquement et politiquement, l’un et l’autre nous semblent s’accorder sur le fait qu’elles manquent un point, celui de l’indétermination des publics. Quel que soit le pouvoir des médias et des leaders d’opinion, la thèse de Bourdieu, dans ses versions les plus « boulonnées », revenait à nier les pouvoirs de la conversation, de l’enquête ou de la critique. Le désir des consommateurs/dominés sur le marché/champ semblait être assujetti au pouvoir symbolique des producteurs/dominants, lequel exprimait et façonnait leurs rapports de classe (Bourdieu, 1979). Au bout du compte, ce n’est pas seulement l’opinion des sondeurs qui était remise en cause, mais l’existence de l’opinion publique en tant que telle. Par la suite, un espace de jeu sera reconnu par Bourdieu et ses héritiers à la résistance des dominés, à des rapports de force dans un champ social ou à la production d’une offre alternative par des consommateurs sur un marché médiatique ou politique. Mais ces logiques suffisent-elles à fonder une dynamique collective de publicisation [6] ? Pourquoi contraindre les dispositifs d’énonciation, avec leurs distributions de places, à redécrire à chaque fois, dans les formes du champ et du marché, pour finir par réduire l’ordre symbolique à un « marché de biens symboliques » ? Et que devient la question de la publicité — si l’on n’en retient, comme Bourdieu, que la question de la mise en discours ou en représentation des pratiques sociales — par une forme de dégradation de l’accountability en accounts et de la publicité en ressource stratégique ? La dimension esthétique et politique des arènes publiques n’est-elle pas perdue quand on s’en tient à reconstruire des logiques de l’offre et de la demande, du conflit d’intérêts ou du rapport de forces ? Celles-ci ne sont-elles pas elles-mêmes des modalités de publicisation, à examiner en tant que telles, plutôt que des schémas d’analyse à prétention universelle — une difficulté inhérente au projet d’une économie générale des pratiques ? Ou, dit autrement, un champ ou un marché ne sont-ils pas des cas-limites des arènes publiques ? La puissance critique de la notion de « public » de Dewey est du reste perdue quand les Actes de la recherche (2009, 176-177) se réapproprient la proposition de « sociologie publique » de Michael Burawoy et semblent la comprendre exclusivement comme un appel à la sociologie à sortir de l’« espace académique » et à « toucher de nouveaux publics ». Ce public comme auditoire est autre que le public de Dewey, qui subvertit la place d’énonciation à laquelle les médias l’ont contraint et qui parvient à faire valoir des points de vue alternatifs et à transformer le champ de l’attention publique, se gagnant parfois la reconnaissance des médias. Et cela même où le pouvoir des « producteurs de biens symboliques » (Bourdieu, 1980) lui est très défavorable — c’est ce qui fait la différence entre un régime démocratique et les autres types de régimes.

Ceci dit, c’est aussi une re-spécification de cette thèse du pouvoir symbolique qui nous est proposée par Widmer. L’exercice du pouvoir et la réception de ses actes sont des actions appariées, qui dispensent des places d’énonciateur, de destinataire et de référent. Parler de pouvoir symbolique, c’est décrire un processus communicationnel par où un énonciateur tente de contrôler la définition d’une situation sociale par un destinataire, tout en lui imposant ses propres catégorisations de qui est l’énonciateur et qui est le destinataire, le genre de questions qui valent la peine d’être posées et le genre de réponses qui peuvent ou doivent leur être données. En contrepoint, le processus de réception achève ou réalise ce processus communicationnel : les participants peuvent ou non accepter la définition de la situation qui leur est soumise, se glisser dans le dispositif de places qui leur sont attribuées, jouer le jeu qui leur est proposé — même si, la plupart du temps, la naturalisation de ce dispositif de participation dans l’expérience ordinaire en rend difficile la prise de conscience, la critique et la transgression, vécues comme des infractions à l’ordre cognitif et moral. La description de ces attitudes et conduites de réaction et de réception est capitale pour rendre compte de la formation des problèmes publics. On n’est ni dans le cas d’une imposition pure et simple d’un rapport de domination à la Bourdieu, ni dans celui d’une négociation de rôles d’interaction à la Anselm Strauss. Le pouvoir symbolique se lit dans le cadrage d’un message par un personnage, une organisation ou une institution et dans le format de participation (Goffman, 1991, 1989) qui est proposé à ses lecteurs, auditeurs ou spectateurs. Être attentif à ce que ceux-ci ne thématisent pas, c’est repérer ce qu’ils tiennent pour acquis en entretenant ce pouvoir symbolique. Mais la contingence de la réception est une propriété de l’espace public, ce qui fait qu’un auditoire peut toujours se transformer en public et peut toujours pervertir le « contrat de lecture » [7] qui l’unissait tacitement avec le producteur du message. Bref, dire que le pouvoir symbolique (et la possibilité de le contourner, de le neutraliser ou de le renverser) est inscrit dans un rapport structural entre producteurs et consommateurs ne suffit pas. Le pouvoir symbolique se joue dans un processus de cadrage, de circulation et de réception de messages, qui va de pair avec un processus de distribution de places — de places d’énonciation, et non pas de positions de champ —, de placement et de déplacement, d’emplacement et de remplacement. L’analyse structurale cède le pas à une analyse praxéologique.

Dans un premier temps, Widmer était proche de la position de Bourdieu. Il avait consacré son premier texte publié, alors qu’il séjournait à l’Université de Santa Barbara, à l’analyse conversationnelle d’un petit extrait télévisé de l’affaire du Watergate (Widmer, 1981). Il y montrait par quels procédés interactionnels le sénateur républicain Edward Gurney réussissait à discréditer John Dean qui avait incriminé le Président Nixon. La responsabilité morale d’un personnage public ne dépend pas seulement de preuves qu’il est susceptible d’apporter, mais aussi de sa conduite dans des tours de parole devant un public. Gurney imposait son pouvoir symbolique en usant de son droit de poser des questions et d’en définir le contenu, mais aussi de sa capacité à qualifier des actes, à exploiter le caractère vague des catégories, à jouer sur l’indexicalité des expressions et à prendre le public à témoin. Aux spectateurs d’en tirer les conclusions. Vingt ans plus tard, Widmer (1999) adopte une autre stratégie d’analyse d’un entretien du Président de la Confédération suisse, Jean-Paul Delamuraz, pour montrer comment s’exerce son pouvoir symbolique. Il analyse toutes les espèces de « savoirs tenus pour acquis » qui sont attribués aux destinataires anonymes de l’acte d’énonciation, à la fois des thèmes problématiques qu’il est légitime d’aborder publiquement, des manières de les traiter, qui fixent un genre d’action reconnaissable, et des catégories d’identification de personnes collectives. Qui sont les « destinataires présumés » de la parole de Delamuraz ? Le lectorat auquel s’adresse le journal rassemble des porteurs d’opinions individuelles, présupposé de la presse libérale, mais aussi les habitants du canton de Vaud, où l’organe de presse est avant tout diffusé, et plus largement les « membres d’une collectivité nationale » — la Suisse — à laquelle ils sont supposés s’identifier. Delamuraz fixe une partition entre ce qui fait un bon Suisse et un mauvais Suisse (Terzi, 2005). Le statut du Président, figure politique du primum inter pares, renforce l’accomplissement de cette opération rituelle d’unification de la pluralité de la Confédération. Son verbe fait tenir ensemble cette multitude. Widmer évoque une homologie entre la place d’énonciation du présentateur du journal télévisé [8] — « les yeux dans les yeux » est une prérogative qui lui est réservée — et celle du Président qui s’adresse au public sans la médiation des corps intermédiaires ou des instances représentatives. Le titre, « Une volonté de déstabiliser la Suisse », plante le décor : il existe « une volonté » derrière l’affaire des fonds juifs en déshérence (appartenant à des victimes de la Shoah et non restituées par les banques ou les assurances) et de l’or nazi (concernant les transactions entre la Banque nationale suisse et le régime national-socialiste) [9]. Le pouvoir symbolique est inhérent à un dispositif de catégorisation, qui est tout autant un « dispositif d’action collective » (Widmer, 1999b, p. 9) — et ce même si « faire voir une situation problématique » est autre chose que « faire faire une intervention permettant de résoudre la situation ainsi décrite » (Terzi, 1999, p. 188). Il se joue dans un ensemble de choix qui fixent une configuration agonistique. La désignation du sénateur D’Amato comme ennemi de la Suisse, et implicitement, substitut des Juifs, n’est pas seulement une figure de style. Elle se répercute en Suisse même par le rejet de tous ceux qui se désolidarisent de la collectivité nationale, unie contre les attaques de l’étranger et qui remettent en cause les entreprises privées, qui doivent être défendues comme de véritables biens communs (les banques dans ce cas, et les firmes agroalimentaires et pharmaceutiques dans le cas du génie génétique) (Terzi, 2005, p. 226 sq et 749 sq). Cette prise de position de Delamuraz (que l’on pourrait lire comme une modalité du footing de Goffman) se serait traduite par une inondation des rédactions de journaux par des lettres antisémites ; et elle a été suivie par une marée d’interventions de personnages publics sur la non-culpabilité et la non-responsabilité de la Suisse. L’affaire des fonds juifs et de l’or nazi va ainsi mettre en œuvre différents dispositifs d’action collective : celui de l’accusation (accusateur, accusé, enjeux, plaidoyers, victime, avocat, juge…), celui du reproche (qui se porte sur le terrain des principes moraux plutôt que juridiques) ou celui de l’attaque (attaquant, attaqué, stratégies, objectifs, armes, alliés, traîtres…). Le pouvoir symbolique est « le pouvoir de dire ce qui se passe et la signification que cela a pour la collectivité » (Widmer, 1999b, p. 13). Ce peut être celui d’un politicien ou d’un journaliste, mais aussi celui d’un mouvement social qui atteste de l’existence d’un public, le rend sensible et fait entendre sa voix. Widmer croyait percevoir certaines modalités tyranniques dans la production de l’ordre social, moral et politique en Suisse, sous les dehors d’une démocratie exemplaire, ce qui le conduisait à une forme de découragement : « Il ne reste plus à l’homme de gauche que l’exil intérieur », disait-il parfois. Le pouvoir symbolique lui semblait alors sans reste.

Widmer montre que le discours médiatique (ici, l’entretien avec Delamuraz) n’est pas un médiateur neutre entre un public implicite et un événement rapporté. Il façonne son lectorat autant que son matériau — quel que soit le degré de résistance de l’un et de l’autre. Tout en visant un large public, qui pourrait sembler en droit indéfini, il propose un nombre fini de modèles, « pour des raisons d’économie de l’attention publique », mais aussi pour des « contraintes inhérentes à l’instauration d’un ordre culturel » (Widmer, 1999b). Ce qui fait par exemple le succès du récit du mariage d’une Suissesse avec un Massaï n’est pas simplement de l’ordre du fait divers cocasse ou de la human interest story (McGill Hughes, 1940) : à travers sa réception par un lectorat, ce livre [10] interroge « le rapport d’une collectivité à soi », pointe vers une identité collective et reconduit un ordre culturel. Le récit de presse, « en proposant un modèle d’identification implicite, permet à une multiplicité de se reconnaître comme unité » (Widmer, 2000). La liaison amoureuse entre une Suissesse et un Massaï est ressaisie dans le cadre d’une rencontre interculturelle et elle est le prétexte à une spéculation sur la « culture suisse » et sur l’« identité suisse ». Les discours médiatiques, et les discours publics en général, ont une puissance de cadrage, au sens de Goffman, du sens des situations. Ils médiatisent le rapport réflexif que les individus entretiennent de soi à soi — on pourrait recourir ici au looking-glass effect que Cooley avait identifié et que Mead allait développer dans Mind Self, and Society ([1934], 2006) — en leur offrant un spectre de possibilités d’identification à des collectifs. Ils permettent aussi à des collectivités de se constituer comme telles [11], souvent dans un jeu de miroirs avec un Autre, rencontré, fantasmé, idéalisé ou exécré (Widmer, 1992b), et pas seulement à l’indicatif, mais aussi « au subjonctif », en ce que cette collectivité imagine ce qu’elle pourrait ou devrait être (Widmer, [1996], 1998). On pourrait ainsi repérer un double mouvement : les médiations, quand elles autorisent une relation d’auto-réflexion, donnent lieu à une enquête, mais elles peuvent aussi nous précipiter dans un imaginaire et nous rendre captifs de notre fascination pour des images et des symboles. Et l’on retrouverait là un balancement que Lefort (1976, 1978) avait thématisé et qui avait marqué le jeune Quéré, entre capacité à retrouver le sens de l’interrogation démocratique et assujettissement à des formes idéologiques qui se jouent de nous. Nous sommes parfois manipulés par les médiations plutôt que nous en usons pour nous émanciper et ces médiations peuvent être instrumentalisées par d’habiles tribuns à des fins de contrôle social ou politique. Sur ce point, Widmer fait sentir sa fibre de sociologie critique, en particulier quand il s’interroge sur la performativité de l’image publicitaire et sur la façon dont elle nous empêtre dans des processus consuméristes d’identification et d’imitation [12]. Mais les nouvelles, aussi, peuvent se transformer en machines à croire et à faire croire : opérateurs de réflexivité pour un public à qui elles proposent des résultats d’enquête et d’analyse, il leur arrive de remplir une fonction de pourvoyeuses de fétiches qui empêchent de penser et d’agir.

Expérience publique et dispositifs de catégorisation.

Ce point ouvre sur une série de questions qui sont souvent traitées sous la rubrique de la « culture politique », mais que l’on gagne à aborder en termes d’« expérience publique ». Ici, nous rejoignons Quéré et le beau travail d’exégèse qu’il a fait de Dewey. L’expérience des problèmes publics ne se donne ni comme l’effet de structures objectives, ni comme un train de représentations subjectives. Cette opposition entre le subjectif et l’objectif, classique quand on parle de problèmes publics, nous embarque dans une mauvaise direction. Le détour par la notion d’Erfahrung, proposée par Hegel, retravaillée par la phénoménologie et par l’herméneutique (de Husserl à Gadamer et Koselleck), est ici utile.

L’expérience désigne une épreuve qui modifie à la fois ce dont l’épreuve est faite, ou ce qui est soumis à l’épreuve, et celui qui subit l’épreuve. L’épreuve peut être occasionnée par la confrontation non seulement avec un objet ou un matériau, mais aussi avec une parole, un acte, un texte, une œuvre d’art, un événement ou une situation. Elle est source de découvertes aussi bien sur le monde que sur soi, parce qu’elle implique l’exploration et l’explicitation des résultats et des effets de l’interaction qui la fonde, et parce qu’elle introduit de nouvelles possibilités de compréhension et d’interprétation. Elle est donc productrice non seulement de vérité, que ce soit sous forme de connaissance ou de compréhension, mais aussi d’individualité (celle de l’événement, de la situation, de l’objet, du texte ou de l’œuvre) et d’ipséité (celle de celui qui fait l’expérience et est instruit par elle) (Quéré, 2002b, p. 132).

Le pragmatisme a eu des intuitions similaires. L’expérience est un processus d’organisation dynamique d’un système qui ne cesse de se faire dans les transactions que des organismes entretiennent avec d’autres organismes et avec leur environnement. Il n’y a pas une société comme sujet collectif en face d’un univers objectif, mais des événements qui font irruption et qui perturbent un ordre établi. Un public se forme, dont les membres partagent une expérience en commun. Ce qui allait de soi — par exemple, les relations entre hommes et femmes, les manières de cuisiner et de manger ou l’enfermement des handicapés à la maison — devient problématique, suite au travail accompli sur l’expérience par un certain nombre de mobilisations collectives. De même, un certain nombre de processus se développent qui n’avaient jusque-là même pas eu d’expression en conscience et qui finissent par faire sentir la nécessité, là où régnait le laisser-aller, de régulations économiques, écologiques ou démographiques — que l’on pense aux règles de santé ou de sécurité publique dans les grandes métropoles. Ou encore, ce peut être une décision politique, celle de supprimer des postes d’enseignants, de construire un barrage dans une vallée habitée, de sanctionner un groupe religieux ou d’exempter d’impôts une catégorie sociale, qui va être remise en cause — moins sur des questions de principe qu’en raison des dommages que l’on peut en attendre. Dans tous ces cas, l’organisation du système « organismes-environnement » est perturbée et advient une expérience publique : une communauté se constitue autour de l’expérience partagée, mais conflictuelle, d’une situation problématique et de la perception des conséquences néfastes qu’elle a ou risque d’avoir sur des individus, leurs formes de vie ou leur milieu écologique ; et cette communauté comprend des individus directement, mais aussi indirectement concernés, par la situation problématique. Ceux-ci passent alors d’un régime de certitude ordinaire à un régime d’interrogation, dit autrement, d’un régime fiduciaire à un régime d’enquête (Quéré, 2009). Ils sont traversés par des émotions (Quéré, 2012) pour le moins inhabituelles et se mettent à poser des questions inouïes. Au bout du compte, un public se forme : dès lors que l’on évite de le réifier et de l’hypostasier comme un sujet collectif [13], il se donne comme « forme et modalité d’expérience » (Quéré, 2003). Le public n’est autre que le processus, fait de passions et d’actions collectives, qui organise l’expérience de ses membres. L’expérience du public (comme porteur et comme thème de l’expérience) est une expérience publique.

De quels outils dispose-t-on alors pour décrypter cette expérience publique ? L’entrée la plus évidente, pour Widmer comme pour Quéré, est celle des catégories. Les catégories ne sont jamais isolées. Elles se donnent au minimum par paires, et souvent par constellations. Elles induisent la manière de voir les choses et de définir les situations pour des locuteurs et leurs auditeurs. Elles indiquent dans quels contextes d’expérience il leur faut s’engager : les buts qu’il leur est pertinent de viser, les savoirs pratiques qu’il leur faut mobiliser et les identités complémentaires qu’il leur faut adopter. Ces dispositifs de catégorisation ont été discutés très tôt en France, par exemple dans Décrire un impératif (Ackermann, Conein, Guigues, Quéré et Vidal (éds.), 1985) — Widmer se positionnait même avant sur la question des « classements » (Widmer, 1983). Dans un ouvrage coédité avec Fradin et Widmer, L’Enquête sur les catégories (Fradin, Quéré et Widmer, (éds.), 1994), Quéré se démarquera clairement des thèses mentalistes ou représentationnistes en définissant l’opération de catégorisation comme une « procédure réglée d’institution de la réalité objective des faits sociaux et d’accomplissement des activités pratiques » (Quéré, 1994). La référence à Harvey Sacks (Bonu, Mondada et Relieu, 1994) est alors centrale. On pourrait encore parler de schème pratique d’organisation de l’expérience de la situation, qui ne se laisse pas réifier dans les cartographies et les taxinomies de la psychologie cognitive. L’opération de catégorisation fait percevoir, évaluer et agir dans la situation, non pas comme quelque chose qui se passerait dans la tête des personnes, réverbérant des représentations collectives, mais en immanence à l’organisation séquentielle des activités et des interactions et à leur distribution dans des arrangements matériels, notamment des artefacts cognitifs. Certaines de ces catégories sont implicites, mises en œuvre pour désigner, nommer et identifier, sans être remarquées, d’autres sont des ressources utilisées, de façon réfléchie, à des fins stratégiques. Widmer aimait donner un exemple en cours pour faire comprendre en quoi consiste la pertinence des usages de catégories. Il substituait à la phrase descriptive : « Le bébé pleurait. La maman l’a pris dans ses bras » (Sacks, 1974), la phrase ubuesque : « Le mammifère pleurait. La députée l’a pris dans ses bras ». Cette phrase reste correcte d’un point de vue grammatical, mais elle n’a plus aucun sens eu égard à la situation. Il aimait un autre exemple : « Je me suis promené et j’ai vu une ferme sans alligator ». D’un point de vue référentiel, cette phrase est exacte, mais ce type d’absence, dans notre monde, est dénué de pertinence, à la différence de la phrase : « Je me suis promené et j’ai vu une ferme sans chien ». Comprendre une situation, c’est en maîtriser les dispositifs de catégorisation.

Pour enquêter sur la façon dont se donne une expérience des problèmes publics, il faut enquêter en premier lieu sur le travail de catégorisation qui l’articule (et, plus largement, en suivant Paul Ricœur que Quéré (2006) affectionne, sur son « réseau conceptuel » et sur sa « séquentialité narrative »). Cette démarche n’a rien à voir avec les différents types d’analyse de contenu qui pullulent en études des médias. Elle permet de comprendre comment se met en place un ordre cognitif et moral (Jayyusi, 2010). Le travail de catégorisation opère une distribution, par exemple, des rôles de dénonciateur, de victime, de coupable et de juge (Atkinson et Drew, 1979), comme nous l’avons vu plus haut sur le cas Delamuraz, irréductible à des effets de position ou de disposition dans un champ social. Il qualifie des décisions ou des actions comme bonnes ou mauvaises, correctes ou incorrectes, légitimes ou illégitimes, acceptables ou insupportables… Il détermine des faits, attribue des causes et impute des motifs, estime des dommages et suppute des responsabilités (Watson, 1983)… Il n’est pas question ici, selon nous, de « construction sociale » ou d’ « interaction symbolique », ni même, d’ailleurs, d’ « intersubjectivité dialogique » ou de « délibération collective ». Le travail de catégorisation opère à travers des activités textuelles, imageantes et symboliques, qui peuvent être mises au service de stratégies, mais qui se temporalisent pour une bonne part sans être maîtrisées par personne. Ces activités sont réflexives et deviennent même des enjeux de critique et de dispute dans l’incandescence des dynamiques de problématisation et de publicisation, mais, une fois qu’un problème social s’est refroidi, elles s’imposent avec l’évidence de ce qui va de soi. Plus besoin de suivre les chaînes d’imputation à l’entrepreneur des vices du capitaliste et du pollueur (ou au chômeur, des vices du paresseux et de l’assisté), qui relèvent de la conviction politique de l’électeur de tel ou tel camp. Plus besoin d’invoquer la relation de causalité entre élevage intensif et marées vertes, qui se voit immédiatement sur la plage et imprègne le dégoût perceptif et l’indignation morale du promeneur. Il devient alors difficile de contrer un tel consensus affectif, cognitif et normatif, qui est affaire de « foi perceptive », au sens de Merleau-Ponty, mais aussi de croyance intellectuelle, morale et politique. Mais il est une autre dimension de l’expérience des problèmes publics que l’on doit prendre en compte quand on quitte le registre des « stéréotypes », comme disait Walter Lippmann, qui figent le travail de catégorisation. On doit repérer les activités d’enquête [14]des membres d’un public ou de ceux qui sont en charge de le faire en son nom — journalistes, scientifiques, policiers, juges, lanceurs d’alerte, travailleurs sociaux, activistes d’ONG… Ceux-ci ne se contentent pas de jongler avec des stéréotypes ou de se livrer à des stratégies dramatiques, rhétoriques ou narratives pour le profit de groupes d’intérêt ou pour asseoir des rapports de domination. Ils mettent en œuvre un certain nombre de méthodes au service de ce qu’ils croient être la vérité, le droit et la justice. Une perspective pragmatiste sur la constitution des problèmes publics rompt ici avec la plus grande partie des sociologies des problèmes sociaux. La reprise de Dewey nous invite à explorer cette dimension de l’enquête collective, pendant longtemps négligée ou rabattue — dans le cas de la statistique chez Gusfield (2009), par exemple — sur la seule dimension rhétorique des stratégies de persuasion des auditoires.

Quand la publicité sert l’enterrement des problèmes publics : langue et politique.

La publicité peut cependant avoir des effets contraires à ce qu’une attitude optimiste pourrait nous en faire escompter. Les dispositifs de catégorisation qui commandent à l’organisation endogène de l’expérience publique peuvent verrouiller la formation des problèmes publics. La médiation la plus évidente de l’expérience publique — sa forme et son matériau, son milieu ou son élément — est la langue. L’étude des activités discursives ouvre à celle de l’institution de collectifs politiques et de l’organisation des espaces publics (Acklin Muji, Bovet, Gonzalez et Terzi, 2007). Widmer, germanophone de naissance [15], à travers ses enquêtes sur le plurilinguisme en Suisse, en donne la meilleure formulation dans Langues nationales et identités collectives (Widmer, 2004), mais faut-il rappeler que Quéré, bretonnant jusqu’à son entrée à l’école primaire, a commencé sa carrière comme sociologue des mouvements sociaux, et que son premier objet de recherche a porté sur les dynamiques de mobilisation régionaliste en Bretagne et en Occitanie — y compris la dimension politique du rapport entre langue et identité collective (Quéré, 1978, 1984). L’un des constats de l’équipe de Fribourg est en tout cas la coïncidence des zones de problématisation et de publicisation avec les régions linguistiques. Widmer le montre pour certaines hantises comme celle du « plombier polonais », devenu un symbole des migrations professionnelles à l’intérieur de l’Union européenne et un symptôme des réactions protectionnistes que peut engendrer le libre marché (Widmer, 2005a). Pourquoi ce qui fait problème dans une communauté linguistique apparaît sans pertinence dans une autre ? Et pourquoi, lorsque des problèmes sont malgré tout partagés, les solutions qui leur sont proposées ne convergent-elles pas ? Widmer s’est proposé de donner une explication compréhensive du lien entre langues et configurations de l’espace public (Widmer, 1999c, 2005). Il s’est appuyé pour cela sur les résultats d’élections, prenant acte des corrélations établies statistiquement entre appartenance à une communauté linguistique et types d’attitude ou de conduite sociopolitique — le « fossé des röstis » (Röstigraben) qui divisait Alémaniques, Romands et Tessinois (Widmer, 2005b). Si Quéré serait plus facilement porté à une espèce de méfiance herméneutique vis-à-vis de tels comptages, les résultats d’élections, pour Widmer, donnent de l’intelligibilité à l’ordre social. La comptabilité est prise au sens de l’accountability selon Garfinkel (2007) : rendre comptable, rendre compte et rendre des comptes. Widmer part donc des votations, sur tel ou tel problème, qui ne cessent d’être faites en Suisse, commune par commune, comme indicateur d’une expérience publique. La science politique constate une congruence entre culture politique et frontière linguistique — avec l’exception relative du canton de Bâle et des grosses villes germanophones qui votent tendanciellement comme les Romands. Selon Widmer, la langue est un facteur d’explication du vote : apprendre une langue, c’est s’initier à un certain type de rapport entre langue et communauté, et donc de rapport à la loi. C’est participer d’un univers de discours, c’est aussi se constituer à l’épreuve du « tiers-symbolisant » autour duquel s’opère l’intégration de la communauté. Pour aller vite, ce tiers joue à l’intérieur des « parlers » alémaniques (ordre métonymique) et de l’extérieur dans le français standard (ordre métaphorique). La question de l’État, de la loi et de l’appartenance s’y pose du coup de façon très différente. L’ordre de la langue contribue à articuler une architecture collective, tendue entre un pôle civique (par exemple républicain) et un pôle identitaire (par exemple populiste) — Widmer ayant également à l’esprit la surdétermination du clivage linguistique de la Suisse par l’opposition entre droit romain et droit germanique et visant probablement, dans l’espace philosophique, une position médiane entre communautarisme et libéralisme. Mais Widmer va plus loin. C’est sans doute une caractéristique de la politique suisse que les citoyens sont régulièrement appelés à donner leur opinion sur tel ou tel problème, soulevé par des campagnes de votation. Mais c’est aussi l’un des paradoxes de cette démocratie semi-directe que les votations ont pour « effet d’inviter les citoyens à se mobiliser pour renoncer à réguler une situation, voire même pour refuser d’entrer en débat sur cette régulation » (Bovet, 2006, p. 46). C’est ainsi que le secret bancaire, le commerce de l’armement ou la recherche sur les cellules souches, tout en ayant été soumis à des activités de critique, de dénonciation et de revendication de la part de publics confinés, ont échoué à se constituer en situations problématiques à l’échelle de la Confédération (Bovet, 2006 et 2007). L’analyse de Widmer a finalement une portée politique, celle de montrer comment une procédure participative peut être mise au service de l’enterrement de certains problèmes publics. De façon plus générale, certaines dynamiques de publicisation court-circuitent l’enquête, font taire certaines voix critiques, éteignent les amorces de débat, détournent l’attention de questions politiques.

Certains des étudiants de Widmer et Quéré vont emprunter cette voie. Cédric Terzi (2005) étudie le rôle de la Suisse dans l’affaire dite des fonds juifs et de l’or nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, qui a ébranlé le monde de la banque et écorné un mythe national. Pas question de rapporter le déploiement des disputes qui configurent cette affaire à des intérêts constitués, des structures sociales ou des communautés établies (Terzi, 2003). Le modèle de l’analyse conversationnelle de l’organisation séquentielle des débats publics est mis à l’épreuve d’une controverse qui s’étend sur plusieurs années. Terzi travaille sur un grand nombre de textes, en partant des « multiples façons dont ceux-ci se font écho » (Widmer, 1999b, p. 11) dans le cours d’une controverse et en s’arrêtant sur des moments critiques. Widmer aimait la métaphore du « géologue [qui] n’étudie pas le sous-sol d’une colline en la retournant mais en combinant des relevés aériens (extensifs) et des forages ponctuels (intensifs) » (ibid.). Cette variation des grandeurs d’échelle ne se fait cependant pas de manière aléatoire. Elle épouse les dénivelés de pertinence, les moments de rupture, les événements qui font date, les actions portant à conséquence, les nœuds d’une intrigue, les sorties de crise, du point de vue des acteurs impliqués dans un conflit ou une controverse. Le corpus de presse ne délivre pas son sens par une modélisation a priori : il se déploie comme une configuration narrative. Alain Bovet (2007) suit quant à lui la controverse sur les organismes génétiquement modifiés, qui touche de près aux intérêts de l’industrie agro-alimentaire. Il propose une analyse longitudinale de la constitution du public du génie génétique en Suisse, périodisant ses phases, repérant les configurations d’acteurs et les modes de problématisation qui se succèdent, faisant le lien entre campagnes de presse, mobilisations collectives, décisions politiques et votes législatifs. Puis dans un deuxième temps, il recourt à l’analyse conversationnelle pour rendre compte d’un débat télévisé comme site révélateur (perspicuous setting) des ressources et des procédures de sens commun, publiquement disponibles, mises en œuvre dans le débat sur le génie génétique. Il en conclut qu’un certain nombre de questions ne peuvent être posées, non pas parce qu’une censure serait exercée par des groupes d’intérêt, ni parce que des « dominés » impuissants seraient prisonniers de la malice des « dominants », mais parce que l’organisation endogène des débats publics bloque la problématisation de la production et de la consommation d’OGM. On pourrait encore, avec Bovet et Terzi, raconter l’histoire de la catastrophe de Gondo (Bovet et Terzi, 2012) et du traitement médiatique de cette avalanche meurtrière, qui a bien donné lieu à une dynamique de problématisation et de publicisation, mais pour qualifier la catastrophe de phénomène naturel, sans déterminer de causes ou assigner de responsabilités humaines, et pour célébrer le génie du peuple suisse, capable de s’unir face à l’adversité dans un grand élan humanitaire. Dans ces différentes études de cas, la neutralisation des enquêtes, discussions ou protestations, qui auraient pu faire naître des problèmes publics, conduit à la restauration d’un ordre social, moral et politique. Le drame médiatique s’adresse à et mobilise le « peuple suisse » (dans l’ordre métonymique), mais bloque la possibilité de constitution d’un « public » au sens de Dewey (dans l’ordre métaphorique).

De son côté, Dunya Acklin Muji (2007) restitue la controverse autour de l’enseignement des langues à l’école publique et du maintien du pluralisme linguistique dans la Confédération helvétique à partir d’un corpus de presse écrite de 1300 articles, sur un échantillon de journaux tant alémaniques que romands et italiens, en recourant à un classement chronologique par genre (édito, dépêche, interview, brève, article signé etc.) et par emplacement (titre, sous-titre, chapeau, auteur, etc.). Elle s’attarde en particulier sur plusieurs tournants qui, à chaque fois, mobilisent les énergies et les passions selon des lignes de partage linguistique et politique, menacent l’architecture du vivre-ensemble du pays dans son ensemble et ébranlent les principes de la coexistence fédérale. Retenons-en un : la décision du gouvernement du canton de Zurich de donner la primauté à l’enseignement de la langue anglaise fait scandale et pose problème. La principale justification publique de cette mesure, plébiscitée par les parents et les élèves, est qu’elle serait la langue internationale des affaires, bien plus utile du point de vue de l’efficacité et de la rentabilité économiques que la langue française, en perte de terrain, rabaissée au rang de langue nationale. Deux controverses se recoupent en une : sur le statut des langues, mesurées selon l’échelle de valeurs du profit industriel, commercial et financier et sur le statut de l’école obligatoire, glissant d’une fonction d’intégration et d’éducation civiques vers une fonction d’agence de services pour des consommateurs. Bien sûr, une batterie de contre-arguments sont énoncés en retour, la plupart centrés sur la défense de l’« intérêt national d’un pays plurilingue » : le pluralisme linguistique sur lequel a été fondée l’unité de la Confédération est remis en cause par les propositions favorisant l’anglais par rapport au français. Contre la teneur « utilitariste » des arguments zurichois, les opposants — quelques élus alémaniques, de nombreuses instances en pays romands — constituent le pluralisme linguistique et la cohésion nationale comme des biens publics, méritant d’être défendus. Dunya Acklin Muji montre comment le cadrage du problème linguistique en termes de « guerre des langues » tend à réduire le débat à un calcul d’intérêt « français ou anglais ? » et à rejeter à l’arrière-plan la question scolaire ou la question fédérale. Son analyse est intéressante en ce qu’elle rend compte du processus de dépolitisation d’un problème public, celui du pluralisme linguistique, rendu possible par un certain type de rapport à la loi, à la langue et à la communauté, sous couvert de solution technique et administrative par des experts. Et elle montre également que si les clivages linguistiques permettent d’anticiper à peu près les positions des uns et des autres, le déroulement de la controverse n’en est pas moins imprévisible : si les débats sur l’assurance maternité et sur la loi sur l’asile réactivent la dramatisation du clivage linguistique, la décision de février 2000 du canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures d’introduire l’anglais dès l’école primaire n’a aucune conséquence.

Étudier la constitution d’une arène publique revient à pointer les différents types d’opérations — en particulier, d’enquête, d’expérimentation et de discussion — qui y sont mises en œuvre, ou auxquelles on aurait pu s’attendre et qui ne sont pas mises en œuvre. On touche ici, chez Widmer et plus encore chez ses étudiants, à un exercice critique qui revient, en imaginant des champs de possibilités alternatives, à comprendre en quoi certains dispositifs d’énonciation conduisent à ne pas poser certains problèmes ou à forclore certaines solutions. Comme si une certaine configuration imaginaire s’incarnait dans le réel et interdisait de prospecter, de tester ou de discuter au-delà, privant du pouvoir de questionner le vrai et le faux, et parfois même le droit et le tort, le juste et l’injuste (Lefort, 1976, 1978). La ligne de partage est mince et fragile entre le délire et la lucidité (sur le terrain religieux, voir Gonzalez 2011 et 2013, Stavo-Debauge 2012b).

Retour sur l’opinion publique et ses médiations.

« Comment se constitue une collectivité de membres distants et inconnus les uns des autres, en tant que fait social pour les membres » (Widmer, 2004, p. 10) ? Quéré et Widmer semblent partager une conception forte des « médiations » de l’opinion publique. N’entendons pas par là les infrastructures matérielles, économiques ou technologiques, qui organisent la production, la circulation et la distribution des messages médiatiques, ni même les activités professionnelles qui les animent dans des salles de rédaction ou des maisons de production. Pour Quéré, il s’agit avant tout de « médiations symboliques » qui spécifient un mode de rapport des participants à eux-mêmes, aux situations et aux autres, qui leur ouvrent des horizons d’attentes et organisent leurs points de vue. Elles permettent aux participants de développer une perspective commune et de se l’indiquer à travers leurs interactions en se la rendant mutuellement sensible. Dans Des miroirs équivoques (1984), le sens de ces « médiations symboliques » était mis à l’épreuve de la thèse alors à la mode de la postmodernité. L’ébranlement de toute forme de repère transcendant donnait lieu à une crise de la représentation du réel, redoublant la « tyrannie des intimités » et le brouillage de la frontière du public et du privé et s’accompagnant d’un échec pour les repères du pouvoir, de la loi et du savoir de s’imposer à tous. Le « nouveau régime de visibilité sociale » (ibid., pp. 55-59) abolissait l’objectivité des « médiations symboliques », des « cadres normatifs et des modèles cognitifs » (ibid.). « L’affaiblissement de la constitution symbolique de l’interaction sociale » (ibid., p. 84 sq) autour du « pôle de l’Institution » (ibid.) conduisait à une perte de capacité d’action et de jugement. Ce point de vue s’est déplacé avec le temps, en direction d’une praxéologie de l’opinion publique (1991) ou d’une réflexion sur la « confiance dans les institutions » (2005) (avec ce mixte de déférence pour leur autorité et de respect de leur légitimité assorti d’une exigence d’accountability). Mais l’idée d’un tiers neutre, qui fasse médiation, est restée.

Pour Widmer, la question de la médiation se pose différemment. On en trouve un premier sens dans « Le médium et son esprit » (1989a), où il retrace une histoire des « technologies de la représentation » et des « méthodes d’inscription » et esquisse une sémiotique des médias, au sens large. Mais il s’agit avant tout pour lui de décrire comment « un énonciateur prend en charge un monde possible pour un lectorat implicite » (Widmer, 1999d, p. 196). Moyennant quel « entrelacs complexe de catégorisations » des places d’énonciateur et de destinataire sont-elles distribuées ?  En vertu de quel contrat d’information les médias s’adressent-ils à des auditoires ratifiés ? Quelle lecture un journal programme-t-il ? Le « contrat d’information » peut associer plusieurs modalités d’engagement des énonciateurs et de leurs destinataires. La stratégie du propriétaire et de l’éditeur sera de toucher un maximum d’acheteurs-consommateurs d’un magazine, en leur fournissant un produit qui leur convient : il intervient sur un marché de la presse qui obéit à des intérêts économiques. L’auteur d’un article, quant à lui, prendra l’engagement vis-à-vis de ses lecteurs de leur fournir une histoire distrayante, exotique, divertissante, ou une information originale, significative, édifiante, qui les conduira à voir autrement leur vie quotidienne et le monde dans lequel ils vivent. Enfin, le journal comme organe politique s’adressera à des citoyens, membres d’une collectivité qu’il fait exister en lui tendant un miroir, en lui proposant des critères d’identification et de démarcation d’autres collectifs, en lui soumettant et l’exposant à des récits d’ordre moral et politique. Suivez le contrat d’information et vous aurez l’auditoire.

Widmer et Quéré ne cherchent donc pas seulement à montrer comment différents corps professionnels coopèrent dans la production des journaux ou des débats télévisés — quand Widmer évoquait la « rédaction » du magazine d’actualité, il en faisait le « lieu qui définit un rapport aux événements qu’il traite et un rapport aux destinataires de ses propos » (Widmer, 1991, p. 34). Ils ne cherchent pas non plus à analyser la structure oligopolistique du système des médias — encore que Widmer (1994b) soulève le problème de l’écologie et de l’économie des médias au moment de la création de S-Magazine [16] et dans ses analyses de l’espace journalistique en Suisse. Ils ne cherchent pas, enfin, à saisir sur le vif comment ces programmes sont reçus par les membres de publics [17] — encore que Quéré (1996) ait été l’un des premiers commentateurs en France de la théorie de la réception. Tous ces programmes de recherche sont cruciaux pour une sociologie des problèmes publics, mais c’est autre chose qui est ici visé. Il s’agit d’enquêter sur l’organisation sensible et l’ordonnancement séquentiel des configurations de données (dessins, photographies, titres, annonces, informations, commentaires, éditoriaux, entretiens…) qui font la matière de l’expérience médiatique, et de comprendre ce qu’ils médiatisent. « Analyser un texte comme pratique, c’est y découvrir les traces de sa production comme sens et l’anticipation de sa lecture comme proposition de lire le monde d’une certaine manière » (Widmer et Terzi, 1999b, p. 8). Pour rendre compte d’un problème public, ou de ce que l’on qualifie, en français, de « scandale » ou d’« affaire » (sur le sida, voir Barthélémy, 1996) [18], il faut suivre les inflexions des dispositifs d’énonciation qui se décèlent dans des corpus médiatiques et qui projettent des « dispositifs d’action collective possible ». Chaque discours distribue des places de référent, d’énonciateur et de destinataire : qui parle ou écrit, pour qui et sur quoi ? Il s’adresse à un public implicite (Barthélémy, 1999 ; Bovet et Terzi, 2011) — invité par les programmes médiatiques à concentrer son attention sur tel ou tel problème, à se projeter dans telle ou telle histoire et à adopter tel ou tel type d’« attitude spectatorielle ». Le raisonnement s’arrête cependant souvent là. On pourrait le rouvrir. La place indiquée de ce public implicite, présumé être porteur d’identités, d’intérêts, de désirs, de souvenirs et d’aspirations, peut être occupée — ou non, « une possibilité de choix centrale en démocratie » (Widmer, 1999d, p. 8) — par un public concret. Au public virtuel (destinataire de polémiques éditoriales ou de controverses médiatiques) s’identifie un public de récepteurs (téléspectateurs ou internautes, lecteurs ou auditeurs). Parfois, ce public de récepteurs se transforme en un véritable public d’acteurs, qui convertissent leur exposition aux médias en activités de protestation ou de revendication et qui s’engagent dans des dynamiques d’enquête, d’expérimentation et de délibération (Cefaï et Pasquier, 2003). Le public de Dewey prend alors le relais de celui de Tarde, qui lui-même vient animer, ou non, le public implicite pointé par le contrat d’information.

Quelles que soient les boucles récursives qui font que les journalistes se lisent et se citent les uns les autres, donnant du crédit à des artefacts médiatiques, le public n’est pas prisonnier d’une réalité virtuelle qui lui serait dictée par des faiseurs d’opinion. Et la « rupture épistémologique » n’est pas telle que le chercheur serait le seul, à l’encontre des journalistes ou des lecteurs, prisonniers au fond de la caverne médiatique, armé pour connaître d’un côté la « réalité des faits » et dénoncer de l’autre la « construction de fictions » [20]. L’opinion publique, si tributaire soit-elle de la programmation médiatique, a son mot à dire. Le propre des membres du public, aidés et relayés par certains de ces médiateurs que sont les journalistes [21], est d’être capable de réfléchir, de former des critiques, de porter des jugements, de mener des enquêtes, d’échanger des opinions. Quéré écrivait dès 1982 que les médias fonctionnent comme « supports pratiques d’un mode historique d’objectivation de la médiation symbolique » : ils ouvrent un « théâtre » aux « pratiques sociales » et donnent une « assise à l’action individuelle et collective » (Quéré, 1982, pp. 153-154). Widmer contresigne dans des « sociétés médiatisées », où s’il y a bien du « réel » qui précède le discours des médias, « ce réel n’est public que parce qu’il est dit par les médias » (Widmer, 1999d). La démarche ne peut être taxée de « médiacentrique » (Neveu, 1999) en ce qu’elle trouve son matériau premier dans l’organisation de l’expérience médiatique. Ce serait oublier d’une part que les médias nous projettent en plein monde dans la mesure où ce monde se rend lisible à travers eux ; et ce serait oublier d’autre part que la dynamique de publicisation excède toujours la programmation médiatique, des activités en amont qui président à la configuration des nouvelles à leur refiguration réceptive en aval.

Les problèmes publics ne sont pas seulement des constructions médiatiques (administratives, judiciaires, scientifiques, politiques…), mais des thèmes et des enjeux d’expérience publique. L’approche constructiviste ne retient qu’une séquence de l’histoire. Elle oublie l’enracinement des problèmes publics, en amont et en aval, dans la vie collective : l’épreuve de leur intelligibilité et de leur acceptabilité en relation à des « modèles culturels », et parfois, leur rupture avec ceux-ci ; l’existence dans un régime démocratique de garants méta-sociaux adossés à des institutions plus ou moins fiables, quoique controversées ; les multiples instances de leur véridiction, au cours de leur processus de production et de réception, notamment dans l’enquête, l’expérimentation et la discussion ; enfin, la diversité des modalités de leur expérience publique, qui précède et qui parachève ce processus de communication médiatique. Et il en va de même pour les événements publics. Si l’on s’en tenait à une thèse constructiviste, le traitement par les télévisions de la révolution de Timisoara ou de la guerre du Golfe, avec leurs célébrations du direct, sur le mode cérémoniel [22], serait du même ordre qu’une enquête rigoureuse sur un problème de société, dans un magazine d’actualité, prenant le temps de la vérification des informations et du recoupement des sources et laissant la place à l’exploration de la pluralité des points de vue(Arquembourg, 2003). Aucun critère ne nous permettrait plus de distinguer entre les différentes hypothèses énoncées lors de la profanation du cimetière de Carpentras (Quéré et Barthélémy, 1991), toutes s’équivalant dans un univers médiatique où, au-delà du bien et du mal, du vrai et du faux, cohabiteraient toutes sortes de réclames commerciales, de croyances idéologiques, de manipulations politiques et de fables morales présentées comme de l’information. Prendre en compte les critères de l’expérience publique permet d’éviter cette dérive. Quéré et Widmer ont en commun de nous inviter à retrouver un certain sens de la vérité, de la liberté et de la justice. Leur point de vue a été renforcé par la rencontre de Dewey, qui nous a appris à prendre au sérieux les pratiques de l’enquête, de l’expérimentation et de la discussion, le type de difficultés, de dilemmes et de doutes qui saisissent ceux qui y participent et les réponses qu’ils persistent à y apporter, jusque dans des situations de privation de leurs droits et de danger pour leur vie.

L’opinion publique existe bien. L’un de ses ferments actifs est l’expérience des problèmes publics.

Résumé

Qu’est-ce que les « problèmes publics » ? Comment les décrire ou les analyser ? En quoi réside leur caractère « problématique » et « public » ? Que signifie en faire expérience ? Comment sont-ils définis et maîtrisés ? En discutant les travaux de Louis Quéré et de Jean Widmer, l’occasion est donnée à l’auteur de raconter comment une perspective singulière de sociologie des problèmes publics s’est développée dans l’espace francophone dès le début des années 1990, avec deux ports d’attache, le Centre d’étude des mouvements sociaux (EHESS-CNRS) à Paris et le Domaine de Sociologie de la communication et des médias à l’Université de Fribourg (Suisse), aujourd’hui disparu. Les multiples racines de cette perspective — théorie politique, socio-sémiotique et herméneutique, sociologie de Chicago et ethnométhodologie, la philosophie pragmatiste… — se sont composées, avec des variantes, dans ce que Quéré ou Widmer ont qualifié de « praxéologie ». L’examen de ces deux entreprises permet à l’auteur de reprendre quelques questions classiques sur le rapport entre expérience publique et expérience personnelle, sur la connexion entre publics et problèmes publics, et sur la réflexivité démocratique, le pouvoir symbolique ou l’opinion publique.

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Notes

[1] Mes remerciements à Cédric Terzi, Joan Stavo-Debauge et Philippe Gonzalez pour leurs amicales relectures.

[2] Voir aussi l’analyse extensive dans Jean Widmer, Margrit Tröhler, Geneviève Ingold et Cédric Terzi, « Drogues, médias et société » (1996). Notons le caractère peircien de l’analyse du sens des photographies, qui ne dissocie pas l’objet représenté de la forme de sa représentation, du regard du photographe et du regard du spectateur.

[3] Widmer reprend à Roland Barthes, dans La chambre claire, l’idée d’un studium — l’institution policière, introduite dans la photo, qui en assure une lisibilité de convention — qui prévaut sur ce que serait le punctum — ce hasard qui, en la photo, « me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » (Barthes, 1980, pp. 48-49).

[4] Quéré est aujourd’hui plus proche de la conception de la normativité de La formation des valeurs de John Dewey, qu’il a co-traduit et introduit avec Alexandra Bidet et Gérôme Truc (2011), que de Droit et démocratie de Jürgen Habermas.

[5] Ce concept est absent des textes de Quéré.

[6] L’une des façons d’introduire du jeu dans les dynamiques de publicisation est de réactiver les intuitions de Dewey dans Le public et ses problèmes [1927], du côté de la production, et les intuitions de Elihu Katz et Paul L. Lazarsfeld ([1955], 2008), prolongeant celles de Tarde, du côté de la réception (Cefaï, 2008b).

[7] Notion dont Widmer répétait qu’elle devait être comprise par analogie avec le « contrat de lecture » d’Eliseo Verón (1985).

[8] Sur le « régime du réel », « les yeux dans les yeux », du journal télévisé, cf. Eliseo Verón, 1983b, en part., p. 103 sq.

[9] Cette affaire a des extensions dans celle du refoulement aux frontières des victimes du nazisme et de la non-restitution des œuvres d’art volées par les nazis. Pour une analyse de la totalité de l’affaire, voir Cédric Terzi, « Qu’avez-vous fait de l’argent des juifs ? » (thèse de doctorat, Université de Fribourg), 2005, p. 294 sq. Widmer était signataire du Manifeste 21 janvier 1997.

[10] Jean Widmer, « “Moi, Suissesse, j’ai épousé un Massaï !” Récits de presse d’une héroïne touristique » (2000), à propos de la restitution par la presse du récit de son mariage au Kenya et de son retour en Suisse par Corinne Hofmann, Die weisse Massaï, Zurich, Knaur-Taschenbuch, 1998.

[11] L’article d’Eliseo Verón, « Médiatisation du politique » (1995) est, ici aussi, sans doute, l’une des sources de réflexion de Widmer.

[12] Il fait une analyse décapante de l’assignation des rôles de femme « potiche » et « bonniche » par une publicité pour un appareil électro-ménager : « Pub et sexisme ordinaire : un aspirateur au cou » in Femmes suisses, février 1987, p. 15. Voir aussi « L’image publicitaire » (Widmer, 1998b).

[13] Ce qui ne signifie pas que Quéré en revienne à une forme d’individualisme. Pour un argument holiste sur l’existence des collectifs, qui a à voir avec celui de Vincent Descombes, voir Laurence Kaufmann, Louis Quéré, « Comment analyser les collectifs et les institutions ? » (2000) et la thèse de Laurence Kaufmann, À la croisée des esprits. Esquisse d’une ontologie d’un fait social : l’opinion publique (2001/ 2006).

[14] Quéré se rappelle avoir découvert la place centrale de l’enquête dans la Logique de Dewey, en préparation du volume de Raisons pratiques, avec Fradin et Widmer, sur L’Enquête sur les catégories (1994).

[15] Il faudrait raconter l’histoire accidentée d’un triple apprentissage de la langue : du Berndeutsch et du Hochdeutsch, d’abord, puis du français de 4 à 16 ans dans le Jura suisse francophone, à Porrentruy — Johannes devenant Jean —, avant un retour à l’allemand pendant les trois dernières années de « collège », chez les Missionnaires de Bethléem, à Immensee.

[16] S-Magazine, journal fondé en 1994, était destiné à être publié en trois langues, à rassembler des articles des trois régions linguistiques et à abriter un forum de communication entre lecteurs, afin que ceux-ci éclaircissent les diverses manières de constituer des problèmes de société. Widmer avait été l’auteur d’un rapport sur le service des traducteurs de la Confédération et sur le statut des langues dans une administration plurilingue. S-Magazine (Widmer, 1994c) visait à surmonter l’« asymétrie de la perception des enjeux » dans des « espaces publics divisés »— un prolongement médiatico-politique des analyses sociologiques de Widmer.

[17] Cette question de la réception par des publics a été au cœur du séminaire tenu pendant des années au CEMS par Sabine Chalvon, Daniel Dayan, Dominique Mehl et Dominique Pasquier.

[18] Les chercheurs du Groupe de sociologie politique et morale (Élisabeth Claverie, Luc Boltanski, Cyril Lemieux…) ont par ailleurs proposé des lectures de scandales ou d’affaires. Citons également, parmi les thèses des doctorants du CEMS, Alicia Marques Murrieta, « Légalité, laïcité et avortement au Mexique. L’affaire Paulina » ou Habibou Fofana sur « La plume rebelle. L’affaire Norbert Zongo comme analyseur d’une révolte populaire au Burkina Faso ».

[19] C’est peut-être le point-limite de l’analyse de Patrick Champagne (1991). Il décrit les dynamiques autoréférentielles du monde de la presse, dont on peut constater à quel point elles sont amplifiées aujourd’hui par l’accélération des disséminations virales sur Internet. Mais poussées à leur terme, ces dynamiques autoréférentielles donneraient lieu à une presse coupée de toute forme d’expérience publique et d’enquête publique, projetant des référents et des lecteurs « sans répondant ». Un univers imaginaire enclos sur lui-même.

[20] On retrouve là, du reste, une prise de position qui était celle de Michel de Certeau (1980), quand il analysait des tactiques de résistance — une référence importante tant pour Widmer que pour Quéré.

[21] Sur ce point, on ne peut que renvoyer à la description par Cyril Lemieux (2000 et 2010) de tous les dilemmes que rencontrent les journalistes dans le cours de leurs activités.

[22] Dans sa recension du livre de Daniel Dayan et Elihu Katz (1996), Widmer (1998a) étend l’analyse de la réception des récits de conquête, de confrontation et de couronnement à la Guerre du Golfe, où le « compte-rendu en uniforme », excluant le pluralisme des informations, s’adresse à un public cérémoniel, diaspora dispersée dans les salles de séjour de la planète entière. Voir aussi « La guerre dans la place : les journalistes désarmés face aux médias » in Media-Papers, n° 3, Fribourg, Institut de journalisme et des communications sociales, 1991, pp. 33-40.

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