Un séminaire organisé par le Laboratoire du changement social (Lcs) de Paris 7 à partir de 1994 invitait des chercheurs en sciences sociales (principalement des sociologues, auxquels se sont également joints quelques représentants historiens, philosophes et anthropologues) à évoquer leur parcours de vie sous l’angle de la relation entre la trajectoire personnelle et les choix théoriques. Cette expérience permit de confronter deux principes centraux dans la pratique des sciences sociales. D’un côté, le postulat assez légitime en sociologie selon lequel un individu donné n’est pas nécessairement le mieux placé pour faire l’analyse de lui-même (exigence d’extériorité). De l’autre, le postulat du professionnalisme du chercheur en sciences sociales, selon lequel il dispose de concepts et de méthodes lui offrant un point de vue plus rigoureux que celui du commun des mortels pour observer le monde social (exigence de rupture avec les prénotions). Que se passe-t-il alors quand le chercheur en sciences sociales se prend lui-même pour objet ? À la fois bien et mal placé selon l’un et l’autre de ces postulats, le sociologue peut sortir le joker de la réflexivité, sans pour autant échapper complètement à la difficulté. Car une chose est de faire l’analyse réflexive du sujet de la recherche, une autre est de faire celle du sujet-objet.
Jean-Philippe Bouilloud prend au sérieux l’exercice autobiographique auquel se sont prêtés vingt-sept des plus ou moins grandes figures des sciences sociales conviées à ce séminaire. Tiré d’une habilitation à diriger des recherches (hdr), son ouvrage propose un dépassement par le haut de la contradiction (le dépassement par le bas aurait simplement consisté à rétrograder le récit au niveau du bavardage, affranchi des règles méthodologiques). En traitant ces autobiographies (orales puis retranscrites à l’écrit après validation par le chercheur ayant présenté son parcours) comme du matériel d’enquête standard, l’auteur rétablit le montage classique de la recherche sociologique : un récit de soi que le savant doit objectiver en tenant compte des conditions de son énonciation, en l’occurrence une spécialisation dans l’objectivation du monde social. Bref, le parti est pris de faire de la sociologie de la sociologie en se soumettant aux règles méthodologiques de la sociologie en général : en l’occurrence une analyse de contenu, une mise en perspective historiographique et un recours à l’analyse lexicographique. Et ainsi d’échapper au risque de mauvaise interprétation de « ces portraits brossés par des portraitistes experts » (p. 27).
Une sociologie de l’autobiographie.
Les premiers développements de l’ouvrage sont consacrés à une mise au point théorique sur l’usage que les sciences sociales peuvent faire des autobiographies. La valeur des discours se mesure à l’aune de « l’engagement de tenir un “discours de vérité” », au sens d’un « récit “vrai” pour son auteur » (p. 38). Plus particulièrement, la signification sociale des autobiographies d’intellectuels est traitée sous l’angle historique. Ces récits passeraient alors d’une fonction de justification (de la neutralité jusqu’au souci d’exemplarité) à celle de la genèse. Dans les autobiographies du corpus, le mot « parce que » perd ainsi sa coloration morale et devient partie prenante du propos intellectuel. L’exercice autobiographique n’est plus une occupation — par exemple celle du scientifique en mal d’exercice littéraire ou de l’homme de son temps soucieux d’éclairer son œuvre des lumières de sa personnalité — mais un outil de travail. L’effet d’entonnoir se poursuit quand l’analyse glisse vers l’autobiographie d’intellectuels en sciences sociales, au sein desquelles l’exercice réflexif n’est plus seulement un surcroit de scientificité, mais une condition nécessaire. La rigueur affichée de la réflexivité place celle-ci très haut dans la hiérarchie des faits d’armes intellectuels incontournables. À ce sujet, l’auteur n’aborde guère la question de la différenciation des « écoles » en sciences sociales, parmi lesquelles une telle exigence n’a rien de systématique, ni celle du réalisme des pratiques réflexives, parmi lesquelles on trouve des manières de faire très variées, de la mise à nu la plus féconde à la volonté stérile d’être simplement en règle avec la méthode (voir sur ce point Rimbert, 2005, pp. 88-94).
Le propos devient alors moins érudit, au sens de l’exercice académique, mais s’oriente plus franchement vers une critique érudite de la neutralité savante. En puisant dans la psychanalyse, Jean-Philippe Bouilloud affirme de façon convaincante que les exigences d’objectivité et de scientificité ont pour fonction (au moins objective) de masquer la figure de l’auteur derrière celle du chercheur. L’auteur est alors défini comme un intellectuel en quête de reconnaissance : « herméneutique » sous l’angle de l’intrigue narrative, qui doit convaincre le lecteur, « sociale » sous l’angle de la conformité avec les critères de légitimation par le milieu académique (p. 60). De fait, les autobiographies analysées dans ce livre sont appréhendées comme une levée de l’exigence du refoulé (p. 67). Mettre les pieds dans le plat de la tentation littéraire autobiographique permettrait de dépasser le paradoxe d’une analyse sérieuse de ce qui serait un propos peu rigoureux, parce que « privé », « psychologique », « oral », etc.
Où sont les airs de famille ?
On peut regretter que l’approche obéisse surtout au principe d’une lecture individuelle des cas. L’analyse du corpus des récits de vie semble en effet s’organiser à partir d’un tableau à double entrée. En ligne, les individus ; en colonne, les thèmes communs qui se dégagent. Le choix de l’auteur a été de privilégier un découpage en chapitres thématiques problématisés plutôt qu’en chapitres nominatifs (ce qui aurait donné une allure « bassement » empirique au travail). Pour autant, on retrouve dans chaque chapitre ainsi façonné une suite de cas individuels. Les vingt-sept auteurs du corpus ne sont bien évidemment pas systématiquement mobilisés. Seuls ceux qui permettent de dégager des traits saillants de la problématique étudiée sont mis en avant.
Les rapprochements ainsi que les écarts entre auteurs sont bien rarement opérés. Au détour d’un paragraphe, on retrouve quelques descriptions allant dans ce sens (pour exemple : tels auteurs ont beaucoup parlé de leur famille, pour la traiter sous l’angle de la répulsion, de la contradiction origines-conversion ou encore du contre-exemple auquel on s’adosse dans une logique de pédagogie objective dissociée de l’intention pédagogique). Mais cela reste souvent de l’ordre de la description du corpus. Un chapitre fait exception à ce commentaire, celui rendant compte de l’analyse lexicographique. On y découvre la construction de classes selon la récurrence d’un certain vocabulaire. Apparaît ainsi une fraction à dominante normalienne, réunissant au-delà des oppositions spontanées des noms comme Boudon, Bourdieu et Touraine, marqués par « une sorte d’ethos issu des formations et des itinéraires institutionnels », qui contribue à produire « l’image d’un savant un peu désincarné […], d’un sage au service de la science et/ou de la société, et détaché des enjeux quotidiens de la vie universitaire » (p. 215). Une autre classe rassemble des intellectuels évoquant leur famille, leurs pérégrinations et/ou blessures symboliques d’immigrés, dont « le barycentre du récit se situe dans les périodes de l’enfance, de l’adolescence et de la prime jeunesse » (p. 214). Le troisième regroupement s’explique par une mise en réseau de chercheurs entretenant des liens à la fois institutionnels et personnels (effet « Paris 7 » du corpus), faisant la part belle à la « profession de sociologue » et sa fonction d’intervention, mettant à distance les questions de vie personnelle ou de recherche pure avec grande ambition intellectuelle. En bref, on tient là le point fort de la démonstration : « ce n’est pas l’appartenance disciplinaire revendiquée qui ordonne principalement le récit de soi » (p. 216).
« Choix théoriques » ou choix de carrière ?
Le sous-titre de l’ouvrage laisse entendre dès le début de la lecture qu’il sera question de posture théorique. Pourtant, au moment de refermer le livre, il apparaît que l’analyse a mis en relation un vécu personnel avec des carrières, des rencontres, des choix d’objet, des affinités intellectuelles, mais finalement peu d’options théoriques. L’explication pourrait venir du corpus : plusieurs des chercheurs pris comme objet n’ont pas produit d’œuvre susceptible d’accoler une boîte à outils théoriques spécifique à leur nom propre. Mais un certain nombre d’entre eux appartiennent pourtant à cette catégorie (notamment Boudon, Bourdieu, Crozier, Touraine). Or leur vie personnelle mobilisée comme facteur explicatif amène à comprendre moins les concepts précis que leur philosophie générale (position du curseur entre empirique et théorique, positionnement politique, rapport à l’individualisme méthodologique, etc.).
Il y a néanmoins des exceptions à ce constat général. Des actes de recherche un peu plus circonscrits sont mis en relation avec des situations personnelles. Ainsi le judaïsme familial de Michel Wieviorka, associé à un intérêt pour le mouvement Solidarnosc, va-t-il produire une « réponse théorique, par la production d’un ouvrage qui traduit sur d’autres plans les interrogations que la confrontation avec l’environnement suscite » (p. 177). Le lecteur reste néanmoins sur sa fin pour ce qui est de ce contenu théorique. C’est ailleurs que l’on comprend que Les Juifs, la Pologne et Solidarnosc (1984) peut se lire ainsi : par son appartenance familiale, le jeune chercheur éprouve un certain intérêt pour la « question juive », tandis que par sa socialisation politique il affectionne Solidarnosc, sympathie éloignée des valeurs familiales. Il étudie alors la composante antisémite de Solidarnosc, parvenant ainsi à synthétiser ce double intérêt et à concilier les intérêts dont il est porteur. Et, au bout du compte, l’auteur y gagne professionnellement, grâce à la distanciation de l’objet. Un deuxième exemple, directement explicité par l’un des chercheurs du corpus, Gérard Namer, illustre de quelle façon une aventure personnelle peut déclencher une posture théorique. Ici, le chercheur explique qu’en réponse aux exigences professorales pesantes de son père, qui le contraignait à décortiquer à l’écrit le moindre des événements de la journée, il a un jour prétendu avoir vu l’« homme de verre » qui faisait l’objet de rumeurs persistantes cette année-là (Exposition universelle de 1937). Le père, enseignant, a ensuite mené en grande pompe ses élèves découvrir le phénomène, et s’est ridiculisé devant tous. En clair, le chercheur analyse rétrospectivement qu’il avait conçu un récit fantasmé à partir de structures mentales collectives (l’excitation due à la rumeur) afin de tenir tête à son père — Bouilloud parle même de revanche, ce qui reste incertain — ce qui lui fournira ensuite le fil rouge de sa sociologie de la mémoire collective, qui explique les représentations collectives par des enjeux d’appartenance, des conflits politiques, etc. plutôt que par la magie d’un flottement inexplicable (p. 360). On peut également citer le cas de Françoise Héritier, dont l’appartenance sexuelle est avancée comme l’un des déclencheurs de ses travaux anthropologiques, à la fois moteur d’une innovation disciplinaire et d’une forme de résistance personnelle face à la domination masculine dans le milieu académique. On pourrait dresser le même constat au sujet de toutes les femmes travaillant sur le genre, des enfants d’immigrés travaillant sur l’immigration, des fils d’ouvrier travaillant sur la classe ouvrière, etc. Le propos n’est guère novateur en 2009 (même si le but, louable, de l’auteur est de rappeler l’importance de la chose pour Françoise Héritier). De ce point de vue on peut regretter que le corpus ne comprenne pas un cas d’homme hétérosexuel travaillant sur le genre. L’effet de décalage et le défi explicatif auraient été plus éclairants.
Hors sujet…
Le cas de Bourdieu est un peu particulier dans le dispositif d’enquête. En amont de la production du matériel d’enquête, il faut noter qu’il est désigné comme étant le seul à ne pas avoir complètement joué le jeu, puisqu’il semble s’être montré plus avare que les autres en confidences personnelles. Selon un aveu implicite, Jean-Philippe Bouilloud a donc puisé dans une version plus aboutie de ce travail de réflexivité (le petit livre tiré des leçons du Collège de France : Esquisse pour une auto-analyse [2004]). Bourdieu est néanmoins désigné comme une sorte de parrain épistémologique, comme en témoigne le passage suivant : « Avec P. Bourdieu, le modeste projet du Lcs devient épistémologiquement grandiose, dépasses les cadres nationaux et disciplinaires, et témoigne de l’excellence réflexive de la sociologie française. Forte d’un tel appui, munie d’un tel viatique et d’horizons aussi prometteurs, l’aventure peut vraiment commencer » (p. 118).
On peut alors s’étonner de la teneur d’une des montées en généralité qui parsèment (classiquement) les dernières pages du livre. Que faire de cette idée d’« intermittence du sujet », selon laquelle les récits du corpus mettent en évidence une alternance de « déterminations qui définissent ainsi des parties de trajectoires » et « des moments où l’individu se saisit de lui-même, transgresse ces prédispositions » (p. 390) ? La lecture de Bourdieu informe pourtant que ce sont là deux approches susceptibles d’être conciliées si un minimum d’efforts est accompli : d’abord avoir comme souci d’enquêteur la mise en relation historique du déterminisme d’hier comme producteur de l’univers des possibles d’aujourd’hui ; ensuite garder en tête que l’opposition vision déterministe-libre arbitre n’est pas le reflet d’une vérité, d’un dosage des facteurs déterminants, variables d’un cas à l’autre, mais le reflet d’une catégorie de pensée, plus ou moins ancrée chez les gens et en tout cas mobilisable en fonction des enjeux. C’est d’ailleurs la même page qui vient nuancer cette vision des choses — au point de la contredire — en rappelant que la créativité la plus individuelle peut être « conditionnée par le contexte socioculturel initial ». Puis cette nuance est à nouveau… nuancée, par un rappel de l’irréductible part d’individualité, de résistance, face aux « forces prédéterminées ». Toute cela trahit la gêne de l’auteur, et peut mettre mal à l’aise le lecteur.
Au bout du compte, le pari de ne pas avoir versé dans le sensationnel est réussi. Mais si cet ouvrage n’est pas le Voici de la sociologie française, il n’en demeure pas moins qu’il aligne une série de portraits de sociologues plus qu’il ne fournit une explication de portée générale. Peut-être est-ce là le prix à payer pour le renoncement à une définition préliminaire de ce qu’est la sociologie. La problématique du « devenir sociologue » se mord ainsi la queue, comme si la posture du sociologue ne précédait pas a minima ceux qui l’incarnent.
Jean-Philippe Bouilloud, Devenir Sociologue. Histoires de vie et choix théoriques, Toulouse, Érès, 2009.