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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Des manières (intellectuelles) de réagir.

« La French Theory et ses avatars », {L’autre côté}, no1, été 2009.

Suite à la publication de ce texte, Florian Cova nous a contacté afin d’apporter les précisions suivantes : la revue {L’autre côté} est dirigée par Séverine Denieul seule et n’a aucun lien formel avec l’Institut Jean Nicod, et trois auteurs proposent des textes originaux (non traduits) dans ce premier numéro, le troisième étant Jean-Marc Mandosio.

Image1L’éditorial de ce premier numéro de revue « littéraire » enfourche d’emblée un cheval de bataille et part à l’assaut de la French Theory. Cette expression désigne depuis quelques temps le discours façonné par des universitaires américains à partir de leur lecture des ouvrages de Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, etc. [1] Pour les auteurs rassemblés dans cette revue, apparemment conduite par Séverine Denieul et Florian Cova [2], la French Theory constitue une « imposture intellectuelle » (p. 6) [3], politique et stylistique, dont la réception s’est accomplie sous la forme d’une « mode », quasi religieuse — « saint Foucault » (p. 5) —, véhiculée par « les médias » [4], et qui aurait plongé notre époque dans « la plus grande confusion », « l’abêtissement », en même temps que cette mode intellectuelle aurait procédé par « intimidation », et aurait fini par porter atteinte à « la santé mentale » de nos concitoyens. Moyennant quoi, il convient d’urgence, nous précise-t-on, de « réagir », de provoquer une « réaction », telle qu’elle devrait nous permettre de « dépolluer l’espace public français » (p. 9).

La dénonciation, vigoureuse, voire violente, se centre sur la notion de « postmodernité » [5]. Elle vise les « maîtres » de ce que les auteurs conviennent de nommer ainsi, sans distinction, ni nuance : Foucault, Derrida, Deleuze, Lacan, Althusser, Barthes, Baudrillard, Lyotard. Puis elle englobe dans l’opprobre les « avatars » des premiers : Butler, Haraway, Žižek, Preciado, Ronel. Enfin elle se concentre vertement sur les « seconds couteaux » : Badiou, Kristeva, Cixous. Encore, au delà de cette liste et de ces catégories tranchantes, s’agit-il bien de donner l’impression que tout ce qui semble compter dans le monde actuel de la pensée s’est ligué pour anéantir toute autre pensée. Ce répertoire est alors conçu pour légitimer la posture de victime que se donne le groupe des auteurs réunis dans ce numéro. La victime est ainsi justifiée de se plaindre de ne pouvoir s’exprimer publiquement, sous la « pression » des postmodernes et de médias en connivence avec eux.

Néanmoins, aujourd’hui, la victime peut dénoncer le complot. Sur cette base, l’objet intellectuel de ce numéro de revue devient en effet le suivant : « attaquer » les figures les plus représentatives de la French Theory en France ; dénoncer le « non-sens » proféré et programmé par les œuvres de ces théoriciens ; fomenter une réaction.

Le mode d’expression de la dénonciation est classique : on ne trouve au long des pages que des allusions à du « bluff », de la « confusion », de « l’intimidation », du « dessèchement de la pensée », etc. prodigués par la French Theory. De démonstrations, point ! D’études concernant les œuvres des auteurs cités, aucune. Au pire, des injures : « le bouffon sinistre ». Au plus souple, des jeux de mots : « Les habits neufs d’Alain Badiou » [6]. Au plus simple, un dégoût des gender studies ou une leçon de professeur de vérité adressée à tous (« Il est préférable de chercher déjà à comprendre ce que dit l’auteur… », p. 32).

Laissons cela, qui n’est guère essentiel. Car, maintenant, savoir ce que ce groupe de « théoriciens » propose, c’est une autre affaire. Cela aurait tout de même constitué une belle (et autre) entrée en matière. Une seule indication semble précise : un appel à « un retour au sens commun » (p. 10). En un mot, puisque la propriété de la French Theory aurait été de nous avoir éloignés du « sens commun » [7], il importerait d’y revenir. « Réagir », c’est chercher à opérer ce retour. Il reste que si vous entendez « sens commun » à la manière de Kant, de Diderot, de Hegel ou de Rancière, votre lecture de ce propos n’est évidemment pas la même. Ce que les auteurs n’avaient pas prévu.

C’est finalement cette impasse (ce vide flagrant) qui est problématique dans ce numéro de revue, beaucoup plus que l’envie qu’il peut susciter de prendre le projet au mot de ce qu’il ne fait pas — nous obliger à relire les ouvrages de la French Theory en nous demandant comment et pourquoi nous les aurions (mal) lus. On peut toujours disserter sur les « incohérences des idées de Foucault » (p. 11), sur cette « lavasse dévastatrice », qui produirait une redoutable « servitude intellectuelle » (p. 12), au demeurant sans rien démontrer soi-même. Ce qui est frappant dans le geste des auteurs de cette revue, c’est la posture qu’ils se donnent implicitement, sans apporter la moindre contribution à un développement quelconque de ce « sens commun » au réveil duquel ils aspirent. Quelle posture ? Celle de représenter la énième version de la défense des vrais experts, anciennement victimes, ceux qui ne trompent personne, qu’on a toujours interdits de publicité, à l’encontre de ceux qui écrivent de « telles sottises » ? Un « nous » de « décence » et de « modestie » (p. 10) !

En un mot : « nous, les bons », « les vrais », les « victimes » d’une intimidation, ceux qui peuvent enfin décréter la vérité au nom de tous ceux qui auraient du mal à lire certains philosophes contemporains parce que leur pensée serait absconse (synonyme ici de creuse), de ceux qui auraient été empêchés de penser durant longtemps, de ceux qui auraient été victimes de cette pensée déplorable surévaluée par les médias ! « Nous », donc, ceux qui savent la vérité, qui peuvent enfin la dévoiler au public trahi, et rendre au public abusé la vraie connaissance qui lui a été masquée durablement et qu’il a été incapable de percevoir ! Comment énoncer autrement non seulement que les lecteurs des auteurs postmodernes auraient toujours été des crétins aveugles, mais encore que le public est incapable de raisonner par lui-même, et qu’il a enfin trouvé dans les directeurs de cette revue les « sauveurs » dont il a besoin.

Certes, rien ne peut ni ne doit empêcher la réalisation d’un travail pertinent sur la réception des œuvres dans notre société, sur les effets mondains engagés, sur les « effets-gourou » de certains modes de diffusion. Ce serait même un objet passionnant d’analyse du champ intellectuel et de son fonctionnement sociologique. Cependant, ce n’est pas ce qui est entrepris. Dans le cas qui nous occupe, on se contente de nous donner à voir que les tenants de ce discours sur la croyance intellectuelle fonctionnent paradoxalement comme des doctrinaires « marxistes », qu’ils auraient dénoncés pourtant en d’autres temps. Ayant affiché l’idée selon laquelle il était possible de « se dispenser » et de « dispenser » (p. 28) le lecteur de lire les ouvrages référés, ayant ajouté qu’il n’y avait même pas d’« analyse précise à faire » de ces textes [8], ayant propagé des soupçons sur l’existence de réseaux d’influence (pp. 5, 33, etc.), ils les dénoncent, maltraitent ceux qui les ont suivis, et agressent ceux qui décident de réfléchir par leur intermédiaire, comme s’ils étaient finalement des « traîtres » à la bonne cause et plus certainement des « ignorants ».

La violence de la rhétorique de cette revue est équivalente à celle des soi-disant maîtres censeurs qu’ils écartent d’un geste mais dont ils ont fabriqué la posture pour leur donner l’occasion de se poser en victime.

En se posant par conséquent à l’inverse en « maîtresse » d’une pensée (jusqu’alors empêchée !) du sens commun, cette revue a décidé qu’elle était seule à connaître et à pouvoir satisfaire la compréhension vraie du public. Ses rédacteurs veulent être maintenant la voix de ceux qui résistent aux pouvoirs de « la pensée dominante ». Mais, manifestement, répétons-le, dans la conjoncture, ils ont peu d’autres choses à dire parce que leur parole est plutôt celle du pouvoir effectif, de la dénonciation et de la vindicte. Dans ce cadre, ce qu’ils veulent, c’est la restauration d’un magistère qui ne saurait être que le leur, mais dont nous ne sommes pas certains, au vu du contenu de ce numéro, qu’ils aient quelque chose d’autre à lui faire énoncer.

Voilà aussi pourquoi nous retrouvons au cœur de celui-ci l’habituel désespoir à l’égard du style de ces auteurs réputés postmodernes : « le jargon obscur », « confus » de « cuistres prétentieux » (pp. 6, 11, 34, 51, 69). Et à son encontre : quoi ? Le sens commun, comme une lancinante répétition, qui ne cesse de se faire injurieux à l’adresse de ceux qui lisent les philosophes dénoncés.

Curieusement, et sans y penser, nous disposons d’un excellent commentaire de la stratégie commentée ici. Il provient de Jacques Rancière, et il est exposé, pour d’autres raisons, dans Moments politiques : « On aurait trouvé que la vie intellectuelle, précisément depuis une vingtaine d’années, aurait été mal orientée et qu’une génération de penseurs nous aurait égarés. Je n’en sais pas tant. Simplement, je me souviens de ceci : il y eut autour de 1960 quelques personnes qui jetèrent un regard différent sur le monde qui nous entourait, rendirent visibles des choses imperceptibles, sensibles des choses différentes, étranges des choses qui allaient de soi » (2009, p. 26). Ces philosophes, ajoute-t-il, introduisirent dans la pensée une forme d’étonnement et d’écart qui avait été jadis le propre des philosophes (p. 156).

Ce que Rancière souligne avec pertinence pour nos jours, c’est que nous avons à choisir entre la pensée de l’écart et celle du consensus. Cette revue, en se plaçant du côté du consensus, nous pousse à renforcer notre conviction qu’il importe que chacun se lance ou se relance dans la lecture des ouvrages dénoncés ici.

Un dernier mot, pour finir avec sérénité. Est-ce que, de manière globale, ce numéro de revue (à moins que ce ne soit la revue elle-même) n’aboutit pas, paradoxalement, à montrer les bornes extrêmes de toute stratégie de « réaction » ? Comment réagir ? Comment peut-on songer seulement à réagir à quelque chose ? Au nom de quoi peut donc s’opérer une réaction ? Qu’est-elle conduite à satisfaire ? Est-ce qu’elle ne s’oblige pas à se placer moins de l’autre côté de ce qui est établi que du côté de ce qui, en fabriquant un côté, s’auto-déclare de l’autre côté ?

À cet égard, ce qui est sans doute passionnant dans notre époque, c’est que manifestement de nombreuses stratégies de débordement s’exposent dans le champ intellectuel. On veut aller voir de « l’autre côté ». Une revue s’intitule ainsi aux éditions La Fabrique, une revue de psychologie s’inquiète du côté autre, et celle dont nous parlons ici cherche s’il y a quelque chose de l’autre côté, si elle ne prétend pas d’ailleurs occuper la totalité de cet autre côté. Mais l’autre côté n’est pas un autre. Il est juste un envers. Pour nous conduire vers quoi ?

« La French Theory et ses avatars », {L’autre côté}, no1, été 2009.

Résumé

L’éditorial de ce premier numéro de revue « littéraire » enfourche d’emblée un cheval de bataille et part à l’assaut de la French Theory. Cette expression désigne depuis quelques temps le discours façonné par des universitaires américains à partir de leur lecture des ouvrages de Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, etc.1 Pour ...

Bibliographie

François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, Paris, Découverte, 2003-2005.

Raffelle La Capria, La mouche dans la bouteille. Éloge du sens commun, Castlenau-le-Lez, Climats, 2005.

Jacques Rancière, Moments politiques, Paris, Fabrique, 2009.

Christian Ruby, Le champ de bataille postmoderne/néomoderne, Paris, Harmattan, 1990.

Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997.

Notes

[1] Tel qu’il en est rendu compte dans l’ouvrage de François Cusset (2003-2005).

[2] Pas de comité de rédaction signalé dans la revue. Une seule indication de provenance, qui ne dira quelque chose qu’à certains, permet de situer la source de ce projet à l’Institut Jean Nicod, Paris. Au passage, si nous ne conservons que ces deux noms, c’est que les autres auteurs signent des articles traduits, avec autorisation, mais on ne peut guère savoir si ces derniers sont heureux de servir le projet global de la revue.

[3] Pour comprendre certaines allusions, le lecteur se reportera à l’ouvrage d’Alan Sokal et Jean Bricmont (1997).

[4] Chacun sait que ce type d’expression permet de contourner la nécessité de fournir des preuves ou d’avérer un phénomène. L’unique « preuve » citée est une référence à la revue Multitudes.

[5] Cette dernière fait ainsi l’objet d’une haine farouche, à laquelle nous n’avions pas pensé à consacrer quelques pages dans notre (ancien) ouvrage (Ruby, 1990).

[6] Souvenir, pour les jeunes lecteurs, d’une ancienne référence à Mao Tsé Toung.

[7] Référé ici à Raffelle La Capria, 2005.

[8] Au point, d’ailleurs, c’est assez notable dans la revue, que les citations des ouvrages viennent peu des exemplaires originaux. Elles sont puisées dans le livre de François Cusset.

Auteurs

Christian Ruby

Christian Ruby est docteur en philosophie et enseignant à Paris. Ses derniers ouvrages publiés sont : L’interruption. Jacques Rancière et la politique, Paris, Fabrique, 2009 ; Devenir contemporain ? La couleur du temps au prisme de l’art, Paris, Félin, 2007 ; L’âge du public et du spectateur. Essai sur les dispositions esthétiques et politiques du public moderne, Bruxelles, Lettre volée, 2006 ; Schiller ou l’esthétique culturelle. Apostille aux Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, Lettre volée, 2006, et Nouvelles lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Bruxelles, Lettre volée, 2005.

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