Une contradiction sur la route de la « contradiction ».
C’est donc le cœur même de cette théorie « méta-critique » que l’on va maintenant questionner. En refusant de s’appuyer sur « une anthropologie normative placée en situation quasi transcendantale » (p. 29), et en congédiant deux autres options [1], Luc Boltanski a fait le choix de faire reposer sa théorie « méta-critique » sur le relevé d’une « contradiction » générique qu’il appréhende à son niveau le plus formel. Toutefois, comme on va le voir, non seulement l’auteur ne se dispense nullement d’une prise de position onto-anthropologique, mais c’est aussi par là qu’il récupère un certain genre de « réalisme », après en avoir éreinté le sens et l’idée à plusieurs occasions.
Un « anti-réalisme » idéologique ?
L’attaque lancée contre le « réalisme » intervient à de nombreuses reprises, elle est franche et massive, au point d’être inscrite dans la distinction qu’il fait entre « monde » et « réalité », une des paires de concepts mise en œuvre dans le livre. À la source de cette opposition au « réalisme », on peut voir un geste (assez bourdieusien) qui fait équivaloir « réalisme » à « limitation » ou clôture des « possibles » et qui repose très largement sur le diagnostic d’une apathie, d’un manque d’imagination politique des « acteurs » et d’une « auto-restriction réaliste des protestations » de ces derniers (p. 61). Boltanski avance que c’est en raison de leur « réalisme » que les « acteurs » ne s’aventurent pas à demander « l’impossible » et qu’ils « mettent rarement en question […] l’ensemble des formats d’épreuves et des qualifications instituées » (pp. 58-59) [2]. De là, on comprend aussi sa valorisation des « situations exceptionnelles », « révolutionnaires ou insurrectionnelles », qui seraient « caractérisées par une désorganisation en chaîne des cadres contraignants de la vie sociale qui, en ouvrant des possibles, libère des attentes et des aspirations » (p. 63).
Il y a cependant un problème dans cette manière de disqualifier le « réalisme », pas seulement pour qui veut faire œuvre de science et s’attache donc à comprendre, décrire et expliquer la réalité (quoi d’autre ?), mais aussi pour qui entend réarmer les luttes et se ranger du côté des personnes les plus faibles et les plus maltraitées. En effet, c’est bien parce que des maux et des inégalités sont réels, qu’ils sont éprouvés en réalité par les personnes et qu’ils les affectent réellement qu’il y a lieu de lutter et de changer le monde [3]. Cette simple remarque met d’ailleurs à mal la distinction « monde » et « réalité » proposée par Luc Boltanski. Nous n’y reviendrons pas longtemps, mais on notera seulement qu’il faudrait l’inverser et dire plutôt que la réalité est ce qui arrive, tandis que le monde est ce qui nous échoit et qu’il faut apprêter pour le mieux, afin de le rendre habitable et hospitalier à celles et ceux qui y viennent et aspirent à y vivre une vie bonne (en personne et en commun).
Si nous parlons d’inversion, c’est parce que Boltanski oppose la « réalité » au « monde », le « monde » étant pour lui « tout ce qui arrive » (p. 93). Il attribue cette phrase, « le monde est tout ce qui arrive », à Ludwig Wittgenstein, ce qui est juste. Mais, curieusement, il ne signale pas de quelle période et de quel ouvrage de ce philosophe elle provient. Vu de loin, spécialement parce que Luc Boltanski fait du « monde » le lieu de l’« immanence même » (p. 94) où règne et se propage ce qu’il appelle le « flux de la vie » (p. 95 ; p. 166), le lecteur pourrait croire que ladite phrase est issue du corpus du second Wittgenstein (celui des « formes de vie », des « usages » et des « jeux de langage »), et non du corpus du premier Wittgenstein (celui de sa période « positivisme logique » et du Tractatus). Or cette phrase, « die Welt ist alles, was der Fall ist », est pourtant bien tirée du Tractatus, et il y a quelques importants problèmes quant à sa traduction, comme le relevait Louis Althusser, qui comptait trois options ; « difficile à traduire, disait-il, on pourrait essayer ainsi : » le monde est tout ce qui arrive » ou plus littéralement » le monde est tout ce qui nous tombe dessus » ou encore » le monde est tout ce qui est le cas » (the world is what the case is) » (Althusser, 1994, p. 46).
La première traduction semble avoir eu la préférence de Louis Althusser, sans doute parce qu’il y a trouvé « tout » ce qu’il cherchait à ce moment là – « cette superbe phrase dit tout, car il n’existe au monde que des cas, des situations, des choses qui nous tombent dessus sans nous avertir » et « des individus singuliers totalement distincts les uns des autres », écrit Louis Althusser (p. 46) – , sachant qu’il entendait fonder un « matérialisme de la rencontre » ou « matérialisme aléatoire » (Althusser, 1999). Néanmoins, au regard de l’objet même du Tractatus (livrer le cadre d’un langage de description positiviste, « non-métaphysique » et définitif de la « structure logique » du monde), du style philosophique (le style « analytique ») qui en anime l’écriture, et des propositions qui suivent cette première phrase [4], c’est pourtant bien la dernière option de traduction (« the world is what the case is ») qui semble la plus fidèle et la plus congruente. Toutefois, on peut comprendre que cette option soit apparue moins prometteuse à Louis Althusser [5], mais aussi à Luc Boltanski qui paraît avoir fait de cette phrase l’emblême de son anti-réalisme et l’une des branches de son modèle de la « contradiction ».
Un « réalisme » onto-anthropologique à la façon de Hobbes ?
Malgré tout, alors qu’il prétendait pouvoir s’en passer, en fondant sa « méta-théorie » sur une « contradiction » fondamentale (au travail dans tout ensemble humain) et en faisant équivaloir « réalité » (ou « réalisme ») à « domination », Luc Boltanski fait revenir en douce des éléments ontologiques et anthropologiques, présentés sous la guise d’un « réalisme » hobbien, foncièrement individualiste. Si de tels éléments reviennent au premier plan, c’est qu’il y trouve de quoi fixer l’un des moments (ou mouvements) de la « contradiction » qu’il se fait fort de dégager pour faire tourner sa théorie « méta-critique ». Ces éléments onto-anthropologiques ne sont hobbiens qu’en apparence, ou de manière très superficielle, pour ne pas dire fausse, puisque Luc Boltanski omet complètement la dimension communautaire de la pensée du philosophe anglais et qu’il semble imputer à ce dernier un problème (« l’incertitude radicale », voir ci-après) qui n’était clairement pas le sien. Dans cet appel à Hobbes, Luc Boltanski nous semble donc commettre un contresens. S’il est important de le relever, ce n’est pas pour des raisons scolastiques, mais parce que ce contresens est tout à fait redoutable pour la théorie « méta-critique » proposée dans De la critique – à notre sens, il n’est même pas loin de la laisser sans objet. Nous allons voir pourquoi.
Pour comprendre pourquoi Luc Boltanski s’en va chercher Hobbes et pour quelle raison il fait de ce dernier le socle de son anthropologie, il faut revenir en arrière et se pencher à nouveau sur le premier chapitre, où il fait le tour des possibilités (il en dénombre quatre) qui s’offrent à qui voudrait armer une théorie « méta-critique ». C’est après avoir balayé du regard cet éventail du possible que l’auteur arrête son attention sur la voie du « dévoilement de contradictions immanentes » (Boltanski, 2009, p. 31), « contradiction » dont il formulera ensuite sa propre version et qu’il nommera « contradiction herméneutique » (pp. 130-143). On connaît la formule, elle n’est pas neuve, en dégageant cette « contradiction », Luc Boltanski entend mettre en vis-à-vis deux mouvements, plans ou moments, qui seraient gros de contraintes, tenues pour être à la fois irréductibles et opposées dans leur direction. Une fois cela fait, il souhaite ensuite montrer que c’est l’impossible stabilisation de leur relation dans une forme sociale ou politique bien ordonnée et/ou bienfaisante qui fournirait une tension sur laquelle la critique pourrait prendre appui (partout et tout le temps) afin de mettre en cause « l’ordre établi » (partout et tout le temps) et de s’engager sur le chemin de l’émancipation.
En élisant cet appui de la « contradiction », Luc Boltanski estime qu’il relègue d’autres façons d’asseoir une théorie « méta-critique », particulièrement celles qui s’adossent à une « anthropologie philosophique normative » (voir le premier chapitre « la structure des théories critiques »). Toutefois, à bien y regarder, la relégation en question n’est que de courte durée. En effet, l’un des deux pans de la « contradiction » est clairement de facture anthropologique, l’autre pan l’est d’ailleurs lui aussi, mais de façon, certes, moins apparente. En effet, si la « sécurité sémantique » obtient la place qu’il lui donne, c’est qu’il conçoit que les êtres humains s’en soucient et voient en elle quelque chose d’important. Selon lui, ils nourrissent donc un intérêt pour la « sécurité sémantique », en toutes sociétés. Dans le lexique de Luc Boltanski, on peut donc dire qu’elle est associée à un intérêt (ou à un besoin) « anthropologique », à la fois générique et majeur, qui semble bien placé en « position quasi transcendantale ».
Quant à l’ensemble de l’argument, il est tout simplement de nature ontologique, puisque ladite « contradiction » se trouve traversée (autant qu’animée) par une distinction première entre des « êtres ayant un corps » et des « êtres sans corps ». Cette distinction étant relative à l’ameublement ultime du monde et aux genres d’entités dont il est peuplé, elle est donc bien de nature ontologique. L’anthropologie sous-jacente à la « contradiction » mise en valeur par Luc Boltanski repose ainsi sur un décompte ontologique, au statut très incertain. Au regard de la texture de cette partition, on pourrait être tenté de dire que l’auteur fait le décompte entre des entités « naturelles » et des entités « sociales », mais il déçoit très vite la possibilité d’une telle lecture en déniant toute pertinence à quelque « naturalisme » que ce soit. Bien qu’il s’appuie largement sur Searle pour formuler sa conception des « institutions », Luc Boltanski refuse de considérer que les « faits institutionnels » s’appuient ou s’articulent avec des « faits bruts », tandis que pour Searle, il y a « priorité des faits bruts sur les faits institutionnels » (Searle, 1995, p. 78) : les seconds sont « logiquement dépendants des faits bruts » (p. 79). Et l’on doute qu’il dirait, comme ce dernier, que les « gouvernements ont leur origine dans une série de phénomènes biologiques primitifs » (p. 115). Au total, on ne sait donc trop comment il convient de qualifier ce partage ontologique, on ne sait pas non plus ce qui l’autorise, ni quel nom il faut donner à chacun des ensembles (« êtres ayant un corps » et « êtres sans corps ») que Luc Boltanski circonscrit.
La « position originelle », l’« incertitude radicale » et les « institutions ».
Penchons nous maintenant sur l’anthropologie proposée par l’auteur et sur son corrélat d’une « incertitude radicale », laquelle fournirait un problème qu’il reviendrait aux « institutions » de prendre en charge. Une fois cela fait, on verra pourquoi un tel point de vue ne peut être rapporté à Hobbes, à moins d’un contresens majeur. Pour introduire son idée d’« incertitude radicale » et mettre en question la « consistance du monde social », en s’autorisant de Hobbes qu’il mentionne au passage (Boltanski, 2009, p. 92), Boltanski s’appuie sur le dessin d’une « position originelle ». Dans cette « position originelle », l’existence même d’un « sens commun » [6], mais aussi et plus radicalement d’un sens du commun, c’est-à-dire de la réalité ou de la possibilité d’une communauté, est fondamentalement remise en cause, en cela qu’il y règne une « incertitude », « à la fois sémantique et déontique », qui « concerne ce qu’il en est de ce qui est » et « ce qui importe, ce qui a valeur » (p. 92).
Dans cette « position originelle », il est dit que les « êtres humains », parce qu’ils « possèdent un corps » et sont « plongés dans le flux de la vie », ne peuvent « concevoir et réaliser un accord » (p. 95) et moins encore faire communauté. Comme il l’écrit, « ayant un corps, chaque individu est nécessairement situé » (p. 95), « en tant qu’il occupe une position sociale et possède des intérêts », « en tant qu’il a des désirs, des pulsions, des goûts et des dégoûts », « il s’ensuit que chaque individu ne peut avoir sur le monde qu’un point de vue » (p. 96) et personne « ne dispose des ressources permettant de résorber l’incertitude et de dissiper l’inquiétude qu’elle suscite » (p. 96). On voit ici le dessin d’une anthropologie générale foncièrement solipsiste, d’où cette curieuse expression selon laquelle les « personnes » sont « engagées dans des corps » (p. 129) [7], c’est-à-dire encloses sur elles-mêmes, détachées de tout environnement, et seulement dépositaires de « points de vue » [8].
On lit ensuite qu’il faut des « institutions », car « quand la dispute devient explicite et s’étend et qu’il faut mettre un terme à des désaccords qui menacent de basculer dans la violence, l’expression d’un point de vue est insuffisante » (p. 116). Puisqu’il n’y a rien de tel qu’un « sens commun », ou même un sens du commun, la seule « solution » consisterait donc à « déléguer la tâche de dire ce qu’il en est de ce qui est à un être sans corps » (p. 117), c’est-à-dire à une « institution » (p. 117). Pour résumer, selon Luc Boltanski, dire qu’il n’y a que des « points de vue », c’est donc dire qu’il n’y a point de commun, que la réalité, le sens ou l’idée du commun font fondamentalement défaut à chacun (et l’on n’ose ici dire « à tous », puisque son modèle nous l’interdit). En quoi cela a-t-il à voir avec Hobbes ? En rien, comme on va rapidement le montrer.
Le commun et la communauté, objets et sujets de la violence.
Tout d’abord, la figure du Leviathan fait fond sur une communauté déjà donnée, ce qui n’est certes pas clairement posé par Hobbes lui-même. À l’instar de la plupart des contractualistes, il évite de stipuler que « si le contrat réunit ces individus-ci et non tous les individus, si le contrat intervient entre ce sous-ensemble et non entre tous les hommes, c’est parce que les individus sont déjà pré-regroupés », mais « la ratio de ce préregroupement, nécessairement antérieur au contrat, n’est jamais explicitée » (Chauvier, 1996, p. 79). Ainsi que le remarque Chauvier, « au chapitre XVII du Léviathan, Hobbes écrit que les hommes forment un État pour se protéger contre « l’attaque des étrangers » », ce qui laisse entendre « qu’il y aurait des étrangers à l’état de nature et donc que les hommes seraient déjà pré-regroupés de façon à distinguer l’indigène de l’allogène, et, au-delà, l’ami de l’ennemi » (p. 79).
Certes, « cette idée ne se déduit […] pas des prémisses de la doctrine de Hobbes » (p. 79), mais elle est par contre bien présente à l’arrière-plan de ce qui meut l’écriture de ladite doctrine, sachant que celle-ci vise essentiellement à conjurer la menace de la « guerre civile ». Or il n’y a de « guerre civile » qu’à l’intérieur d’une communauté qui n’arrive plus à englober l’ensemble de ses membres et à les faire pacifiquement tenir ensemble. Outre qu’elle fait fond sur une communauté, la figure du Léviathan naît donc aussi de l’expérience de la « guerre civile », une manière radicale de dé-faire la communauté. Le Léviathan vient à être pensé dans la mémoire gardée ou dans la crainte de cette épreuve que constitue la « guerre civile ». Il n’est pensable et n’est acceptable qu’à cette condition, puisque son rôle est de conjurer le retour de la « guerre civile » et d’apporter la paix, en contenant les fâcheuses propensions qui sont susceptibles de conduire à un affrontement dont l’issue est considérée comme doublement fatale, pour les personnes prises individuellement comme pour leur communauté.
Un tel dispositif vaut comme un genre de solution plausible (et peut-être même souhaitable) lorsque les membres d’une communauté ont concrètement été en capacité d’éprouver l’impossibilité d’être les uns avec les autres de façon pacifique. Pour que le Léviathan vienne à l’idée, il faut que les membres de la communauté se souviennent des malheurs ainsi occasionnés et qu’ils cherchent à s’en garder [9]. Par la crainte du « pouvoir incomparablement supérieur » (Manent, 1997, p. 173) dont il est paré, une fois mis sur pied, le Léviathan est destiné à retenir et à faire tenir ensemble des personnes qui ne se souffrent plus, qui ont souffert de ne plus pouvoir se souffrir mais qui se savent souffrir d’une même vulnérabilité : en l’occurrence, une vulnérabilité quant à la mort violente qu’elles sont toutes capables de s’infliger les unes aux autres.
C’est donc pour conjurer cette éventualité de la mort et rendre la paix à leur communauté que les personnes s’en remettent au Souverain, envers qui toutes se lient de manière identique, sans que celui-ci ne soit lié à elles. Cette asymétrie entre les citoyens et le Souverain est nécessaire afin qu’il leur soit supérieur en pouvoir et puisse leur inspirer une crainte, un « respect mêlé d’effroi » (Hobbes, [1651], 2000, p. 224), qui n’a de sens que pour autant qu’elle parvient à être (littéralement) désarmante, parce qu’elle procède d’une « puissance capable de les tenir tous en respect » (p. 223). Soucieuses d’éviter la mort, instruites par une peur partagée, les personnes sont ainsi amenées à abdiquer toute velléité belliqueuse, mais aussi à se démettre de leur souveraineté personnelle au profit du Léviathan et à devoir lui obéir absolument. Cependant, il y a bien là la figure d’un « contrat », puisque si elles s’astreignent à ces diverses renonciations, c’est en échange de la protection et du genre d’unité retrouvée que la puissance sans égale du Léviathan peut leur offrir (à toutes comme à chacune, à chacune parce qu’à toutes, et vice-versa), mais « la seule garantie possible du contrat est dans la menace du châtiment qui sanctionnera toute violation » (Manent, 1987, p. 62).
Pour l’énoncer à la façon de Roberto Esposito, « dans l’échange vertical protection-obéissance », « ce qui est sacrifié, c’est précisément le cum, c’est-à-dire la relation entre les hommes » (Esposito, 2000, p. 29) ; parce que « la relation » a été reconnue comme « destructive » (p. 43) et « porteuse de danger mortel », « la seule issue est de la supprimer, par l’institution d’un tiers à qui tous puissent s’en remettre sans plus avoir affaire les uns aux autres » (p. 46). De sorte que si, par le biais d’un tel dispositif, ils parviennent à tenir à nouveau ensemble dans et à la communauté, ce serait essentiellement parce qu’ils « vivent dans le renoncement à vivre-ensemble et de ce renoncement » (p. 29). Un tel compte-rendu ne va pas sans une certaine exagération [10], puisqu’on ne peut décemment pas affirmer que les personnages décrits par Hobbes s’efforcent de « ne plus avoir affaire les uns aux autres ». Macpherson, à qui l’on doit d’avoir popularisé l’idée d’« individualisme possessif », qu’il faisait remonter à Hobbes, dirait plutôt que ce dernier visait justement à ce que les sociétaires puissent avoir affaire les uns aux autres, pour pouvoir « faire des affaires » les uns avec les autres (Macpherson, 2004). En effet, Macpherson voyait dans Le citoyen et dans Le Léviathan la description d’une société dans laquelle un marché intérieur et une société civile étaient en train de se constituer (Ruby, 2005). De notre côté, on préférera plutôt dire que les membres de la communauté qui sont décrits par Hobbes renoncent à une certaine forme de « vivre-ensemble » (une forme dense). Et s’ils y renoncent, c’est très précisément afin de pouvoir « tenir ensemble », en étant tenus à l’ensemble qu’ils forment par la crainte que suscite le Souverain avec lequel tous ont passé un « contrat fondamental qui assure la sécurité » (Pharo, 2001, p. 31) de chacun et apporte la « sûreté » à l’ensemble d’entre eux.
Après ce petit rappel, on peut maintenant revenir au commun et à la place qu’il occupe dans cette pensée. Notons d’abord que si Hobbes fait de la crainte de la mort violente le ressort de sa politique, c’est que cette crainte, individuellement ressentie, atteint la personne dans un souci pour ce qu’elle a de plus propre et en même temps de plus immédiatement commun (la vie). Ainsi, il y a donc bien une première instance du commun : la vie. Par ailleurs, l’arrière-plan et la « hantise » (Stavo-Debauge, 2009 et 2010) de la politique hobbienne, c’est la « guerre civile », en sa forme religieuse ou idéologique. Deux choses sont ici à souligner. Tout d’abord, la « guerre civile » est une épreuve existentielle qui est proprement communautaire [11], les personnes ne sont en mesure d’en avoir l’expérience que pour autant qu’elles se rapportent à elles-mêmes en tant que membre d’une communauté [12]. Ensuite, la « guerre civile » dont Hobbes se soucie et dont il a été le témoin n’est pas la « guerre de tous contre tous ». Il n’est pas exact de dire, comme le fait Manent, que « la guerre civile est une assez bonne approximation de la guerre de tous contre tous » (Manent, 1987, p. 90). En vérité, il s’agit d’une bien mauvaise approximation, puisque la « guerre civile » de nature religieuse ou idéologique est bien plutôt la guerre d’un camp (de la vérité) contre un autre camp (de la vérité lui aussi), elle « sanctionne des clivages de factions plus que d’individus » (Dubos, 2010, p. 169).
Plutôt que « guerre de tous contre tous », elle est « guerre de quelques-uns contre le tout », au moins autant que « guerre de quelques-uns pour le tout » : contre le tout de la communauté qui arrivait jusqu’ici à englober les parties en lutte et à les faire tenir ensemble et que chaque camp veut maintenant plier à lui, au nom d’une vérité qui veut valoir pour tous et s’inscrire dans un tout qu’elle entend saturer de part en part. Les personnes qui se trouvent embarquées dans une guerre de cette sorte ne sont donc nullement dans cette situation d’« individus » isolés, enclos sur eux-mêmes et se défiant chacun les uns des autres que l’on croit lire dans l’« état de nature ». Dans le cadre de ce genre de « guerre civile », loin d’être isolées et enfermées dans leur « point de vue » particulier, les personnes sont au contraire fermement attachées, à un camp ou à un parti, lui même arrimé à des convictions, à une foi ou à un dogme, et c’est leur incapacité à s’en détacher et à arriver à s’en distancer qui fait que leur affrontement perdure et monte aux extrêmes : en effet, pour Hobbes, « la guerre civile comme phénomène historique est la dégradation ultime des controverses », « elle tient d’elles une forte relation aux dogmes et à la vanité intellectuelle (le désir de voir sa vérité triompher) » (Dubos, 2010, p. 175).
Deux problèmes bien distincts : « certitudes radicales » versus « incertitude radicale ».
Le problème que pose Hobbes est donc celui des certitudes radicales, du fanatisme [13]. Il est tout à fait distinct du problème de l’« incertitude radicale » que Boltanski dépeint, en s’autorisant abusivement de Hobbes. On peut même dire que le second problème, celui de Boltanski, n’est pas seulement distinct de celui de Hobbes, il lui est opposé et se donne comme son envers même : en effet, si les « individus » sont dans une situation d’« incertitude radicale » et qu’ils sont radicalement séparés les uns des autres, s’il n’y a que des « points de vue » particuliers et des « opinions » subjectives, s’ils ne savent pas ce qui vaut et importe, ils sont donc immunisés contre le genre de « guerre civile » dont Hobbes souhaitait les protéger [14]. « Immunisés », en effet, puisque cela signifie qu’il n’y a point de vues communes ou de biens objectifs autour desquels et pour lesquels ils pourraient s’opposer les uns aux autres et se livrer à la guerre. Par « envers », il faut donc aussi entendre « solution », en ceci que le problème de Boltanski est très précisément la solution de Hobbes.
Lorsque Hobbes figure les personnes en l’état d’« individus », obnubilés par le risque de leur propre mort et égalisés sous ce rapport, on doit alors comprendre qu’il commence déjà à mettre en œuvre sa politique, laquelle entend conjurer l’advenue de ce type très spécifique de « guerre civile ». Ainsi, c’est dès la description de l’« état de nature » que se profile sa solution au problème de cette guerre née de l’impossible partage de certitudes radicales. En effet, pour avoir quelques chances de réussir, cette politique doit nécessairement commencer par séparer les personnes qui s’affrontent et mettre de la distance entre elles et leurs convictions religieuses ou idéologiques, en les dénaturant et en les déréalisant [15] : première étape d’un programme qui devra ensuite permettre de reconduire les personnes à nourrir un souci pour l’ensemble qui les englobe (ou les englobait jusqu’alors) et non pour leurs inconciliables partis respectifs ou pour les maux dont elles ont souffert à cause du camp adverse. Il faut donc comprendre que l’« état de nature » n’est pas une description anthropologique neutre et infra-politique des futurs sociétaires. Il atteste au contraire qu’ils sont déjà disposés à se lier à nouveau les uns aux autres, en étant détachés de leur état antérieur, celui qui les voyait plonger dans une « guerre civile » au nom de certitudes radicales qu’ils voulaient imposer à tous au risque de défaire le tout qu’ils parvenaient jusqu’alors à former les uns avec les autres.
Si le « problème » de Luc Boltanski est une partie de la « solution » de Hobbes, cela n’est pas sans conséquence. Et ces conséquences sont globalement dommageables pour la théorie « méta-critique » exposée dans De la critique. Bien que la « position originelle » dessinée dans cet ouvrage ne corresponde nullement à la situation qui préoccupait Hobbes, Boltanski pose néanmoins que les « institutions » ont d’abord et avant tout un « rôle pacificateur » (Boltanski, 2009, pp. 143 et 146-147). Selon lui, elles s’élèvent donc contre le « risque » de « la violence ». Leur genèse resterait ainsi d’inspiration hobbienne ; les « institutions » sont là pour apaiser « l’angoisse de la fragmentation » et conjurer « un morcellement des collectifs » qui « renferme, à terme, un risque de violence » (p. 133). Pourtant, si l’on s’en tient aux éléments que nous livre Luc Boltanski, la chose est très rigoureusement impossible [16]. En « situation » d’« incertitude radicale » et dans cette « position originelle », une violence de cette sorte n’a aucune raison de voir le jour. « Dans la guerre », écrit Levinas, « les êtres refusent d’appartenir à une totalité, refusent la communauté » (Levinas, [1971] 1990, p. 245). Mais dans le cas de la violence qui inquiète Hobbes, soit la « guerre civile » à motifs confessionnels, on ne peut pas dire, comme le fait Levinas, que la guerre « suppose des êtres structurés autrement que comme parties d’une totalité » (p. 245). En effet, si elle apparaît spécialement insupportable, c’est bien parce qu’avant le déclenchement des hostilités, les « êtres » qui s’y opposent semblaient jusqu’alors « structurés » comme des « parties d’une totalité » qui se montrait capable de les englober pacifiquement.
Plus simplement, sans le fait d’une communauté et sans la reconnaissance d’un principe de co-appartenance, il n’y a tout simplement pas de « guerre civile ». Or, on l’a vu, la « position originelle » de Boltanski n’admet pas l’existence (actuelle ou virtuelle) d’un tel sens de la communauté chez les « individus ». Et puisqu’ils sont « engagés dans un corps », c’est-à-dire dans leur seul corps propre, sans être le moins du monde tenus par un engagement à l’endroit du corps social, il n’y a donc pas lieu de penser qu’ils seront en mesure de se soucier ou de se garder d’un danger (la « guerre civile ») qui met en question ce dont ils n’ont pas et ne peuvent pas avoir l’expérience [17]. Sachant qu’un tel danger ne se conçoit et ne se ressent que depuis le site ou à l’horizon d’une communauté, de tels « individus » – existentiellement parlant, et parce qu’ils sont radicalement « situés » – ne sont donc nullement en capacité d’être passibles d’une épreuve de cette sorte, ils ne peuvent pas même en avoir l’idée.
On peut le dire aussi en reprenant les mots qu’utilise Luc Boltanski : pour qu’il y ait « angoisse de la fragmentation », il faut d’abord qu’il y ait conscience et valorisation du « collectif », l’« angoisse » reposant sur l’anticipation de sa perte. Mais c’est précisément cette conscience du « collectif » qui est oblitérée par le paramétrage de la « position originelle » et par l’état dans lequel se trouvent les « individus » qui y figurent ; ils ne peuvent être les sujets d’une telle « angoisse » et ils ne sont donc pas non plus en mesure de se prémunir contre le « risque de violence » évoqué par Boltanski, puisque le « morcellement des collectifs » qu’il « renferme » n’a aucune raison de les inquiéter et de susciter leur vigilance.
En l’état, une très improbable « violence ».
Au reste, et toute référence à Hobbes mise à part, le fait même que de tels « individus » soient amenés à « basculer dans la violence » semble hautement improbable. La « position originelle », en raison de l’« incertitude radicale » qui y prévaut, n’est guère propice à la confrontation et à la levée de l’hostilité. Si nul ne sait ce qui vaut et ce qui importe, si personne n’est en mesure de dire ce qu’il en est de ce qui est, si chacun est « engagé dans un corps » (Boltanski, 2009, p. 117), le sien, on ne voit alors guère comment quelque chose comme un désaccord conséquent pourrait trouver à surgir. En fait d’« incertitude radicale », dans la situation dépeinte par Boltanski, l’atmosphère régnante s’apparente plutôt à une « indifférence radicale ». Et à moins d’y doter les êtres ainsi figurés d’autres capacités que le fait d’avoir un « point de vue », « point de vue » qui est – par construction et pour les besoins du modèle – entièrement subjectif et strictement privé, il n’y a pas lieu de penser qu’un ferment belliqueux puisse venir troubler leurs rapports (ou plutôt leur absence de rapports).
Comme le note Charles Larmore, « quand des individus tiennent les objets de [leurs] préférences pour subjectivement bons, il peut y avoir simplement diversité », c’est seulement « quand ils les tiendront pour objectivement bons » qu’« il y aura désaccord » (Larmore, 1993, p. 107). Dans la « position originelle » spécifiée dans De La critique, il est avéré qu’il n’y a rien de tel que des biens objectifs ou communs, il ne peut donc y avoir de désaccords profonds entre les « individus » qui s’y trouvent. Alors même que les « institutions » sont censées œuvrer à une pacification, l’« autorité » qui leur est dévolue doit être « envisagée, d’abord, dans son rôle pacificateur », nous dit Boltanski (Boltanski, 2009, p. 143). Elles se trouvent, en fait, sans raison d’être.
Au nom d’une « lucidité » politique qui se dit « radicale », Boltanski a retiré du modèle présenté dans son livre bien des choses qui se trouvaient au cœur de la « sociologie pragmatique ». Parmi ces choses, il y a d’abord des choses du bien, ainsi de ces biens qui se donnent sous les traits de biens communs ou de biens objectifs, mais il y a aussi tout ce par quoi les personnes sont attachées à des choses (idéelles et matérielles) et à un environnement, de nature et d’artifice. Du même coup, il a retiré l’essentiel de ce pour quoi les êtres humains se battent, résistent, nourrissent de profondes disputes et s’opposent les uns aux autres. Curieusement, le modèle présenté dans la première partie de l’ouvrage ne permet pas même de faire droit à des conflits plus basiques, comme une compétition en régime de concurrence pour des biens rares, voire pour la pure et simple satisfaction de besoins élémentaires (par exemple, la lutte pour la survie).
Certes, les « individus » dont il brosse le portrait occupent une « position sociale », sont dotés d’« intérêts », ont « des désirs, des pulsions, des goûts et des dégoûts » et nourrissent des « points de vue divergents » (Boltanski, 2009, p. 96). Mais pour qu’il y ait concurrence et lutte, et éventuellement propension à la « violence », il ne suffit pas d’équiper les personnes de moteurs acquisitifs ou appétitifs, il faut aussi que ces derniers convergent sur de mêmes biens [18]. Or en situation « d’incertitude radicale », ce qui se trouve suspendu, c’est très précisément la capacité des « individus » à identifier une même chose comme un bien pourvu de valeur et à s’en disputer ensuite la possession [19]. Une telle « situation » est effectivement radicale, en barrant toute possibilité d’accord et de convergence sur ce qui vaut, elle supprime les conditions mêmes de la « violence », y compris de la « violence » originaire qui naîtrait de la simple lutte pour la survie.
Une théorie de la « contradiction » ou une théorie contradictoire ?
Dans la « position originelle » et en situation « d’incertitude radicale », lorsqu’on prend au sérieux ce modèle, il apparaît que si la « violence » réclame des « institutions », ce n’est pas pour la canaliser ou l’apaiser. Bien au contraire, s’il faut ici des « institutions », c’est pour que cette « violence » puisse trouver à se libérer, sur le chemin de la rencontre d’autrui ou dans la quête de choses disputées – disputées parce qu’elles valent pour plus d’un et parce que plusieurs « invididus » convergent vers elles et cherchent à s’en saisir. S’il y a une « contradiction », c’est là qu’elle se trouve. Autrement dit, la « méta-critique » de Boltanski est peut-être une théorie de la « contradiction », mais elle est aussi une théorie contradictoire. Plus précisément, pragmatiquement contradictoire, en cela qu’elle ne parvient pas à obtenir les effets qu’elle entend produire, au sein même du cadre qu’elle se donne et à partir duquel sont construits les autres éléments de la critique, qui est mise en œuvre dans les chapitres 5 et 6 en faisant fond sur les concepts développés auparavant. Loin de nous l’idée de mettre en question leur caractère novateur, la créativité de leur auteur et l’ampleur de son propos. Mais au regard des problèmes qui affectent sa théorie « méta-critique » de la « contradiction », socle majeur de ces concepts, il est permis de douter de la solidité de l’ensemble ; ensemble qui semble lui-même soumis à cet « état de déséquilibre permanent » (p. 236) dont la mise en valeur constitue le tout dernier mot de ce livre ambitieux.
Le lecteur pourrait s’étonner de la teneur de nos critiques et nous trouver bien peu charitable. Toutefois il faut voir, dans ces propos, un hommage. En effet, nous avons voulu discuter cet ouvrage en essayant de nous tenir à la hauteur de son exigeant mot d’ordre, c’est-à-dire dans le plus grand respect du genre de la critique et avec la « radicalité » dont son auteur se prévaut. Du reste, Luc Boltanski serait certainement d’accord pour dire avec nous que c’est aussi au sein des sciences sociales – et dans leur réception même – qu’il convient de relancer la critique, en lui donnant la place qui lui revient. Dans un monde où le logiciel Powerpoint semble partout de rigueur, où l’évaluation s’exerce à coups d’« impact-factor » et où une recension s’apparente de plus en plus à un recensement, le fait que cette place fasse trop souvent défaut n’est sans doute pas pour rien dans l’affadissement de nos disciplines.