M. W., éminent professeur de philosophie, issu d’une famille de la grande bourgeoisie autrichienne, doté d’une solide culture classique et davantage connu pour son austérité et sa rigueur que pour son sens du divertissement ou des plaisirs ludiques s’avère pourtant, lorsque l’on se penche sur sa biographie, un fervent —et exclusif- amateur de westerns, de polars et de films noirs durant ses loisirs. C’est cette apparente contradiction, ce « mystère Wittgenstein », puisque c’est bien de lui qu’il s’agit, qui constitue le point de départ de l’interrogation de Bernard Lahire sur le rapport des individus à la culture. Ou plus exactement, c’est le refus de poser ces écarts de pratique comme des exceptions, qui ne feraient que confirmer la règle sociologique de la cohérence culturelle – à catégories sociales dominantes, pratiques culturelles légitimes, hautes et dignes, à catégories populaires, pratiques peu légitimes, basses ou indignes. En plaçant au cœur de l’analyse les phénomènes de dissonances culturelles, Lahire choisit au contraire de travailler sur les marges du raisonnement sociologique, dont il démontre que ce ne sont pas des marges statistiques puisque l’incohérence ou la pluralité des pratiques sont bien la règle. Ce faisant, il vient nuancer les acquis de la sociologie de la légitimité culturelle, en déplaçant le regard sur des phénomènes qu’elle a eu souvent tendance à négliger pour donner plus de force à sa démonstration (nous reviendrons ultérieurement sur la question de savoir en quelle mesure cet ouvrage vient compléter ou davantage infirmer les analyses effectuées dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu). Il s’agit pour lui de proposer une explication des phénomènes de dissonance qui aille au-delà des raisons données par les acteurs et des interprétations du sens commun faisant état d’un nécessaire décalage entre le temps des pratiques professionnelles, stressantes, sérieuses et fatigantes, et celui des loisirs, qui serait celui du délassement et du relâchement : c’est notamment ainsi que l’on a spontanément tendance à interpréter les pratiques culturelles non légitimes des catégories sociales légitimes. Lahire insère en effet cette question de la pluralité des pratiques culturelles individuelles dans la problématique plus large qui est la sienne, au moins depuis la parution de Tableaux de familles [1], du renouvellement d’une sociologie des individus soucieuse de prendre en compte la pluralité des acteurs [2].
Pour ce faire, il s’appuie sur les données statistiques de l’enquête « Pratiques culturelles des Français 1997 » [3], complétées par une centaine d’entretiens centrés sur les pratiques culturelles réalisés auprès de jeunes gens et d’adultes [4]. Et parmi ces données, il choisit de se concentrer sur celles qui sont habituellement traitées comme des scories par les travaux sur la légitimité culturelle : on pense au fait que 61% des cadres regardent la télévision tous les jours, que 8% d’entre eux citent « Les Grosses têtes » comme une de leur trois émissions de radio préférées, soit un pourcentage plus élevé que ceux qui citent « Le cercle de minuit » comme une de leurs trois émissions de télévision favorites (3%), tandis que seulement 12% d’entre eux déclarent comme leur genre littéraire préféré la littérature classique et 3% l’opéra en matière de goût musical. Les groupes sociaux les plus dominants « avouent » donc une part non négligeable de pratiques non légitimes et inversement, ils ne déclarent pas nécessairement l’intégralité des pratiques légitimes attendues. Réciproquement, les représentants des catégories les plus populaires ne déclarent pas s’adonner à toutes les pratiques peu légitimes tandis qu’ils peuvent aussi faire état de pratiques légitimes.
Au delà de ces quelques exemples, l’ouvrage se déploie en quatre temps : l’identification et le classement des pratiques selon leur degré de légitimité culturelle ; la présentation des profils culturels individuels ; l’analyse des facteurs influençant la probabilité de tel ou tel profil ; enfin, en conclusion, une réflexion visant à réinsérer la prise en compte de la pluralité des acteurs dans une sociologie de l’individu plus large.
La mesure de la légitimité culturelle.
Que « le goût classe, et classe celui qui classe », selon l’expression de Bourdieu [5], les pratiques culturelles étant alors des outils de distinction pour les groupes sociaux, ou que l’on constate, comme le fait Lahire, qu’un même groupe, et plus encore qu’un même individu, peuvent avoir des pratiques culturelles relevant de niveaux de légitimité fort différents, dans tous les cas, l’analyse suppose de se doter d’outils de mesure du degré de légitimité des pratiques en question. En la matière, plusieurs attitudes sont concevables. Selon l’approche marxiste, est considérée comme dominante toute pratique mise en oeuvre par les classes dominantes : dès lors, il faut repérer les pratiques qui, statistiquement, produisent le plus d’écarts entre les csp ; elles constitueront les polarités en matière de légitimité. C’est là le premier critère utilisé par Lahire, fondé sur l’objectivisme statistique. Il le complète par deux autres, qui viennent nuancer sa classification : « la connaissance savante […] et ordinaire des différences culturelles au sein du monde social » (p. 98) et la prise en compte des propriétés internes de l’activité, utilisée en dernier recours s’il reste un doute à lever. C’est le deuxième critère, celui de la connaissance savante et profane du monde social, qui lui permet de classer comme légitimes des pratiques extrêmement minoritaires y compris chez les catégories sociales les plus dominantes, et qui fondent donc peu de différenciations statistiques (le goût pour l’opéra ou la musique classique par exemple). Enfin, les propriétés internes de l’activité renvoient aux caractéristiques qui ont été historiquement définies comme fondant la distinction entre « culture haute » et « culture basse », ou « culture chaude » et « culture froide » [6], selon les dénominations employées (selon que la pratique est individuelle ou collective, contemplative ou participative, vécue sur le mode du recueillement et de la retenue ou de l’engagement corporel de la personne, etc.) [7]. Ce sont ces deux derniers éléments qui amènent l’auteur à ne pas classer comme pratique légitime le rock, dont le goût est pourtant associé aujourd’hui à des catégories sociales relativement dominantes, parce que cette musique a longtemps été définie par le sens commun comme une pratique culturelle basse, et que l’écoute de concerts de rock se rapproche des pratiques définissant la « culture chaude ».
Une fois ces principes établis, Lahire s’appuie sur les sept variables disponibles dans les données de l’enquête, dont chacune comprend plusieurs modalités : musique, livres, films, télévision, loisirs-divertissement, sorties culturelles (aller au théâtre, à un concert de musique classique ou de jazz, à un spectacle de danse, à l’opéra) et visites culturelles (visiter une exposition de peinture ou de photographie, un musée, une galerie d’art, un parc comme le Futuroscope). Chaque variable est ensuite recodée selon des degrés de légitimité : « peu légitime », « moyennement légitime », « très légitime », « mixte » – qui rassemble des pratiques relevant de ces trois catégories-, « non classable » et enfin « non concerné », lorsque la personne interrogée ne se livre pas à la pratique en question. L’auteur décompose ainsi les pratiques musicales en peu légitimes (chansons et variété françaises, variétés internationales, rap, hard rock, punk, trash, heavy metal), moyennement légitimes (rock), fortement légitimes (musique classique, jazz, opéra), et inclassables (musiques du monde, musiques d’opérette, musiques de film).
Un premier tableau classique : l’inégalité sociale d’accès à la culture reste massive.
Doté de ces indicateurs, Lahire dresse un premier tableau des pratiques culturelles des Français (p. 176-179) parfaitement concordant avec les analyses de la sociologie de la légitimité culturelle. Celui-ci n’est donc guère original, mais il est toujours utile de le rappeler, puisqu’il signifie qu’en dépit de la démocratisation scolaire et des politiques culturelles qui ont pu être menées depuis le début des années 1980, le rapport des Français à la culture reste déterminé par la situation socioprofessionnelle des enquêtés et leur niveau de diplôme, comme pouvait déjà le montrer Bourdieu en 1979. Ainsi, selon que l’on est titulaire du baccalauréat ou pas et que l’on a au moins un parent cadre ou non, la probabilité de s’être livré à une sortie culturelle au moins au cours de l’année écoulée varie de 52 points.
Mais ce premier constat est évoqué rapidement, puisque Lahire choisit de se concentrer sur les dissonances intra-groupes et intra-individuelles. Il fait en effet l’hypothèse que la frontière entre légitimité et illégitimité culturelle n’est pas simplement une ligne de partage entre classes sociales, mais qu’elle divise également les groupes eux-mêmes, ainsi que les individus. Comme il en fait la remarque, « cet ouvrage n’a pas pour objectif de nier les constats d’inégalités sociales devant la culture légitime et d’effacer le tableau de la réalité culturelle peint par quarante ans de travaux sur les usages sociaux de la culture. Il vise à proposer un autre tableau tout aussi fondé empiriquement, un tableau qui n’aurait pas été imaginable sans le travail réalisé par les peintres du passé, mais qui ne donne pas à voir les mêmes formes […]. Il offre l’image du monde social que peut produire un regard qui commence par scruter les différences internes à chaque individu (variations intra-individuelles) avant de changer d’angle et de viser les différences entre classes sociales (les variations inter-classes »(p. 13).
L’importance écrasante des profils individuels dissonants.
Au lieu d’étudier la relation entre pratiques culturelles et catégories sociales, il se donne en effet pour unité d’analyse les individus, dont il élabore les profils culturels en étudiant la façon dont chacun agence ses diverses pratiques. C’est en effet une des originalités de ce livre que de concilier approche centrée sur les individus et méthode statistique. Il propose des profils qui se complexifient au fur et à mesure de l’analyse : fondés initialement sur trois variables, puis quatre, cinq, et jusqu’à sept. Le résultat majeur d’une telle étude, dont la portée s’étend bien au-delà de la question du rapport à la culture, est celui de l’importance statistique des cas de dissonance. Si ce constat n’est pas entièrement nouveau, il avait surtout été mis en avant dans le cas des « transfuges de classe », dont on étudiait les habitus clivés. Ici, c’est l’ampleur du phénomène, sa généralisation à l’ensemble des catégories sociales et des types de profils, qui impressionne. Sur les profils à trois variables (qui intègrent donc un univers relativement limité de pratiques), si l’on ajoute les cas des profils consonants légitimes et peu légitimes, ceux-ci sont à peine plus nombreux que les cas de dissonance (ceux-ci représentent par exemple 45,5% des profils si l’on examine la série télévision/cinéma/livres, ou 47,6% si l’on examine celle qui associe films/livres/musique) [8]. Et bien évidemment, plus le profil intègre de variables, plus les cas de dissonances sont importants [9] : dans un profil à sept variables, les profils ne dénotant que des pratiques légitimes représentent moins de 1% de la population, et ceux qui n’ont que des pratiques illégitimes à peine 3%. Ainsi, plus on allonge la « phrase », plus on intègre de variables dans l’élaboration du profil, plus les « brillants esthètes » intégraux et les parfaits pratiquants de l’illégitimité culturelle se raréfient.
Le second enseignement à tirer de cette analyse des profils individuels est celui de l’importance des profils peu légitimes parmi les profils consonants : ils s’avèrent toujours plus nombreux que les cas de profils légitimes (ce qui semble assez logique puisque les pratiques de distinction sont supposées être celles d’une élite pour exercer cette fonction).
Enfin, l’examen plus détaillé des associations entre les pratiques donne lieu à des observations intéressantes : ainsi, une pratique légitime en matière musicale (écoute de musique classique) est associée à un profil consonant légitime (on reviendra sur cette idée selon laquelle le goût musical serait l’un des marqueurs de distinction les plus fiables). Inversement, une pratique peu légitime en matière de lecture est l’indice d’un profil culturel peu légitime dans son ensemble : on peut penser que le rapport aux livres, le plus déterminé par l’institution scolaire, si l’on suit l’hypothèse déjà faite par Bourdieu dans La Distinction, est le marqueur de base de la légitimité culturelle : s’il est absent, les autres pratiques légitimes le seront a fortiori.
Les déterminants sociaux des profils individuels.
Lorsqu’il étudie ensuite les « déterminants sociaux » des profils individuels [10], Lahire retrouve des résultats connus en ce qui concerne les profils consonants – surreprésentation des cadres supérieurs et professions libérales dans les profils consonants légitimes, surreprésentation des os, manœuvres et personnels de service parmi les consonants illégitimes. Cela confirme bien les acquis de la théorie de la légitimité culturelle, avec pour ces deux profils une probabilité de présence au pôle opposé très faible, 0% pour les cadres supérieurs, 0,9% pour les os.
Ce qui est plus novateur renvoie bien entendu aux profils hétérogènes [11] : on constate alors que quels que soient les groupes socioprofessionnels, la situation la plus probable est celle de la dissonance culturelle (à la notable exception du groupe des ouvriers non qualifiés, des inactifs de plus de 60 ans et des autres inactifs). On ne retrouve la propension sociologiquement différenciée des groupes à se tourner vers tel ou tel type de pratiques culturelles qu’au titre de la deuxième plus forte probabilité. La diffusion de cette dissonance dans l’ensemble des couches de la société va notamment à l’encontre de l’idée selon laquelle ce serait une caractéristique de l’élite que de pouvoir « s’offrir le luxe » du pluralisme culturel [12]. Il faut toutefois préciser ici que Lahire reconnaît la détermination sociale des variations intra-individuelles, même s’il ne le fait que fugitivement, en conclusion, en citant notamment les travaux de Labov en sociolinguistique [13] : il est bien évident que la variété de la palette des pratiques culturelles à disposition d’un individu dépend du nombre et des lieux d’instances socialisatrices auxquelles il a été soumis. En ce sens, les enfants des catégories sociales intermédiaires et aisées, qui peuvent écouter les chanteurs de Pop-Stars mais aussi aller au conservatoire, ou parler un langage relâché dans certaines arènes tout en maîtrisant les codes langagiers et corporels nécessaires pour réussir un entretien d’embauche, se voient offrir un éventail de pratiques plus vaste que les enfants de milieux défavorisés qui n’ont bénéficié que de l’école pour se voir socialisés à d’autres pratiques que celles en vigueur dans leur milieu familial.
Si l’on examine la composition sociale des profils avec plus d’attention, deux populations attirent particulièrement le regard : les élèves et étudiants d’une part, fortement surreprésentés chez les profils dissonants, et notablement absents des profils les plus légitimes, et les personnes âgées de l’autre, surreprésentées parmi les profils consonants, et notamment consonants légitimes (ce fait étant d’autant plus marquant qu’elles ont en moyenne des niveaux de diplôme moins élevés que les nouvelles générations). Il semblerait donc qu’il y ait un effet de l’âge sur le rapport à la culture, qui serait à la fois effet de génération (si l’on fait l’hypothèse d’une évolution historique du rapport à la culture légitime) et effet du cycle de vie (Lahire évoque ici l’hypothèse d’un processus d’homogénéisation, de mise en cohérence des dispositions culturelles avec l’âge –on y reviendra).
Comment expliquer ces dissonances culturelles ? Une proposition d’explication psychologique.
Lorsqu’il se penche sur les principes explicatifs de ces dissonances culturelles, Lahire écarte une première hypothèse, selon laquelle la pluralité des rapports individuels à la culture serait le fruit de l’affaiblissement de la légitimité culturelle au cours de l’histoire récente. Reprenant quelques données de La Distinction [14], il montre que ces phénomènes de dissonance étaient déjà observables dans les années 1960 [15] : ce n’est donc pas tant la population qui a changé que le regard qu’il se propose de lui porter.
Si la différence entre culture légitime et illégitime ne constitue pas simplement une coupure entre les groupes sociaux, mais qu’elle peut aussi diviser les groupes, et les individus eux-mêmes, comment comprendre ces clivages ? On pourrait certes considérer qu’il n’y a pas d’incompatibilité à aimer la philosophie pragmatique et le black metal, qu’on peut écouter de la musique baroque et lire des romans abscons tout en se délectant de temps à autre de comédies romantiques hollywoodiennes. Pourtant, Lahire note que cette pluralité est rarement vécue comme a-problématique par les individus, sur le mode de la coexistence harmonieuse entre des pratiques plurielles. Dans les entretiens, les personnes interrogées se sentent toujours tenues de minimiser et de justifier leurs pratiques les moins légitimes, quand elles finissent par les « avouer » après un temps d’hésitation. Les dissonances sont notamment fréquemment verbalisées sous la forme d’une chute (« se laisser aller », « s’abaisser à », on fait mention du « côté régressif » qui s’exprime dans de telles pratiques, etc.). Ainsi la pluralité n’est pas vécue sur un mode horizontal par les individus, mais bien comme une tension entre haute et basse culture : elle n’est donc pas le signe d’une disparition des hiérarchies culturelles.
Pour expliquer cette tension interne, Lahire se propose de prendre en compte la perception subjective qu’ont les individus de la culture légitime en mettant en lumière la fonction psychologique remplie par celle-ci, dimension qui selon lui aurait été trop négligée par la sociologie bourdieusienne. S’appuyant sur la lecture des Grecs proposée par Foucault [16], qui montre comment le contrôle de soi a pu être pour les élites un moyen de justifier leur contrôle sur autrui, il explique que le goût pour des pratiques culturelles exigeantes, imposant des efforts sur soi, a pu servir aux dominants à justifier leur position : dans une société démocratique, ce ne peut être en raison d’une nature ou d’une essence particulières que les élites occupent leur position, c’est donc en faisant la preuve qu’elles consentent à des efforts sans égal qu’elles peuvent légitimer leur statut particulier. Au-delà du groupe restreint des philosophes grecs, des intellectuels ou des purs ascètes, l’ascèse culturelle a ainsi pu constituer un ressort relativement invariant de la domination. Mais dans les sociétés contemporaines, dont l’individualisme impose des exigences croissantes de différenciation, cet invariant prend une forme relativement nouvelle : l’enjeu de se distinguer des êtres sociologiquement proches qu’ils sont amenés à fréquenter incite les individus à multiplier les pratiques de distinction fines dans divers registres de pratiques.
Avec cette remarque, Lahire propose une hypothèse intéressante permettant de comprendre pourquoi, au-delà des classes dominantes, les individus peuvent s’adonner à des pratiques légitimes par souci de distinction à l’intérieur de leur propre groupe. Par contre, cela ne dit rien des raisons qui poussent les membres des catégories les plus aisées à se livrer à des pratiques moins légitimes.
Une contribution à une sociologie de l’individu.
Pour comprendre cela, il faut sans doute davantage se référer au modèle explicatif d’ensemble qu’il entend proposer. En effet, au-delà du terrain choisi ici de l’étude des pratiques culturelles, La Culture des individus vise à poursuivre la réflexion sur la sociologie de l’individu entamée dans Tableaux de famille, L’homme pluriel et Portraits sociologiques [17]. Il vient apporter aux ouvrages précédents la confirmation statistique qui leur manquait pour démontrer l’importance des cas de dissonances, la nature fondamentalement plurielle des individus, à l’encontre des théories fondées sur l’hypothèse d’une forte consonance des habitus. Deux éléments viennent soutenir cette thèse : la pluralité des instances de socialisation productrices des dispositions individuelles, et la variété des contextes d’actualisation de ces dispositions, éléments dont l’importance est croissante dans des sociétés fortement différenciées et offrant des possibilités de mobilité sociale réelles.
Lahire rappelle ainsi l’hétérogénéité des situations culturelles vécues par les individus, proposant une liste des éléments à prendre en compte en la matière : socialisation culturelle exercée par le milieu social (volume de capital économique et culturel, structure de distribution de ce capital, nature du capital scolaire des parents, plus ou moins technique, plus ou moins littéraire…) ; socialisation culturelle sexuée exercée par l’ensemble des cadres de socialisation au cours de la vie (selon son sexe, un individu n’est pas exposé aux mêmes types de sorties, aux mêmes lieux de socialisation, aux mêmes productions culturelles…) ; socialisation culturelle exercée par les différentes institutions sociales, politiques, religieuses, syndicales, culturelles, fréquentées au cours de la trajectoire ; socialisation scolaire (trajectoire, nature du parcours…) ; socialisation culturelle liée à la situation professionnelle ; socialisation culturelle liée à la situation conjugale ; socialisation culturelle liée à la situation amicale ; et enfin moment dans le cycle de vie. Il souligne ainsi que le sort d’un individu n’est pas intégralement joué au sortir de l’enfance. Ainsi, 30% des personnes qui ne pratiquaient aucune activité culturelle parmi cinq possibles -lecture, musée, théâtre-concert, cinéma, pratique culturelle amateur- en étant enfant ont pourtant lu au moins un livre dans les douze derniers mois, tandis que 32% sont allées au cinéma, 23% au musée et 13% au théâtre ou concert.
Il interroge également l’hypothèse du transfert des dispositions d’un domaine d’activité à un autre, en soulignant les phénomènes d’appariements différenciés : 48% des individus qui lisent des livres très légitimes écoutent de la musique peu légitime, par exemple. Il questionne en particulier l’hypothèse avancée par Bourdieu, notamment dans L’Amour de l’Art [18], d’un transfert des dispositions scolairement acquises vers les autres types de dispositions culturelles, en indiquant que de telles transpositions n’ont lieu que si elles sont soutenues par des instances de socialisation concordantes qui viennent compenser le coût potentiel d’une telle transaction.
Les dispositions résultant de ces instances de socialisation potentiellement contradictoires n’exercent enfin leurs effets sur les pratiques individuelles qu’au travers d’actualisations concrètes dans des contextes variés, qui ne concordent pas nécessairement avec ce qui a été intériorisé par l’individu, et qui ne prennent tout leur sens que dans la mesure où elles ont été constituées comme signifiantes par la subjectivité des acteurs.
Lahire propose donc d’utiliser la notion de disposition comme un programme de recherche et non, comme cela a trop souvent été le cas, comme un phénomène explicatif. Pourtant, c’est bien sur la voie de ce parcours de recherche stimulant et important que le lecteur de La culture des individus reste en partie sur sa faim.
Comment définir la légitimité culturelle ?
On peut tout d’abord émettre quelques réserves méthodologiques concernant les critères de définition des pratiques culturelles légitimes. La première, que l’on pouvait toutefois plus encore adresser à Bourdieu, vise le fait de définir les pratiques dominantes comme étant celles des dominants, pour ensuite constater la forte corrélation statistique entre pratiques culturelles et classes sociales. Outre son caractère tautologique, cette démarche peut également relever de la posture légitimiste dénoncée par Grignon et Passeron [19], risque dont Lahire est d’ailleurs conscient. Le sociologue contribue là à édicter les normes légitimes dont il cherche à mesurer l’emprise – là encore, Bourdieu s’exposait tout autant à cette remarque [20]. Mais si un tel parti-pris objectiviste peut être assumé, y adjoindre d’autres critères s’avère problématique pour la cohérence du modèle et renforce ce risque de voir le chercheur intervenir sur les hiérarchies de légitimité : lorsque Lahire ajoute au critère statistique la prise en compte de la connaissance savante et profane du fonctionnement du monde social, cela lui permet de ne pas tenir compte de certaines pratiques corrélées à des groupes sociaux qui viendraient nuancer sa démonstration, et de ne pas prendre en considération certaines transformations historiques des formes de légitimité culturelle. Le choix de classer le rock et la chanson française parmi les pratiques moyennement ou peu légitimes semble ainsi discutable : s’il s’agit de genres historiquement peu légitimes, ils sont aujourd’hui considérés comme des formes musicales éminentes dans certains des sous-champs socialement et intellectuellement dominants [21]. On peut d’ailleurs retrouver des pratiques de distinction à l’œuvre à l’intérieur de chacun de ces genres ; il en va de même pour le roman policier ou la bande dessinée en littérature. De fait, les phénomènes de différenciation interne à chacune des pratiques gagneraient à être davantage investigués (même si cet aspect est évidemment difficile à saisir statistiquement), de même que l’historicité de la légitimité des pratiques. Peut-on par exemple continuer à donner autant de poids dans la définition des pratiques légitimes à des activités devenues extraordinairement minoritaires, comme le fait d’aller au théâtre ou a fortiori à l’opéra, lorsque l’on sait que 82% des personnes qui lisent des livres très légitimes ont une fréquentation faible ou nulle des visites culturelles très légitimes (opéra et théâtre) ? On comprend la réticence d’un intellectuel à renoncer à ces indicateurs, mais ce faisant, il augmente artificiellement le constat de pratiques hétérogènes, puisque lorsqu’on introduit ces activités, on obtient presque universellement un constat de non pratique, y compris chez les représentants des groupes sociaux les plus dominants [22]. On peut donc penser qu’en supprimant de tels indicateurs, on obtiendrait des portraits un peu plus homogènes.
Un chantier de recherche important.
Cependant, ces remarques n’enlèvent rien à l’intérêt de cette étude, d’autant que l’on voit bien que les autres travaux sur les pratiques culturelles s’exposent largement à des critiques similaires.
Elle est importante à la fois en ce qu’elle rappelle -même brièvement- les inégalités sociales d’accès à la culture, que l’antienne de « la fin des classes sociales » ferait parfois oublier et, au-delà de la sociologie de la culture, en ce qu’elle cherche à contribuer au renouvellement de la sociologie de l’individu. En effet, les sociologies empiriques qui conservent l’individu comme unité d’analyse tout en étant attentives aux effets des contextes dans lesquels ceux-ci évoluent ne sont pas légion : le plus souvent, les approches qui s’intéressent au rôle du contexte ou des interactions abandonnent le niveau de l’individu, pour se centrer sur les types d’activités, comme peut le faire H. Becker [23], ou sur les types d’interactions, chez les tenants de l’interactionnisme symbolique, par exemple. Penser les trajectoires individuelles en prenant en compte les déterminants sociaux et les instances de socialisation, mais en intégrant également l’influence des interactions et des lieux d’actualisation des dispositions, ainsi que la subjectivité des acteurs, semble ainsi être l’une des voies stimulantes qui s’ouvrent à la sociologie aujourd’hui.
Néanmoins, on peut se demander si la méthode choisie ici est la mieux à même d’apporter des réponses à ce questionnement : on peut certes saisir le récit de pratiques individuelles plurielles au travers d’entretiens ou de questionnaires, mais au vu de l’objectif affiché, il aurait été encore plus intéressant d’observer les individus dans des contextes différents, en ayant recours à la méthode ethnographique, afin d’appréhender la façon dont dispositions et habitus s’agencent concrètement et différemment selon les contextes et les interactions.
La mise en portraits individuels.
Par ailleurs, la place consacrée au sein de l’ouvrage à la présentation de longs portraits individuels est problématique au regard de ce questionnement : ils semblent avoir essentiellement une visée illustrative des différents cas existants (on se voit successivement présenter, des chapitres 5 à 14, des portraits d’individus consonants légitimes et consonants illégitimes, puis dissonants dans les classes supérieures, moyennes et populaires, et enfin des cas de trajectoires de déplacement social et d’influence des groupes d’appartenance). S’ils n’avaient pour fonction que d’illustrer l’idée de la pluralité des acteurs, il eût suffit d’en présenter un nombre beaucoup plus restreint. Si l’objectif était de comprendre quelques trajectoires individuelles particulièrement emblématiques, il eût sans doute été préférable de les traiter comme des cas, en en sélectionnant un petit nombre, faisant l’objet d’une investigation intensive, grâce à plusieurs entretiens biographiques (comme cela a pu être fait dans Portraits sociologiques), et en mobilisant une théorie serrée permettant d’aller au-delà de la simple description de la variété des pratiques culturelles. Si, enfin, ils avaient pour objectif de nourrir l’élaboration théorique, ce qui paraît plus vraisemblable vu le nombre de profils mobilisés, on regrette l’absence d’un troisième temps dans l’analyse : comme si après les considérations théoriques générales, importantes mais parfois encore vagues [24], sur la nécessité de considérer la notion de dispositions comme un programme de recherche ou sur les huit registres à prendre en considération pour étudier la socialisation individuelle, et après l’analyse du terrain, le temps de la remontée en théorie restait à venir [25]. De fait, on peut se demander si cette réflexion sur l’articulation entre disposition et actualisation peut constituer une théorie scientifique à elle seule. Sur ce point, Bernard Lahire semble hésiter entre deux positions. Dans l’une, il viendrait amender, nuancer et compléter les travaux de Bourdieu sans en remettre en cause les principaux acquis : il écrit ainsi « le point de vue de connaissance adopté dans ce travail est celui d’une remise en question partielle de la théorie de la légitimité culturelle à partir de la prise en compte des variations intra-individuelles des comportements culturels » (p. 33) et « en prenant en considération les phénomènes de variation intra-individuelle des pratiques et préférences culturelles et en constatant, du même coup, l’importance des variations inter-individuelles, on ne remet en cause ni l’existence d’inégalités sociales devant la culture, ni les fonctions sociales de la culture légitime dominante dans une société hiérarchisée » (p. 669). On retrouve là l’inspiration de l’ouvrage au titre emblématique Bourdieu, dette et critique [26]. Dans l’autre, il adopte une posture beaucoup plus radicale, visant à fonder un modèle théorique nouveau. : « le regard qui a été mis en œuvre tout au long de ce travail est à lui seul un véritable défi scientifique lancé aux sciences sociales d’aujourd’hui » (p. 13).
Bernard Lahire, La culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004. 778 pages. 29 euros.