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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

La physicalité du monde.

Bernadette Bensaude-Vincent, Se libérer de la matière. Fantasmes autour des nouvelles technologies, 2004.

Image1On entend souvent parler de l’époque contemporaine comme de l’âge de la communication et de l’information, avec ses corollaires techniques et technologiques, comme si nous étions désormais irréversiblement destinés à faire partie d’un monde idéel, dans lequel la réalité physique n’a qu’une place secondaire. Depuis les vingt ou trente dernières années nous assistons à un processus indéniable de dématérialisation, c’est-à-dire à une diminution quantitative de la matière nécessaire pour la production des biens de consommation et d’usage. Il faut de moins en moins de matière pour obtenir de plus en plus de performance, c’est-à-dire pour produire et commercialiser des produits plus petits, plus légers mais aussi de plus en plus éphémères et jetables. Cette dématérialisation est-elle une indication du fait que le monde physique ne compte plus pour nous ?

Voici la question centrale d’un ouvrage consacré à montrer que la dématérialisation, bien qu’au moins partiellement avérée, n’implique nullement une perte d’importance des aspects physiques de la matière. En effet, Bernadette Bensaude-Vincent rappelle que la matière est un concept abstrait, dont la formation a conditionné toute l’histoire de la science occidentale (p. 40 et suivantes), alors que le monde physique est le point de départ à partir duquel le processus de dématérialisation a eu lieu et il ne s’y résume pas. En ce sens, la dématérialisation indique que le rapport au monde physique se transforme, car nous n’avons plus désormais à nous confronter à une matière indistincte, mais plutôt à des matériaux dans leur singularité et dans leur spécificité.

La thèse proposée ici par Bernadette Bensaude-Vincent présente l’avantage d’articuler plusieurs perspectives disciplinaires et intellectuelles ; son parcours est éloquent : une formation de philosophie orientée vers les sciences contemporaines, une investigation de l’histoire conceptuelle de la chimie qui débouche sur une thèse de doctorat atypique dans le panorama de la philosophie des sciences française et une appropriation des travaux de sociologie des sciences et des techniques, dont témoigne un ouvrage co-rédigé avec Isabelle Stengers sur l’histoire de la chimie. En conséquence de son intérêt pour la sociologie, Bernadette Bensaude-Vincent a récemment concentré son attention à la relation entre les sciences et le public, en développant une réflexion originale sur l’histoire de la vulgarisation.

Ceci explique que l’auteure ait été invitée à l’Institut National de la Recherche Agronomique et que le texte dont il est question ici soit issu d’une conférence autour du thème « Sciences en question » donnée le 27 mai 2004. C’est à l’intérieur du même cycle qu’a été publiée la conférence de Bruno Latour sur Le métier de chercheur, dont ce texte (et la conférence dont il rend compte) constitue un prolongement tout à fait intéressant.

Cette « filiation » fournit un éclairage sur l’intérêt qu’un tel ouvrage peut avoir pour le géographe ainsi que pour les autres sciences sociales (dont le travail ne semble pas en apparence directement affecté par les recherches liées aux nanotechnologies) et surtout pour celui qui tente de penser et expliquer les espaces et leurs dynamiques en termes de collectifs d’humains et de non-humains [1]. Ce texte nous rappelle que la matérialité des espaces ne peut être réduite au physique : il s’agit d’un hybride complexe et changeant de physique et social, d’humain et de non-humain. L’étude des imaginaires, des icônes spatiales, des images territoriales ne peut donc être dépourvue d’une prise en compte sérieuse de la matérialité des espaces, de l’action des actants non-humains et du fait que les humains s’en font les porte-parole. En même temps, l’analyse de la complexité de la dimension matérielle permet d’échapper aux déterminismes, soient-ils d’ordre social ou environnemental, encore d’actualité dans certaines théories du social parmi les plus récentes. La dématérialisation dont nous sommes les témoins comme les auteurs n’indiquent ni une libération des sociétés des contingences de la matière, comme si l’humain était devenu maître du monde inanimé jusqu’à pouvoir s’en défaire à sa guise, ni un esclavage ou une soumission forcée aux contingences matérielles, comme si les êtres humains étaient contraints à subir les conséquences des données environnementales premières qui détermineraient le devenir de toute civilisation confrontée à elles.

Cet ouvrage nous invite à reconsidérer autrement le rapport des individus et des sociétés aux espaces, au profit d’une combinaison réelle des géographies physique et humaine, d’une considération inédite de l’action des non-humains sur les transformations spatiales et de la naissance d’une géographie des collectifs : certains ont déjà relevé ce défi, mais beaucoup reste à faire. Pour aller dans cette direction nous nous proposons d’analyser chacun des trois discours sur la dématérialisation que Bernadette Bensaude-Vincent identifie et illustre, et de porter notre attention sur les conséquences géographiques de chacun d’entre eux, afin d’en arriver à discuter la réinterprétation de ces discours, proposée par l’auteur en fin d’ouvrage.

La diminution de la consommation de matière est un « fait » enregistré par les économistes dès les années 1980 : ces théoriciens ont pu observer et documenter une baisse dans la consommation de l’acier et des autres métaux d’abord, puis une réduction des matériaux de commodité (comme le ciment ou le verre). Cette donnée incontestable donne lieu à un discours descriptif désormais familier et banalisé sur la dématérialisation, grâce à la vulgarisation importante de cette thématique et à l’attention croissante accordée à ces sujets par les organes de diffusion. Bensaude-Vincent remarque en premier lieu que cette baisse des quantités de matière employées, est tout d’abord une illusion ethnocentrique, car elle ne concerne que les pays industrialisés. Cette illusion est accompagnée par une autre concernant la baisse de consommation : la dématérialisation indique la commercialisation de produits dont les dimensions sont de plus en plus réduites, mais dont la durée de vie est d’autant plus éphémère. Cette diminution de la quantité de matière répond certes à une demande d’optimisation de la qualité des produits, mais engendre aussi de surcroît une croissance des coûts des biens de consommation qui, par un cercle vicieux, contribue à exclure les pays pauvres de ce marché et de la possibilité d’en devenir consommateurs. Pour les géographes travaillant sur les pays occidentaux, cette dématérialisation implique une série de conséquences importantes, parmi lesquelles une réduction de la taille des espaces de vie quotidiens, une transformation progressive des spatialités du quotidien, une prédominance générale de la dimension verticale sur l’horizontale (en construisant des bâtiments dont les dimensions de la base sont contenues tout en prônant l’accroissement de la hauteur, en réduisant toujours plus les espaces « inutilisés » entre les artefacts, en contenant l’extension urbaine par l’institution de frontières administratives fixes sans contenir l’augmentation de la population), un accroissement du fossé entre les classes sociales favorisées et les groupes défavorisés, dont les issues spatiales sont immenses.

Cette dématérialisation fortement liée au processus d’industrialisation nous mène à un autre discours qui, contrairement au premier, est d’ordre prescriptif, prôné à son tour par l’écologie industrielle [2] comme un thème mobilisateur. Il s’agit d’un projet de gestion des productions agricole et industrielle qui soit plus respectueux de l’environnement. L’écologie industrielle tente de forger un nouveau cadre théorique d’interaction entre les systèmes naturels et les systèmes industriels, à l’intérieur duquel dématérialiser serait un des moyens de poursuivre la cause du développement durable, c’est-à-dire un rapport optimal entre la charge environnementale et les performances souhaitées. D’un point de vue géographique, ce discours implique une intégration des hommes aux espaces, afin de les protéger plutôt que de les maîtriser, et son corollaire est la précaution, indice d’une situation d’incertitude. Ce discours colporte une optique écologique dont est issue une certaine forme de protection environnementale, tournée vers la création de structures territoriales vouées à cette finalité (les parcs naturels) : dans ces contextes on opère pour rendre le rapport entre les humains et les non-humains asymétrique, ou pour en accroître la disproportion, avec des conséquences négatives pour les deux parties et la création inévitable de conflits, controverses ou situations de crise.

Une autre typologie de discours de dématérialisation porte sur les nouvelles technologies. Il s’agit d’un discours programmatique, car les nanotechnologies, symboles de cette tendance actuelle, ne s’appliquent pas à un seul domaine, tout objet pouvant potentiellement être réalisé à l’échelle « nano ». En suivant ce discours, la matière devient un support de propriétés, un dispositif agencé pour accomplir une fonction donnée. Si le discours écologique sous-entend un déterminisme environnemental, celui qui porte sur les nanotechnologies engendre un déterminisme social, un sentiment de puissance et de contrôle des hommes sur la matière, conférant aux technologies une dimension presque créatrice. « Les Prométhées modernes entendent fabriquer un monde nouveau à partir des briques élémentaires » (p. 37). Pour le géographe, le risque associé est, contrairement à la posture précédente, celui de l’homo fabris, des sociétés qui fabriquent le monde à elles seules, pour lesquelles les non-humains sont réduits à des objets maîtrisés et soumis à l’entendement des humains, les seuls acteurs spatiaux de la planète : ce discours jouit encore aujourd’hui et de longue date d’une suprématie incontestée dans la discipline géographique, c’est celui qui lui a valu son assomption parmi les sciences sociales.

Y a-t-il une échappatoire à ces trois discours dont la portée médiatique est vaste et dont les implications semblent néfastes ? Bernadette Bensaude-Vincent propose une ouverture intéressante. « On peut réinterpréter tous ces discours sur la dématérialisation et les renverser en montrant qu’en aucun cas il ne s’agit d’une libération de la matière. […] Il s’agit selon moi d’une nouvelle attention aux puissances inhérentes à la matière, […] une forme de contrat que les humains passent, non avec la matière en général mais avec les matériaux, c’est-à-dire des singularités » (pp. 39-40). Même si nous préférons parler d’alliance entre les humains et les non-humains plutôt que de contrat [3], cette perspective nous semble séduisante non seulement parce qu’elle est replacée dans le contexte de transformation de la pensée scientifique occidentale, mais aussi parce qu’elle propose un regard intéressant sur les sciences et les techniques contemporaines.

La toute récente science des matériaux (materials science & engineering) vise à concevoir des matériaux aux propriétés inouïes et adaptés aux milieux les plus extrêmes. C’est en effet à l’intérieur des grands programmes de recherche de l’après-guerre (de la course aux armements pendant la guerre froide à la conquête de l’espace américain) que débute la frénésie de l’allègement, dont cette science va relever le défi. Dans le domaine militaire, il s’agit non seulement de réduire le poids des objets, mais aussi d’obtenir une tenue optimale en température et de développer la conductivité électrique, le magnétisme et l’inertie chimique : c’est ainsi qu’ont été conçus et perfectionnés les composites. Dès le début, la science des matériaux va donc conjuguer la recherche scientifique la plus fondamentale avec les applications techniques les plus pratiques. La tendance à la dématérialisation qui s’est imposée du fait de l’allègement de la plupart des produits de consommation courante traduit donc moins une libération à l’égard de la matière qu’un déplacement des cibles de la recherche de la matière (concept abstrait indiquant un tout indistinct) vers les matériaux (des individualités qui concrétisent leurs potentialités dans un processus d’interaction avec leur concepteur et leur environnement humain, naturel et technique). Ce déplacement a comme corollaire un changement profond dans l’organisation de la recherche et un brouillage des frontières entre science et technique [4].

Même si les sociologues des sciences et des techniques ont montré à plusieurs reprises que ce mélange des aspects scientifiques et techniques est partie intégrante de tout savoir qui se veut scientifique et a toujours existé dans le passé bien que parfois dissimulé, le fait que l’auteur en fasse le centre de son propos reste un aspect à mettre en exergue. Le croisement des sciences et des techniques est dû au fait que les matériaux s’associent aux projets humains : ceci engendre une transformation du rapport des humains aux non-humains (c’est-à-dire à l’environnement matériel). En effet, tout objet technique ne reste pas confiné aux finalités pour lesquelles il est réalisé, il les dépasse grâce à des processus d’auto-corrélation ou de régulation interne, car il fait désormais partie d’un système complexe. Nous sommes donc face à une vision systémique du monde et de son fonctionnement, mais le fait que les matériaux soient considérés comme des non-humains actifs, des actants capables de participer à la transformation du monde (ne serait-ce que par réaction) comporte une vision des sciences qui ne se limite plus au « réel ». L’auteur ébauche ces développements fascinants, car ils ouvrent aux disciplines scientifiques des chemins impensés jusqu’à une période très récente et même aujourd’hui inacceptables pour certains scientifiques. « Christian Joachim, chercheur au Cemes à Toulouse, qui s’est fixé comme programme l’exploitation des ressources d’une molécule isolée, déclare à qui veut l’entendre qu’il “parle avec elle”. On peut communiquer avec une molécule. On lui donne un ordre et elle répond par un signal. Il serait stupide ou malveillant d’y voir un anthropomorphisme naïf, quelque chose comme une projection sur la matière de facultés humaines. Il s’agit bien plutôt d’un processus d’individualisation de la matière dans son interaction technique avec des projets humains. Il s’agit en vérité d’une activité bien distincte des fabrications traditionnelles qui défie la notion même d’artefacts. Elle correspond plutôt à une co-production de la technique humaine et de la nature » (p. 56).

Produits pour résoudre des problèmes précis, les matériaux n’appartiennent plus au champ du « réel », ce que les sens perçoivent et les sciences peuvent retenir comme objet d’analyse, mais à un champ théoriquement extensible des possibles. Cette perspective rapproche les sciences des scénarios de science-fiction et l’auteur précise que les conséquences n’en sont pas forcément négatives. Ces conjectures sur ce qui sera éventuellement possible et souhaitable pour le futur, propres à la science-fiction, contribuent à attirer l’attention du public envers les activités scientifiques et à les associer à ces projets et à leurs développements. Les scénarios de science-fiction font donc partie d’un nouveau régime de production des savoirs et des techniques, dans lequel on promeut des innovations dont on ne sait ni vraiment si elles vont marcher, ni quelles conséquences elles auront sur les espaces. Il est en effet évident que, si les matériaux sont des actants qui agissent dans le monde social, les espaces impliqués dans ces actions sont eux aussi modifiés par ces actions (la même observation étant valable pour les autres composantes du social), car tout fait social a forcément une dimension spatiale.

Pour le géographe cette thèse réaffirme le besoin urgent de mettre en place les outils conceptuels d’une géographie des collectifs changeants d’humains et de non-humains, mais précise aussi que ce savoir en même temps scientifique et technique est une géographie des mondes possibles et des situations d’incertitude.

Bernadette Bensaude-Vincent, Se libérer de la matière. Fantasmes autour des nouvelles technologies, Inra Èditions, Paris, 2004. 89 pages. 8 euros.

Résumé

On entend souvent parler de l’époque contemporaine comme de l’âge de la communication et de l’information, avec ses corollaires techniques et technologiques, comme si nous étions désormais irréversiblement destinés à faire partie d’un monde idéel, dans lequel la réalité physique n’a qu’une place secondaire. Depuis les vingt ou trente dernières années nous assistons à un ...

Bibliographie

Notes

[1] Les collectifs, les humains, les non-humains et les actants dont il est question dans ce texte font partie d’une terminologie plus vaste, développée par la sociologie des sciences et des techniques (et plus précisément par les écrits de Bruno Latour, Michel Callon, Elisabeth Rémy, Florian Charvolin et bien d’autres). Pour les principes théoriques et les applications de ces principes nous renvoyons à la vaste littérature disponible sur le sujet.

[2] Bien qu’il s’agisse d’une notion contestable, nous définissons et utilisons le concept d’« écologie industrielle » selon l’usage qu’en fait ici l’auteur, qui en retrace l’histoire (pp. 24-30) et renvoie à la bibliographie de l’Industrial Ecology Compedium.

[3] Nous préférons utiliser le terme alliance, comme l’ont fait bien avant nous les sociologues des sciences et des techniques, car le contrat renvoie à une dimension juridique du processus, qui n’existe pas toujours.

[4] Nous adoptons ici une distinction assez répandue en sociologie des sciences et des techniques (même si bien souvent implicite), selon laquelle les techniques sont des outils, des instruments, des entités non-humaines ; la technologie est l’ensemble des imaginaires, des idées et des présupposés qui permettent aux techniques d’exister, d’évoluer et d’être utilisées ; les disciplines scientifiques sont les toiles de fond offrant aux unes et aux autres les présupposés méthodologiques et théoriques en amont et les analyses de cas en aval, les deux aspects étant intrinsèquement liés et indissociables.

Auteurs

Cristina D’Alessandro-Scarpari

Après un doctorat en géographie humaine à l’Université François Rabelais de Tours, elle a récemment complété une année de recherche post-doctorale à la West Virginia University (États-Unis) en travaillant à deux projets qui ont vu la participation de chercheurs de renommée internationale. Sa spécialité est la géographie humaine de l’Afrique francophone et elle a fait du terrain en Guinée Conakry. Elle s’intéresse tout particulièrement à l’usage d’instruments visuels (Sig, etc.) dans des contextes africains et à l’impérialisme digital qui en découle. Elle a publié en français, italien et anglais. Sa thèse vient d’être publiée sous le titre Géographies en Brousse. Un métissage spatial entre discours et pratiques, aux Éditions L’Harmattan.

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