En 1534 pages et neuf millions de signes, écrit par près de cent-cinquante contributeurs, le Vocabulaire européen des philosophies est d’abord un dictionnaire de philosophie consistant et original. Ses quatre cents entrées abordent avant tout les objets et les thèmes largement travaillés par les philosophes. Il est question de « théorie de la connaissance », d’ontologie, de logique. Les autres domaines d’élection comme la morale et l’esthétique ne sont pas absents non plus. Les zones d’interface ou d’intersection avec les sciences sociales sont, eux, relativement discrets (dans ce dictionnaire, l’« acteur » est vraiment un comédien!) si ce n’est dans le domaine de la linguistique, pour d’évidentes raisons explicitées plus loin. Il faut noter aussi que la place importante accordée, sans surprise, à la Grèce antique et à ceux qui s’en réclament conduit à une forte présence de notions qui peuvent être qualifiées de « psychologiques » : par exemple, à la lettre A, « acedia » [tristesse], « aimer », « angoisse » mais aussi, plus sophistiqué, « affordance » — sans parler de « aiôn » ou d’« âme ». Les grands auteurs, de l’Antiquité à aujourd’hui, sont présents dans la dialogique qu’appelle l’entrée par des mots qui ont une histoire pleine de rebondissements : « être » ou « sein » ou « esti », « essence », « vérité », mais aussi « logos », « praxis » ou « intention ».
En ce sens, par la masse de l’information, le sérieux de la conception, la qualité et la diversité des auteurs, l’ouvrage mérite d’être salué comme un état de l’art et un outil de travail remarquables. Cependant, la grande originalité de l’entreprise, qui étaie toute sa construction, est annoncée par son sous-titre : Dictionnaire des intraduisibles. Reconnaître que les « réseaux conceptuels » des différentes langues ne sont pas superposables et que le sens d’une notion dans une langue est souvent difficile, parfois impossible à transcrire dans une autre, tel est le constat initial que le livre s’emploie à dépasser.
Aristote, notre collègue à Oxford : quelques problèmes non triviaux.
L’aporie de l’intraduisibilité peut d’ailleurs s’appliquer à… la traduction en général, non à la seule philosophie. La contradiction entre la (relative) unité du référent et la multiplicité des dispositifs mis en œuvre pour l’appréhender, contradiction engendrant une nouvelle réalité qui est la dimension langagière du rapport au monde, se trouve au cœur de toute tentative de commutation d’une langue à une autre. « Chaque langue est une vision du monde qui attrape un autre monde dans son filet. », résume poétiquement la Présentation. Il est alors précisé que, dans le cas des philosophes (ce serait vrai aussi pour l’ensemble des sciences), le lecteur se trouve confronté à un dialecte spécifique, et même que chaque auteur en fabrique un qui lui est propre (ce qu’on rencontre souvent aussi dans les sciences sociales). D’où, au-delà des croisements prévisibles entre langue et philosophie (« acte de langage », « prédication », « sens », « signe », « signifiant », « signification »,…), la présence de notices de « linguistique appliquée » (« aspect », « ordre des mots », « traduire »,…), qui visent à éclairer la complexité des relations entre le medium et le message, pour utiliser une autre culture terminologique. D’où, aussi, une catégorie d’articles d’un genre fort original, intitulés : « anglais », « allemand », « grec », « russe », etc., qui analysent spécifiquement la relation entre la singularité d’une langue et les philosophies qu’elle a pu porter. Ces articles sont passionnants dans leur dialectique, à l’exception de celui qui aborde le cas de la langue française : on nous propose ici un festival de nationalisme franchouillard, avec son « universalisme » provincial et son refus de l’historicité que l’emballage dans un marxisme ampoulé vient encore renforcer. Heureusement, c’est la seule contribution de cet auteur et, par ailleurs, les autres notices de cette série sont plus rigoureuses, telle celle consacrée à l’allemand, qui s’appuie sur des lectures argumentés d’auteurs (Kant et Hegel en particulier) pour montrer la consubstantialité des dynamiques linguistiques et du mouvement de la pensée.
Dans cette exploration de l’interface entre langues et philosophie, on aurait pu alors signaler que les « dialectes d’auteur » utilisent abondamment des termes étrangers pour construire leur « système », ce qui ouvrirait sur l’analyse d’un type particulier de ressource rhétorique. Par exemple, l’usage de termes concrets (ou au moins appuyés sur des métaphores à référent concret) du grec ancien dans un sens abstrait au sein de langues européennes modernes n’est pas sans conséquence sur la tendance, habituelle, à décontextualiser la philosophie grecque du 5e ou du 4e siècle avant J.-C. Le début de l’article « mimêsis » (p. 786-787), qui montre l’origine théâtrale et picturale du terme, est ici fort utile mais incite peut-être insuffisamment à la vigilance pour la suite des occurrences du terme. De même, dans le débat canonique sur le couple Dasein/Existenz, (p. 281-287), il serait bon de montrer comment ont été ici mobilisées, par les traducteurs ou les locuteurs, des ressources servant à naturaliser dans la langue un projet de métaphysique qui leur est propre. Dire que « dasein » est aussi la manière la plus évidente de dire « exister » dans l’allemand courant d’aujourd’hui ou d’hier, ce n’est évidemment pas nier l’intérêt d’étudier les développements savants qui s’appuient sur ce mot, c’est seulement éviter les dérapages consistant à exploiter une langue étrangère pour lui faire dire ce qu’on ne pourrait décemment pas extorquer à la sienne.
On pourrait ainsi objecter à ce dictionnaire qu’il ne va pas jusqu’au bout de l’usage des outils qu’il a fabriqués. Ceux-ci auraient pu être davantage utilisés pour déconstruire la composante d’« idéologie philosophique » que comporte éventuellement le recours à des termes étrangers non traduits ou à des traductions « sollicitées ». Un bon exemple est fourni par le mot « pulsion » (p. 1050-1055). L’allemand Trieb est un terme complexe qui, comme l’explique la notice, s’articule autour d’une composante biologique (instinct), d’une composante physique éventuellement appliquée au psychisme (impulsion mécanique) et d’une « synthèse » naturaliste-romantique (force vitale). Le récit très convaincant qui est fait de la traduction en français de ce terme dégage trois moments : jusqu’aux années 1927-1934, le mot « instinct » domine ; puis « pulsion » s’installe, mais sans que cela implique clairement encore une contestation de l’appartenance de la notion à l’univers de la biologie ; enfin, la polysémie, l’ambivalence et l’inclassabilité du terme sont affirmées par les traducteurs français à partir des années 1960. Or ce détournement progressif correspond bien à une orientation stratégique. Celle-ci consiste à légitimer le projet intellectuel de la psychanalyse dans un entre-deux entre biologie et psychologie – ou dans un au-delà de ce couple – de manière suffisamment établie pour que le reproche d’un biologisme structurel fait aux travaux de Sigmund Freud ne puisse pas prendre prise sur les textes. Le choix du sens donné à « pulsion » dans la dernière phase convient parfaitement à ce projet. On aurait donc pu souhaiter que la mise en perspective du récit philologique ouvre sur ce genre de discussion, ce qui ne se produit pas vraiment dans la notice. On a ainsi parfois la sensation que la dimension critique du Vocabulaire, très fermement affirmée dans la Présentation, s’affaiblit quelque peu dans l’exercice concret de l’analyse d’un corpus à forte charge patrimoniale.
Dans l’ensemble, cependant, l’attention minutieuse aux problèmes de transport (en grec : metaphora) des notions d’une langue dans une autre permet au lecteur de vérifier de manière approfondie que les ressorts des choix de traduction sont parfois fort éloignés de considérations purement linguistiques : le contexte des débats y joue un rôle déterminant et entraîne des coups de force, rendus possibles par le fait que le lecteur de la traduction n’a le plus souvent pas accès au texte original. Le traducteur, qui est aussi, le plus souvent, un philosophe engagé, peut être tenté d’abuser de son pouvoir. Ainsi (p. 540), dans la traduction du français en grec moderne de l’usage du mot hupostasis plutôt que de huparxis, plus attendu, pour éviter toute promiscuité de Martin Heidegger ou de Karl Jaspers avec les existentialistes. Ou, plus nettement encore (p. 27), lorsque le traducteur d’un ouvrage de philosophie politique de l’anglais vers le français se permet de traduire agency de manière fluctuante, en choisissant le plus souvent « agent », ce qui est plus que contestable quand on connaît les enjeux portés en français par le couple agent/acteur !, débat dans lequel le mot agency n’est pas directement impliqué, en tout cas pas dans cette direction. C’est un grand mérite du Vocabulaire d’analyser sans complaisance cette fascinante sociolinguistique des philosophes. Celle-ci contribue, avec prudence, à dégager une idée force : la philosophie ne possède pas toutes les clés de l’intelligence d’elle-même. Cela ne lui est nullement spécifique : il n’existe aucun champ de l’action humaine qui n’exige pas tous les autres pour lui donner sens. Ce qui est nouveau, c’est que ce constat et ses corollaires viennent d’un texte de philosophie. La double spécialité de Barbara Cassin, la directrice de l’ouvrage, philosophe et philologue, n’y est sans doute pas pour rien. Il s’agit d’une interdisciplinarité peu habituelle et qui se révèle fort productive : ici, les philosophes ne prétendent pas enseigner aux chercheurs en sciences sociales à penser ; on mobilise une riche palette de savoirs et des méthodes, parmi lesquels ceux et celles des sciences sociales, pour permettre à la philosophie à se penser pensant. La question de la réflexivité se déploie de façon réjouissante dans une discipline dont certains de ses membres ont pu, naguère, croire en disposer, comme par définition.
Dans le même sens, les auteurs annoncent clairement avoir joué « la géographie contre l’histoire » en privilégiant la « cartographie » des réseaux de sens sur la généalogie des filiations, sans oublier pourtant la dimension diachronique du mouvement des systèmes linguistiques. Ils rejettent d’un même mouvement (p. xviii-xx) l’« universalisme logique indifférent aux langues », qui ne peut se fonder que sur une naïveté épistémologique et empirique, et le « nationalisme ontologique », qui conduit à une dangereuse « sacralisation de l’intraduisible ». Selon leur expression, il n’est tenable, ni de dire « Aristote, mon collègue à Oxford » comme le ferait une vulgate « common sense » de la philosophie analytique, ni d’affirmer, comme le fait Heidegger avec aplomb, que le grec et l’allemand seraient les seules langues permettant de philosopher. Le pari a été dans l’ensemble, remarquablement tenu et pas seulement dans le double déni ; les concepteurs de ce Vocabulaire ont inventé quelque chose de neuf, qui, avec la modestie de la rigueur, enracine l’histoire de la pensée dans l’histoire tout court sans jamais, pourtant, tenter de la faire entrer dans le lit de Procuste d’un certain réductionnisme historien. L’histoire des idées est bien elle-même, en prenant place, à travers ses langues, dans l’histoire du Monde.
Quelle Europe ?
Ce Vocabulaire se veut européen. Mais de quelle Europe s’agit-il ?
Notons d’abord qu’elle est ouverte et ample. Outre le français, les entrées et leurs annexes relèvent de langues qu’on peut considérer sans trop de difficultés comme européennes (allemand, anglais, basque, catalan, danois, finnois, espagnol, hongrois, italien, néerlandais, polonais, portugais, roumain, suédois, éventuellement ukrainien) ; de deux langues mortes à une époque où l’Europe n’existait pas en tant qu’espace pertinent (grec ancien, hébreu ancien), une troisième, le latin, demeurant ambiguë à cet égard ; et enfin de deux langues parlées dans des espaces dont l’européanité peut être plus franchement discutée, l’arabe et le russe. En résulte une première interrogation sur le sens du mot « européen » figurant dans le titre, interrogation renforcée par l’absence d’article « Europe » et par le manque d’explicitation à cet égard dans l’avant-propos de l’ouvrage. Dans la Présentation, il est question, par exemple, de « cartographie des différences européennes » ou d’« Europe philosophique » (p. xxi), sans que ces termes soient précisés davantage. Le mot « Babel » est introduit par les auteurs comme un emblème du défi de la multiplicité des langues européennes. Dans cette veine, cependant, on se demande parfois si le mot « Europe » ne tend pas à prendre le sens qu’il a eu… en Europe, du Moyen-Âge à la Première guerre mondiale, notamment parmi les philosophes, Husserl compris : celui de monde ou d’univers. De fait, l’ensemble linguistique proposé peut être défini comme celui qui correspond aux sources et à l’énonciation de ce qui est couramment appelé « la philosophie occidentale », incluant les productions du continent américain mais excluant les travaux « orientaux » (Inde, Chine, Japon) pour la simple raison que, jusqu’à aujourd’hui, ces derniers ont peu influencé les Occidentaux. Par ailleurs, si certaines excursions vers des domaines appartenant franchement aux sciences, humaines notamment, sont visibles, celles-ci ne poussent pas jusqu’à la géographie, en dépit de la présence de ce terme, qui, dans le mode d’emploi du dictionnaire résume, on l’a dit, une démarche stimulante et efficace. Il y a, dans le Vocabulaire, un article « temps », mais pas d’article « espace ». Le lecteur est donc conduit à réfléchir seul à cette Europe et à sa géographie.
À cet égard, l’index final des termes peut être trompeur : il fait la part belle au français et à l’anglais. Pour le premier, le caractère tout de même d’abord francophone de la conception de l’ouvrage peut justifier le fait que les traductions vers cette langue aient plus systématiquement été prises en compte. Pour le second, la position éminente des productions anglosaxonnes contemporaines explique aussi une prise en considération des réseaux notionnels anglophones. Cela ne supprime pas la visibilité d’un creux de la production philosophique au 19e siècle, au moment même où une multitude de choses intéressantes se produisent en Allemagne. Les lecteurs apprécieront d’ailleurs le fait que les références allemandes des notices ne se réduisent pas aux « grands auteurs » habituels mais vont chercher des ressources argumentatives chez des penseurs situés à l’écart du mainstream de la légitimation et partant peu connus des lecteurs francophones. On serait tenté ici de proposer un parallèle entre la géographie européenne de la philosophie et celle de la musique. La musique française et britannique a perdu sa force innovante dès le 18e siècle, sans doute en raison de la pression étatique en faveur d’une production « officielle ». Pendant ce temps, comme art « bourgeois », la musique du monde allemand connaissait des développements remarquables, jusqu’à la révolution de l’École de Vienne, au début du 20e siècle. En philosophie, les oppositions sont moins marquées : le 18e siècle compte incontestablement en Grande-Bretagne et en France. N’y aurait-il pas tout de même ici une voie à creuser, qui permettrait de mieux comprendre les conditions sociétales de possibilité d’une philosophie vivante ?
Cette approche « transcendantale » nous entraîne aussi vers la Russie. Peut-on, au regard du réseau notionnel proposé par le Vocabulaire, caractériser ce pays comme européen ? L’excellent travail fourni par les spécialistes de la culture russe qui ont contribué à l’ouvrage nous offre un objet empirique passionnant. La conclusion serait alors plutôt négative : la Russie n’est pas tant périphérique qu’enclavée : c’est un isolat. Contrairement à l’Italie ou à l’Espagne, qui, sur le temps long, sont davantage importateurs qu’exportateurs de notions philosophiques, on a affaire, avec la Russie, à une production originale mais isolée. Des termes très spécifiques « bogotchelovetchestvo » (théandrie), « mir » (communauté paysanne, monde, paix) ou d’autres, apparemment banals mais aux acceptions singulières, comme « narod » (peuple), ou « pravda » (vérité) renvoient le plus souvent à des traits historiques identifiables de la société russe sur une longue période, tels que le césaropapisme, l’absence de société civile, l’isolement des intellectuels. Si, dans le cas de Mikhaïl Bakhtine (dont les apports sont, fort logiquement pour un tel ouvrage, analysés en détail), on se situe clairement dans le registre d’une intelligentsia brillante, plus en phase avec la pensée occidentale qu’avec sa propre société, pour les autres auteurs cités, souvent « slavophiles », on dispose d’un corpus inassimilable par l’Europe des Lumières.
L’un des concepteurs du Vocabulaire, Marc Crépon, a publié en 1996, Géographies de l’esprit, où il étudie les images du Monde et de ses habitants véhiculées par quelques philosophes classiques. On peut prendre ici l’expression dans un autre sens. « Géographies de l’esprit » : quelle géographie de la philosophie ? Peut-on identifier un philosophischer Ortgeist, ou plusieurs ? Reprenons la distinction proposée par Augustin Berque : au-delà du topos (la projection d’œuvres et d’auteurs sur un fond de carte vide), quelle chôra, quel milieu, dans lequel la philosophie serait une composante indissociable des autres ? Quelle cospatialité entre l’espace des philosophes et ceux, multiples, de la société ? Quelle contribution de l’assise philosophique aux autres strates de l’espace habité, et inversement ? Quelle relation aux lieux, et aux liens qui les unissent comme aux distances qui les séparent, peut éclairer l’espace de la philosophie et en quoi cet espace, à son tour, peut informer ceux, plus épais au sein desquels il a prospéré mais auxquels il a aussi imprimé sa marque ? À ces questions difficiles, le magnifique instrument de travail que constitue le Vocabulaire européen des philosophies peut sans doute nous aider à répondre.
Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil/Le Robert, 2004. 1534 pages. 95€.