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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

De la géographie comme science sociale…

Critique du Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, dirigé par Jacques Lévy et Michel Lussault, 2003.

Ce compte rendu a été publié dans la revue Pouvoirs Locaux n°59. La rédaction d’EspacesTemps.net remercie Pouvoirs Locaux pour l’autorisation de publication de cet article.

Image1Sous l’apparence de l’universalité, tout dictionnaire est un exercice de famille : famille de mots, pris dans leur langue, leur discipline, leur époque sémantique, leur paradigme, famille d’auteurs aussi, portés et rassemblés par leur mission commune de définition et de généalogie du sens. Les mots naissent, vivent et s’éloignent, au fil des dictionnaires, les auteurs aussi. Toute naissance est une joie, à accueillir d’abord en famille, et Dieu sait si la géographie, quoi qu’elle en dise, est une grande famille. Voici donc un nouvel et heureux événement dans la famille de la géographie, dont le faire-part est adressé à tous ceux qui questionnent l’espace des sociétés. En feuilletant le grand album de la famille géographe, on retrouve en France déjà quatre ouvrages de type dictionnaire encyclopédique, tous produits dans les quarante dernières années : le très académique Dictionnaire de la géographie de Pierre George et Georges Viers, assistés d’une quinzaine de pairs parmi les animateurs de la discipline à l’époque (1970), le Dictionnaire critique des mots de la géographie de Roger Brunet, Robert Ferras et Hervé Théry, assistés des principaux protagonistes de la Géographie Universelle du GIP Reclus (1992), L’encyclopédie de géographie, dirigé par Antoine Bailly, Robert Ferras et Denise Pumain, avec une soixantaine de contributeurs internationaux fédérés par le festival de Saint-Dié initié en 1992 (1995), sans oublier le Dictionnaire de poche de Pascal Baud, Serge Bourgeat et Catherine Bras, enseignants du secondaire, dont le travail didactique et l’écho éditorial (3e édition imminente) ne sont pas à sous-estimer, malgré les habitudes de ladite famille.

Nouveau pas.

Pour Jacques Lévy et Michel Lussault, directeurs de l’ouvrage et concepteurs de son « noyau dur », ce n’est pas un mince lignage que de livrer à leur tour, après tant de grands noms, les fondements d’une discipline. Dans une longue et scrupuleuse introduction, ils s’en expliquent avec force et lucidité, comme ils savent le faire : la discipline est revendiquée, dans tous les sens du terme, le lignage un peu moins, et le renouveau des auteurs, parmi lesquels les grands spécialistes côtoient de jeunes chercheurs encore peu connus, garantit l’originalité du travail. C’est que, là aussi, contrairement à l’idée banale selon laquelle l’exhaustivité est le propre de l’exercice, tout dictionnaire est un choix, et l’on peut faire confiance aux deux directeurs d’ouvrage pour l’assumer. Quel est-il donc, et quel pas nouveau fait-il faire à la discipline, qu’on l’observe de l’intérieur, en protagoniste, ou de l’extérieur, en compagnon de route voire en acteur usager ? En sélectionnant près de 700 entrées (dont 100 pour des « penseurs de l’espace » disparus), sollicitant 110 auteurs de 15 disciplines et 7 pays, et travaillant quatre ans à rassembler leurs mille pages dans un système cohérent, Jacques Lévy et Michel Lussault ont incontestablement apporté les conditions d’un progrès collectif dans les sciences de l’espace des sociétés. Progrès dont les auteurs connaissent bien la part de risque : « ce dictionnaire n’est pas le support de la (vaine) prétention à une nouvelle orthodoxie, mais un outil de travail (p. 13)… Mettons donc en garde le lecteur contre un usage dogmatique, dont nous avons toujours voulu nous prémunir, de la cohérence… Nous serions navrés de voir se développer des vulgates désinvoltes consistant à transformer, par perte d’esprit critique, les énoncés réflexifs en roides antiennes (p. 20) ». Somme toute, attention, dictionnaire ! Il mérite toute l’attention de la communauté scientifique, mais il doit laisser ouvert le processus qui conduira immanquablement au prochain dictionnaire, critique du précédent comprise. On n’en est pas là, mais ce qui suit s’inscrit autant dans l’hommage mérité que dans ledit processus.

Une large ouverture à la « pensée de l’espace ».

Le travail conduit par Jacques Lévy et Michel Lussault me semble présenter trois caractéristiques fortes et nouvelles. La première est la collaboration avec une quarantaine d’historiens, de philosophes, de sociologues, d’architectes-urbanistes, pour ne citer que les disciplines les plus sollicitées, dans la réflexion sur « l’espace des sociétés », qui fait sinon œuvre d’interdisciplinarité – car la géographicité de l’ensemble ne fait pas de doute –, du moins œuvre d’ouverture épistémologique et de clarification des ancrages théoriques partagés. L’interdisciplinarité serait réalisée par une approche conjointe à plusieurs disciplines des fondamentaux de la connaissance scientifique de l’espace des sociétés. Or ces fondamentaux sont énoncés dans une première catégorie de mots comme « un résumé de la pensée géographique », car les deux directeurs croient avant tout en la géographie. Cependant, une autre catégorie de mots, « champs communs », présente les outils communs à l’ensemble des sciences sociales, parfois à l’ensemble des sciences. Ainsi, le choix de la discipline est conservé (à quand un dictionnaire interdisciplinaire des sciences du territoire ?), mais l’alliance est passée (les familles s’épanouissent ainsi). Il va de soi qu’est par là même réaffirmée l’appartenance de la géographie aux sciences sociales : ce n’est pas une nouveauté, mais ce n’est pas non plus un débat clôt. En témoigne l’inconfort des approches environnementalites, physiques ou naturalistes, en dépit des contributions courageuses et pertinentes d’Hervé Regnauld : les uns diront qu’elles sont peu nombreuses parce que l’approche sociale de l’espace est édulcorante à leur égard ; les autres répondront que l’ancienne géographie physique n’en est encore qu’au début de la « socialisation » de son objet scientifique historique et que la balle est dans son camp, qu’il faudra pour cela largement ouvrir. On peut alors estimer sans risque que tous les apports de sciences comme l’écologie seront les bienvenus pour sortir définitivement la géographie de son face-à-face interne, fondateur mais dévastateur, entre le physique et l’humain. La seconde caractéristique forte et nouvelle est l’affirmation d’une culture universelle de la pensée de l’espace, grâce à la centaine de notices qui font aller le lecteur d’Anaximandre de Milet à Gilles Deleuze et de Gaston Bachelard à Italo Calvino, en passant par les pères fondateurs de la géographie antique grecque (notices qu’on doit souvent à Jean-François Staszak), ceux de l’urbanisme (Thierry Paquot), ceux de l’économie spatiale (Georges Benko), ceux de la géographie allemande (Mathis Stock et Benno Werlen), etc. Tous penseurs disparus, selon la règle voulue par les directeurs de l’ouvrage, qui font une immense toile de références intellectuelles complétées par ailleurs par les très nombreuses petites bibliographies de fin de notice. Parmi ces penseurs, un petit tiers de géographes seulement, mais si la caractéristique précédente porte un sens pour l’avenir, n’est-ce pas en cultivant un patrimoine commun qu’il faut se construire ? Dans ce cas, on peut espérer pour une prochaine livraison les entrées de Pierre Bourdieu, Théodore Monod, Max Weber, Philippe Lamour et quelques autres encore.

Quel système théorique ?

La troisième caractéristique forte et nouvelle est à la fois la plus décisive et la plus contestable, au sens scientifique et contributif du terme. C’est celle du goût de la construction théorique et de l’énoncé conceptuel à forte abstraction, pour lequel les deux maîtres d’œuvre avouent d’emblée « la même appétence ». Il ne saurait être question de reprocher un seul instant à un dictionnaire scientifique de faire œuvre de théorie et de conceptualisation. Si ce dictionnaire marque une étape supplémentaire par rapport à ses grands ancêtres, c’est certainement d’abord par ses exigences théoriques et sa qualité épistémologique. Mais justement : lesquelles ? Jacques Lévy et Michel Lussault insistent sur la dialogique qu’ils souhaitent installer entre trois courants de la géographie : l’analyse spatiale, la géographie culturelle, et celui, « non encore complètement identifié » de la nouvelle géographie de l’environnement. On fera l’hypothèse que la géographie sociale, qui a tant contribué au renouveau critique de la discipline, est désormais considérée comme une désignation tautologique par les directeurs de l’ouvrage. Cependant, cette « commensalité retrouvée », selon leurs propres termes, n’est pas sans laisser ouvertes quelques questions quant à la toile de fond théorique des commensaux. « Territoire : espace à métrique topographique », « réseau : espace à métrique topologique », « confins : limite à métrique topographique », « frontière : limite à métrique topologique », « aire : espace comprenant un ensemble de lieux séparés par des distances non nulles »…Lorsque Jacques Lévy déploie ainsi le système théorique qu’il a proposé par ailleurs, on retrouve la quête d’une construction philosophique plus que géographique, gourmande d’énoncés que ne pourraient renier les mathématiciens ou les philologues (cf. encore, parmi d’autres : « cohérence », « substance », « mondialisation »…). Pourquoi pas, mais est-ce bien là le langage d’une approche sociale de l’espace, si justement défendu dans le même temps, en particulier par Michel Lussault ? S’il ne s’agit que d’une question de langage, on conviendra de ne pas accorder trop d’importance au jeu de la définition lui-même (bien que parfois poétique : « ailleurs : composante géographique de l’altérité » ; « citadinité : dimension actorielle de l’urbanité »), et de se consacrer pleinement au corps de chaque notice, qui permet presque toujours de dépasser ce penchant pour les débats philosophiques ou pour une sorte de géométrisme. Mais il n’est pas certain que l’hésitation théorique ne soit pas plus profonde, en particulier chez Jacques Lévy dont la contribution globale est essentielle. On rétorquera immédiatement que la pluralité des contributions diminue de beaucoup la portée de ce qui précède, car bien malin qui pourra résumer ce dictionnaire à un système théorique et un seul. De ce point de vue, le jeu des définitions d’un même mot proposées par plusieurs auteurs (malheureusement une petite dizaine seulement) est toujours passionnant et mériterait d’être étendu. De même que mérite d’être davantage exploré le champ sémantique de l’action territoriale, avec des mots à prévoir comme régulation, subsidiarité, régionalisme, public/privé, jacobin/girondin, équité/égalité, bottom up / top down, alternative, citoyen, biodiversité, équilibre, mixité… tous termes qui rappelleront aux lecteurs de Pouvoirs Locaux un autre exercice sur les mots prouvant a posteriori, et comparativement à ce travail d’une tout autre légitimité, qu’on ne peut décidément pas rire de tout. Quoi qu’il en soit, la pertinence et la qualité d’un dictionnaire se mesurant à l’usage, on peut faire le pari que celui-ci franchira avec succès l’épreuve de vérité. C’est parce qu’on est convaincu qu’alors le succès sera mérité qu’on s’est autorisé à faire ici, en vue donc de l’inévitable seconde édition, quelques suggestions commensales de complément et de développement.

Jacques Lévy & Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, 2003. 1032 pages. 30 euros.

Résumé

Sous l’apparence de l’universalité, tout dictionnaire est un exercice de famille : famille de mots, pris dans leur langue, leur discipline, leur époque sémantique, leur paradigme, famille d’auteurs aussi, portés et rassemblés par leur mission commune de définition et de généalogie du sens. Les mots naissent, vivent et s’éloignent, au fil des dictionnaires, les auteurs ...

Bibliographie

Notes

Auteurs

Martin Vanier

Géographe, professeur à l’Institut de Géographie Alpine.

Partenariat

Sérendipité.

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