L’accès aux services collectifs dans les domaines de la santé, des soins aux enfants, de l’éducation, de l’emploi et de la formation, du logement, de la culture, des transports et des communications, joue un rôle essentiel dans le développement des individus et des groupes. Il représente en même temps un facteur clé de la différenciation sociale et de la reproduction des inégalités.
Ayant eu à étudier les conditions de cet accès, et à faire apparaître les types de mobilités qu’il requiert, il nous a paru indispensable de ne pas réduire la notion d’accessibilité à la dimension de l’accessibilité « directe », celle de l’information requise, de la distance à parcourir, des obstacles à surmonter, bref, des barrières spatiales, économiques, organisationnelles, réglementaires…, réelles ou imaginaires, qui doivent être franchies pour accéder au service. Il faut prendre en compte beaucoup plus largement les processus de convergence ou de divergence entre les attentes, les besoins et les connaissances de l’usager d’une part, et le contenu, les caractéristiques et la qualité des services offerts, le fonctionnement des organismes prestataires d’autre part : ce qu’on pourrait appeler l’accessibilité « indirecte ».
On peut considérer que l’accessibilité des services ainsi comprise met en jeu deux grands ensembles de facteurs déterminants : les attentes, ressources, dispositions, stratégies et représentations des usagers d’une part, la configuration et la localisation de l’offre de services disponibles d’autre part. D’un côté en effet, l’accessibilité des services dépend de la configuration des services, de leur densité, de leur localisation, de leur disponibilité : elle est pour partie l’effet des politiques de décentralisation, de territorialisation, de rationalisation et de différenciation des services collectifs, et des formes nouvelles de coopération et de concurrence qui en résultent, et pour partie l’effet des comportements et des stratégies d’acteurs locaux (agents en contact avec le public, encadrement intermédiaire, responsables des organismes prestataires). Cet ensemble de facteurs de l’accessibilité est d’autant plus complexe que, la plupart du temps, l’accès à telle ou telle prestation déterminée conditionne simultanément l’accès à telle ou telle autre prestation ou ressource (l’information, clé d’accès à d’autres services, la formation, clé d’accès à l’emploi, etc.). Que ces connexions soient officiellement reconnues et donnent lieu à la mise en place de dispositifs de coordination ou d’intégration des services, ou qu’elles soient simplement révélées par les parcours souvent labyrinthiques et par les stratégies des usagers eux-mêmes, l’offre de services forme système.
De l’autre côté, l’accès aux services met en jeu et à contribution de diverses manières les ressources des usagers : leurs ressources économiques, culturelles, relationnelles, mais aussi ce que nous appellerons leurs ressources de mobilité, par quoi nous entendons à la fois les possibilités objectives, les moyens, et les dispositions, compétences ou aptitudes dont disposent les usagers pour développer diverses formes de mobilité spatio-temporelle (mobilités quotidiennes, résidentielles, migratoires), sociale et professionnelle, culturelle et cognitive (degré d’ouverture de l’éventail des possibles connus et représentés, longueur de l’horizon des projets), ou encore, pour pratiquer des stratégies de défection (au sens de Hirschman, 1995), de détour, de mise en concurrence des services ou des agents des organismes prestataires, ou de pression sur les services. Ainsi comprises, les ressources de mobilité font partie à la fois des « entitlements », des « capabilities » et des « empowerments » des individus et des groupes (Sen, 1992).
C’est au point de rencontre de ces deux ensembles de facteurs que se détermine, pour chaque individu et pour chaque groupe social, l’accessibilité des services. Il s’agit d’une interaction dynamique, qui peut se développer dans un sens convergent et positif (apprentissages réciproques), ou dans un sens divergent et négatif (désapprentissage et réajustement par le bas, rejet ou défection). Ce sont les moments et les déterminants de cette dynamique que nous tentons de mieux cerner à travers les enquêtes de terrain que nous menons depuis plusieurs années dans la région du Havre.
Dans le présent article, on présentera tout d’abord quelques-uns des résultats de l’enquête 1 sur le non recours aux services collectifs et sur les raisons qui en sont données par les non usagers : bien que statiques par définition, ces résultats fournissent des indications intéressantes sur un certain nombre d’aspects de la construction de l’accessibilité, et notamment sur la place qu’y occupe la dimension proprement spatiale. Dans un deuxième temps, on s’intéressera plus directement aux processus d’ajustement entre démarches des usagers et fonctionnement des organismes prestataires, ainsi qu’à leurs implications quant à l’accessibilité des services. Enfin, une comparaison sera tentée avec les observations réalisées en milieu semi-rural.
Un premier indicateur d’accessibilité : le non recours aux services collectifs et ses justifications.
Recours et non recours aux services.
L’observation de la fréquence du recours ou du non recours aux différents types de services [1] fournit une première indication quant à leur accessibilité pour différents groupes de la population. Indication très approximative, voire sujette à caution dans les cas où le recours à ces services est obligatoire (cas de l’école), ou dans les cas où le service public est concurrencé (cas des organismes de placement). On laissera ainsi de côté les domaines de l’emploi et de l’éducation ou de la garde des enfants, également couverts par l’enquête : la situation objective de l’usager (situation d’emploi dans un cas, présence ou non d’enfants à charge dans l’autre) y déterminent en effet très largement l’éventail des prestataires mobilisés.
On vérifie tout d’abord, dans deux des quatre domaines de services concernés par l’enquête, celui de la santé et celui des loisirs et de la culture, que la diversité des services mobilisés varie considérablement d’un individu ou d’un groupe à un autre. Dans le domaine de la santé, où une liste de sept types de prestataires était proposée aux enquêtés [2], le nombre de prestataires mentionnés comme étant effectivement fréquentés varie de deux (pour 14% des enquêtés) à six (pour 18% d’entre eux), si on ne retient que les scores regroupant des effectifs significatifs. Le « kit de base » comprend le médecin généraliste et le pharmacien, la panoplie complète inclut également le spécialiste, l’hôpital, la clinique, les urgences, et les associations. Dans le domaine des loisirs et de la culture, la liste proposée comprenait dix catégories de prestataires [3]. Le score constaté pour des groupes de taille significative se situe entre zéro (8% des enquêtés) et sept (pour 5% des enquêtés). Le score nul correspond au cas de personnes qui déclarent soit ne pas avoir de loisirs, soit ne compter que sur la famille pour les organiser ou les animer.
La diversité des ressources mobilisées, mesurée par le nombre de prestataires différents auxquels l’usager a recours, varie de façon parallèle dans les deux domaines mentionnés, et elle est fortement corrélée avec le statut socio-professionnel et avec le niveau de diplôme des usagers. Les types de prestations qui ne se rencontrent que dans les panoplies les plus diversifiées, sont aussi celles dont font état principalement les catégories les plus aisées. C’est le cas dans le domaine de la santé, du recours au spécialiste ou aux services d’urgences [4], ou du recours aux prestataires de « culture légitime » (conservatoire, théâtre…) dans le domaine des loisirs et de la culture.
L’étude des caractéristiques des « panoplies » des usagers révèle également que dans les cas où des prestataires publics et privés sont en concurrence, le recours complémentaire aux deux types de prestataires est beaucoup plus fréquent que le recours exclusif à l’un ou à l’autre (cas de l’école, des organismes de placement). Elle fait également apparaître le rôle très important de la famille et des amis : en réponse à une question ouverte « à qui vous adressez-vous ? », ces deux ressources non institutionnelles sont mentionnées par 20% des enquêtés dans le domaine de la santé, par 30% des enquêtés dans le domaine de l’emploi et de la formation, par 35% dans celui de la garde et de l’éducation des enfants, et par 67% dans celui de la culture et des loisirs. Mais la famille et les amis apparaissent davantage comme facilitateurs d’accès (informations, conseils, soutien…) que comme prestataires à part entière ; le recours à la famille et aux amis est en effet plus fréquent chez les usagers dont les panoplies de prestataires institutionnels ou professionnels sont diversifiées.
En revanche, le rôle des associations, que ce soit en tant que prestataires, ou que ce soit comme facilitateurs d’accès, apparaît tout à fait négligeable au vu des résultats de l’enquête, ce qui ne manque pas de surprendre.
Jusqu’ici, on n’a fait que constater la hiérarchisation sociale des prestataires, et l’inégalité dans l’accès aux services. L’examen des raisons invoquées par les enquêté/e/s pour expliquer ou justifier le non recours à tel ou tel type de prestataire apporte un autre éclairage à la problématique de l’accessibilité.
Les raisons et les justifications du non recours aux services.
Dans le cadre de cette même enquête 1, on proposait à l’enquêté/e, d’une part une liste à cocher de motifs et de commentaires en cas de recours à tel ou tel prestataire de service, et d’autre part, une liste de motifs en cas de non recours [5].
Les raisons du non recours auxquelles on s’intéressera exclusivement ici peuvent être grossièrement regroupées en deux catégories, correspondant aux deux dimensions de l’accessibilité qui ont été distinguées au début de cet article. Les formulations de la première catégorie font référence à tel ou tel élément de l’accessibilité directe : un défaut d’information, la distance à parcourir, un coût trop élevé, des délais d’attente excessifs, l’absence de droit d’accès : l’accent porte sur la configuration matérielle, organisationnelle et institutionnelle de l’offre de services, et sur sa localisation. Les formulations de la seconde catégorie ont plutôt trait aux dispositions de l’usager potentiel, ou plus exactement, à un écart, à une divergence entre les besoins ou les attentes de cet usager et l’idée qu’il se fait de l’offre de services : « je ne connais pas, je n’y avais pas pensé » ; « je n’en ai pas besoin, ça ne résoudrait pas mon problème » (dans le domaine de la culture : « ça ne m’intéresse pas ») ; « ce n’est pas pour moi » ; « j’ai eu des expériences décourageantes avec ce service ». On est alors en présence de l’accessibilité « indirecte ».
Le constat d’ensemble est que les formulations relevant de l’accessibilité indirecte sont choisies par une très large majorité des enquêté/e/s, et cela quel que soit le domaine de services considéré. Globalement, entre 85% et 95% des enquêté/e/s, selon les types de prestataires concernés, ont donné des réponses allant dans ce sens. Ne font exception que les services payants (c’est le cas de l’école privée, 30% des enquêté/e/s déclarent ne pas y avoir recours parce qu’elle est « trop chère » ; c’est le cas également du cinéma, des spectacles, des événements sportifs en stade) et des services notoirement insuffisants dans leur fonctionnement ou mal localisés (l’hôpital, la clinique, les urgences, les spécialistes, le cinéma).
Ces résultats traduisent en partie la géographie de la ville et de l’agglomération, dont le territoire est relativement peu étendu. Ils ne varient pas sensiblement selon les catégories socio-professionnelles. En revanche, il est intéressant de relever que parmi les femmes non utilisatrices de certains services, le nombre de celles qui invoquent des raisons du type « accessibilité directe » (notamment le coût trop élevé) est proportionnellement beaucoup plus important que chez les hommes.
En ce qui concerne l’accessibilité indirecte, la formulation « je n’en ai pas besoin » vient largement en tête, suivie de « je ne connais pas ou je n’y avais pas pensé », puis « ce n’est pas pour moi ». Là encore, les réponses sont nettement distinctes, très peu d’enquêté/e/s ayant coché deux cases dans cette catégorie.
Il est certes périlleux de prétendre déterminer le sens que les enquêté/e/s ont voulu donner à leurs réponses. Ainsi, la fréquence élevée du choix de la formulation « je n’en ai pas besoin » peut s’interpréter de différentes façons. Elle peut traduire l’inadéquation des services proposés aux besoins de l’individu, ou la non perception de l’apport possible de ces services. Une analyse différenciée par catégories socio-professionnelles semble plutôt donner consistance à la deuxième de ces interprétations. En effet, la fréquence de cette explication est particulièrement élevée chez les ouvriers et les chômeurs (80%), faible chez les indépendants et les cadres supérieurs et professions libérales (43% et 55%). Dans le domaine de l’emploi et de la formation, les chômeurs qui ne recourent pas à telle ou telle catégorie de prestations l’expliquent dans 26% des cas par le fait qu’ils n’en ont pas besoin, alors que le chiffre correspondant n’est que de 12% chez les cadres supérieurs et les professions intermédiaires. On a donc bien l’impression que les réponses données traduisent ou révèlent un ajustement des attentes aux possibilités perçues, selon un mécanisme qu’a souvent décrit le sociologue Pierre Bourdieu. Une autre interprétation, pas nécessairement contradictoire avec la première, pourrait s’inspirer de la fable du Renard et des raisins (La Fontaine) : il s’agirait alors d’une rationalisation dictée par le souci de ne pas perdre la face. En tous les cas, elles indiquent bien que la question de l’accessibilité ne saurait être posée en termes de mise à disposition ou de « réponse » de l’offre de services à des besoins prédéfinis.
Le sens de l’expression « ce n’est pas pour moi » est tout aussi difficile à déterminer : reconnaissance d’une barrière sociale et/ou culturelle, qui entraîne l’évitement (c’était le sens visé par les auteurs du questionnaire) ? ou simple reformulation de l’inadéquation « fonctionnelle » du service concerné ? Un examen plus détaillé des données de l’enquête incite à retenir la première interprétation. Ce motif est en effet plus fréquent pour les cadres supérieurs, les professions intermédiaires et les indépendants dans les domaines de la santé et de l’emploi/formation ; au contraire, il est plus fréquent pour les ouvriers et les chômeurs dans le domaine des loisirs et de la culture. Pour les individus appartenant aux professions intermédiaires, ce sont l’ensemble des prestations fournies dans le domaine de l’emploi/formation qui sont le plus citées comme « n’étant pas pour eux » ; on peut y voir une forme d’évitement. Pour les ouvriers et les employés, ce sont les élus, la mission locale et les associations, ainsi que le conservatoire ; pour les chômeurs, ce sont les élus, et plusieurs types de prestations culturelles (théâtre, musée, conservatoire).
La formulation « je ne connais pas, je n’y avais pas pensé » est régulièrement invoquée pour expliquer le non recours aux associations ; elle atteint également une fréquence significative par rapport à des prestataires tels que les cliniques, la mission locale.
Distance spatiale et accessibilité.
La distance à parcourir pour accéder à tel ou tel service (élément d’accessibilité directe) ne joue, on l’a vu, qu’un rôle limité pour déterminer le recours ou le non recours à tel ou tel service. En revanche, l’éloignement perçu apparaît comme un facteur de contrainte, comme une difficulté non négligeable, pour ceux qui font effectivement usage de tel ou tel service : il est mentionné une fois sur cinq sur l’ensemble des domaines, une fois sur quatre dans le domaine des loisirs et de la culture. Il traduit à la fois des contraintes matérielles et une perception, qui varient selon les situations. [6]
Tout se passe comme si les obstacles à franchir pour accéder au service ne devenaient perceptibles qu’à partir du moment où l’existence du service et les possibilités qu’il offre sont connues, et où le besoin du service est nettement défini. Cette constatation est confirmée par les résultats de l’enquête in situ (enquête 2) : celle-ci révèle en effet que la préoccupation de la proximité géographique constitue dans un certain nombre de cas un critère de choix, non des organismes prestataires, mais des lieux d’accès aux services : qui cela concerne-t-il, et quelles sont les implications du point de vue de la qualité du service fourni ?
Parmi les 258 enquêtés, 32 s’étaient déplacés en réponse à une convocation, 115 ont considéré qu’ils étaient obligés d’une manière ou d’une autre de s’adresser à l’organisme en question, et 75 ont considéré qu’ils avaient une marge de choix. Parmi ces 75 usagers, 43 ont indiqué comme raison du choix le fait que c’est là qu’ils pensaient trouver une solution, 17 ont indiqué que « c’était près » (d’autres ont indiqué que c’était plus facile d’accès en termes de transports, au total, une vingtaine ont évoqué des raisons liées à la notion de « proximité »). La proximité n’apparaît donc pas comme un véritable critère de choix de recourir à un organisme ou non, ce qui confirme les résultats déjà présentés plus haut.
Le choix du site est possible lorsque l’établissement prestataire possède plusieurs sites d’accès, et lorsque aucun critère de rattachement géographique n’est imposé aux usagers ; c’était le cas pour 104 enquêté/e/s. Parmi la liste de critères de choix proposée, 51 enquêté/e/s ont mentionné la pertinence du service par rapport à leurs besoins ou problèmes, 72 la proximité, 30 la qualité du service ou de la relation, 23 ont déclaré avoir fait ce choix parce qu’on le leur avait conseillé (il y avait plusieurs réponses possibles). Assez logiquement, le critère de la proximité revient ici au premier plan. Mais ce n’est pas toujours le cas : en termes de catégories socio-professionnelles, l’argument de l’adéquation aux besoins et celui de la qualité du service et de la relation l’emportent très nettement chez les indépendants, les professions intermédiaires et les inactifs ; celui de la proximité l’emporte chez les chômeurs, les ouvriers et les employés [7], mais aussi chez les indépendants.
Les diverses contraintes objectives qui paraîtraient a priori susceptibles d’expliquer une préférence pour la proximité (temps disponible, nombre d’enfants à charge, activité à plein temps ou à temps partiel, inactivité…) n’ont pas d’effet repérable, pas plus que l’ancienneté de la fréquentation ou la fréquence des visites à l’organisme. Ce qui tendrait à conforter l’hypothèse selon laquelle la mention du critère de la proximité relève davantage de la limitation des horizons que de la prise en compte de contraintes sur la mobilité spatio-temporelle.
Quelles sont les implications du choix de la proximité sur la satisfaction par rapport aux attentes, sur la qualité du service obtenu, sur ses effets à plus long terme ?
Les enquêté/e/s qui ont déclaré avoir choisi le site en raison de sa proximité sont proportionnellement : moins nombreux à être satisfaits du service rendu par rapport à leurs attentes (61% de « oui » contre 72% pour ceux qui avaient choisi le site en raison de la qualité du service ou de la relation). Ils sont également plus nombreux proportionnellement à déclarer n’avoir reçu aucune aide ni service (10%, contre 4% pour ceux qui avaient choisi le site en raison de la qualité). Ils sont moins nombreux à avoir bénéficié de suggestions (31% contre 39% pour ceux qui avaient choisi en fonction de la pertinence du site, 40% pour ceux qui avaient choisi en fonction de la qualité, et 54% pour ceux qui avaient suivi un conseil). Il y a donc un prix à payer pour la proximité. Mais il resterait à établir dans quelle mesure ce résultat est attribuable à une moindre qualité du service offert par les sites « de proximité », à l’insuffisance des ressources et dispositions des usagers qui s’adressent à ces sites, ou à l’interaction entre les deux.
Accessibilité des services et dynamique des interactions entre les attentes des usagers et les caractéristiques ou la qualité du service fourni.
Les résultats de l’enquête par questionnaire menée in situ, dans des lieux d’accueil du public, auprès de 258 usagers de l’agglomération havraise (enquête 2, voir encadré ci-dessus) nous permettent d’aborder plus directement l’analyse du processus d’interaction entre les usagers et les prestataires, et d’avancer quelques hypothèses quant aux implications de ce processus pour l’accessibilité des services.
L’ajustement et l’évolution des attentes.
L’analyse des relations entre les attentes des usagers et l’offre de service peut être précisée si on compare plus particulièrement les domaines du social d’une part, de l’emploi/formation d’autre part. Mais il nous faut d’abord lever une difficulté.
Le domaine emploi/formation forme un ensemble homogène par rapport à la population ciblée (les personnes à la recherche d’un emploi ou d’une formation), mais non par rapport aux missions qui sont les leurs et qui les distinguent. Il regroupe au moins quatre types d’organismes : des organismes visant à placer les demandeurs en stage de formation ou dans un emploi ; d’autres qui s’occupent de formation ; un organisme qui se consacre au versement d’allocations ; un autre a pour mission d’informer les usagers sur le droit du travail. La division du travail y est particulièrement avancée.
Le domaine social réunit des organismes qui s’adressent à des publics peut-être plus diversifiés (la Caisse d’allocations familiales, par exemple, couvre un public extrêmement large) mais dont les missions sont différentes.
Du point de vue des usagers, on peut découper et recomposer ces domaines selon une autre logique qui leur est transversale et les fait se croiser, en formant des groupes plus homogènes du point de vue de leur mission et du type de prestation délivrée. On distinguera :
des organismes de placement : Mission Locale pour l’insertion des jeunes, Agence Nationale Pour l’Emploi, une association chargée d’aider les travailleurs handicapés à accéder à l’emploi, une équipe associant des représentants de plusieurs organismes de l’emploi implantée dans un quartier en difficulté, une entreprise de travail temporaire ;
des organismes qui délivrent des prestations financières : les Assedic, la Caisse d’allocations familiales, le Centre communal d’action sociale.
On constate sans étonnement que les attentes des usagers varient selon le type de regroupement. Dans les organismes qui versent des prestations financières, deux personnes sur trois attendent une aide financière, une allocation, ou une aide matérielle, et près d’une sur trois des informations ou des conseils. Dans les organismes de placement, les personnes citent en premier une formation (54%), en second seulement un emploi (33%), et en troisième lieu des informations ou des conseils. Cette adéquation apparente entre les attentes des usagers et l’offre des organismes semble traduire une bonne connaissance chez les usagers de ce que proposent les prestataires. La tendance est d’ailleurs confirmée par l’analyse des résultats dans deux autres types d’organismes (non retenus dans cette section), ceux qui sont centrés sur le droit, et ceux du domaine culturel. Mais d’où vient cette connaissance ? Est-elle antérieure au premier contact, transmise par différents canaux, ou bien est-elle acquise dans la fréquentation de l’organisme ?
L’examen des réponses des personnes qui déclarent se rendre pour la première fois dans tel ou tel organisme montre que c’est dans la relation avec l’organisme, et ceci est particulièrement vrai pour le placement, qu’elles savent ce que celui-ci peut offrir. Il faut souligner que cette connaissance n’est pas facilement accessible aux usagers et, si ce n’est au terme de nombreuses visites, ils ne connaissent que rarement l’ensemble des possibilités ou des prestations. La fréquentation de l’organisme, quel qu’il soit, a pour effet de resserrer les attentes, de les faire converger sur ce qui est proposé. C’est ainsi que l’on peut interpréter le glissement de certaines réponses dans les organismes de placement (dont les centres de formation ne font pourtant pas partie) : la formation est moins demandée par les personnes dont c’est la première visite que par les « habitués » : un nouveau venu sur trois et deux « anciens » sur trois attendent une formation. Or, l’inscription dans un stage est un volet important de l’activité des organismes de placement, dont les usagers ne prennent pleinement conscience qu’au fil des contacts. Les attentes apparaissent comme une construction. Elles s’ajustent à l’offre telle qu’elle est perçue. En ce sens, on peut dire que l’offre modèle la demande. Les usagers concentrent leurs demandes sur ce qui peut être effectivement obtenu. Les « habitués » ont des demandes qui semblent plus formatées, formulées de manière à entrer dans le champ des prestations offertes. Plusieurs questions permettent d’observer cette transformation de la demande. Ne peut-on voir cette évolution comme une forme de mobilité dont feraient preuve les usagers dans leurs relations aux organismes ? La mobilité, entendue comme capacité à transformer une demande de façon qu’elle soit susceptible de recevoir un début de solution, peut être une condition pour bénéficier de l’offre, ou du moins pour en tirer le meilleur profit.
On peut penser que, de ce point de vue, tous les usagers ne sont pas égaux devant l’offre. On observe par exemple de fortes différences selon le sexe, notamment dans les réponses à la question sur les suggestions ou propositions reçues : dans les organismes de placement, les femmes ― et particulièrement les jeunes de moins de 26 ans ― reçoivent en général moins de suggestions et de propositions que les hommes, 53% contre 76% pour les hommes. Il n’est pas évident, comme nous allons le voir, que cela signifie que les femmes mobilisent moins de ressources que les hommes. Au vu des résultats, nous proposons une interprétation plus positive ― pour les femmes du moins ― de cette différence.
Si l’on admet que l’éventail des possibilités offertes aux filles est aussi ouvert que pour les garçons, deux explications peuvent être avancées : les filles formuleraient des demandes différentes ; elle connaîtraient mieux l’offre (une enquête auprès des lycéens menée à l’université du Havre montre que les filles ont des sources d’information plus diverses, vont davantage chercher l’information). Cette disposition propre aux filles pourrait rendre compte du fait que, parce qu’elles sont mieux informées, les organismes ne leur font pas de nouvelles suggestions, de propositions auxquelles elles n’auraient pas pensé (la question est ainsi formulée : « Vous a-t-on proposé des solutions ou suggéré des possibilités auxquelles vous n’aviez pas pensé ? ». Une comparaison rapide des réponses des garçons et des filles laisse penser en effet que les jeunes filles énoncent des demandes plus précises, notamment en termes de formation, et semblent plus déterminées. Si cette observation est avérée, il n’est pas étonnant que le niveau de propositions/suggestion soit moins élevé que pour les garçons.
Ce constat d’un faible taux de suggestions lié au niveau d’information des usagers est renforcé par la comparaison du niveau de suggestions selon que les usagers en sont à leur première visite ou non. Le niveau de suggestion semble dépendre du degré de connaissance des prestations par les usagers. Les organismes font davantage de suggestions aux usagers qui viennent pour la première fois (42% contre 36% aux « anciens »). On peut penser que la connaissance des prestations offertes est alors faible, en tout cas plus faible que pour les habitués. On retrouve là encore une inégalité entre hommes et femmes : celles-ci reçoivent toujours moins de suggestions (tous domaines confondus : 39% contre 50% pour les premières visites, 34% contre 38% pour les habitués).
Les femmes reçoivent moins de suggestions et propositions auxquelles elles n’avaient pas pensé parce qu’elles ont une meilleure connaissance de l’offre. Ces résultats suggèrent fortement que tous les usagers ne sont pas égaux devant les organismes : ils ne s’y présentent pas avec les mêmes atouts. Un certain nombre d’entre eux ― l’exemple des jeunes femmes l’atteste ― sont capables de formuler leur demande en fonction de ce qui peut être offert. La connaissance est donc, pour une partie des usagers, acquise à l’extérieur, par d’autres canaux que la fréquentation des organismes.
Cette tendance à faire évoluer la demande s’observe de façon très inégale selon les types d’organismes.
Deux modèles très différenciés d’ajustement.
Dans l’enquête 2, plusieurs questions portaient sur la manière dont la demande a été traitée et sur ce que ressentent les usagers face aux organismes : s’est-on intéressé à leur histoire ? Leur a-t-on suggéré ou proposé des solutions auxquelles ils n’avaient pas pensé ? Leur a-t-on proposé de résoudre un autre problème que celui pour lequel ils étaient venus ?
Les résultats sont convergents : ils montrent une très nette différenciation selon le type d’organisme. Le niveau de suggestions ou de propositions auxquelles les usagers n’avaient pas pensé est très sensiblement différent : dans les organismes de placement, il est plus élevé que dans les organismes de prestations financières : respectivement 56 % et 16 %.
L’examen des résultats conduit à proposer l’explication suivante : la manière dont est structuré le domaine (placement ou prestation financière) agit fortement sur la configuration de l’offre. Même s’il faut prendre en compte la nature différente du service, organismes de placement et organismes versant des prestations suscitent des réactions contrastées parce que, pour des raisons qui tiennent notamment à l’histoire et aux orientations des politiques publiques, ils ne répondent pas de la même manière aux demandes des usagers (qui sont, pour partie, les mêmes).
Le domaine des organismes de placement (Anpe, Mission Locale, intérim, organisme s’occupant du placement des travailleurs handicapés, équipe emploi-insertion dans un quartier) se caractérise premièrement par une importante division du travail, une répartition des fonctions qui implique pour chaque organisme la possibilité d’envoyer l’usager vers d’autres services pour qu’il bénéficie des prestations adaptées (bilan professionnel, orientation vers un organisme de formation, conseil d’un spécialiste de certains publics,…), et deuxièmement, et conséquemment, par une palette étendue de services et de mesures, dont une partie est indirecte, assurée par des organismes-relais.
De ce fait, les usagers font très souvent état de suggestions, propositions, orientation vers d’autres organismes parce que dans la répartition des tâches entre organismes, le traitement de la demande passe souvent par un relais. Les organismes de placement sont caractérisés par une certaine ouverture.
Beaucoup moins étendu est le domaine couvert par les organismes versant des prestations financières (Assedic, Caf, Ccas, versant allocations chômage, allocations familiales, rmi,…). D’une part, la division du travail y est peu importante, chaque service couvrant quasiment un domaine à lui seul (ils instruisent chacun leurs dossiers, versent leur prestation). Le renvoi vers d’autres prestataires est donc rare. D’autre part, la réponse, autrement dit la prestation, obéit à des règles strictes et non négociables (sauf rares cas, notamment pour le rmi), dont l’application détermine le droit aux prestations. Tels que les services sont construits, organisés, les organismes de prestations financières seraient donc, pour leur part, plutôt caractérisés par la fermeture. Il est somme toute assez logique de constater que le nombre de suggestions/propositions est faible (il concerne globalement moins d’une personne sur cinq), en tout cas nettement plus faible que pour les organismes de placement (près d’une personne sur deux), même si l’on peut imaginer que des personnes n’ayant pas droit aux allocations pourraient se voir conseiller de se tourner vers des associations ou autres organismes pouvant leur apporter information ou solution.
Les réponses à la question : « Vous a-t-on informé de l’existence de services que vous ne connaissiez pas et qui pourraient vous être utiles » confirme que les organismes de prestations donnent moins d’information de ce type que les organismes de placement (respectivement 18% et 32 %). Il ne semble pas y avoir de place non plus pour une prise en compte particulière des problèmes personnels. Cela peut expliquer la perception très contrastée de la prestation des organismes. Ceux qui s’occupent du placement, de par la structuration du domaine, sont amenés à s’intéresser d’assez près aux individus et à leurs projets de façon à les orienter de façon pertinente dans le réseau fourni des prestataires spécialisés. À la question : « S’est-on intéressé à votre histoire, à vos projets ? », le total des réponses « un peu, mais pas assez », et « pas du tout », est 23%. Dans les organismes de prestations financières, il est de 46%, soit le double. En revanche, 75% des usagers des organismes de placement déclarent qu’on s’est intéressé à leurs projets « comme il le fallait » (46% dans les organismes versant des prestations).
L’itinéraire construit sur mesure ― ou qui, du moins, peut apparaître comme tel ― (s’adresser à tel organisme, puis à tel autre) peut être perçu comme un indice d’individualisation du service, de prise en compte de la personne et de ses problèmes. Toutefois, on l’a vu, la capacité à formuler une demande susceptible de recevoir une réponse positive, voire de transformer sa demande, contribue à la définition d’un parcours harmonieux… Il n’est pas rare que les demandeurs d’un emploi se tournent vers la formation. La sécheresse de la réponse des organismes de prestations financières est vue au contraire comme une absence d’individualisation, bien que les organismes étudient obligatoirement le dossier individuel pour décider quels droits sont ouverts.
Les deux types d’organismes offrent une perception très différente de la mobilité. Dans le cas des organismes de placement, il y a mobilité parce que les usagers sont amenés à faire évoluer leur demande ou leur projet, et qu’ils circulent dans un réseau d’organismes de placement ou autre (santé, logement peuvent être des préalables aux opérations conduisant à l’emploi ou à la formation). Les propositions de résoudre un autre problème y sont plus nombreuses : un cas sur cinq, mais un cas sur vingt dans les organismes de prestations financières. Dans ces derniers, la mobilité est tout à fait réduite : pas de possibilité de transformer sa demande, pas de renvoi vers d’autres organismes.
Dynamique des interactions et satisfaction des usagers.
Les usagers se voient donc proposer, dans chaque domaine de services, des panoplies plus ou moins variées d’informations, de suggestions, de conseils ou de prestations ; ils apprennent à y ajuster leurs attentes, et cet ajustement ne se développe pas dans les mêmes conditions pour les hommes et pour les femmes. La question est alors de savoir si les résultats de cet ajustement sont considérés comme satisfaisants par les usagers.
Pour répondre à cette question, il importe tout d’abord de ne pas perdre de vue que les difficultés de l’ajustement peuvent déboucher sur un rejet ou sur une défection. Par construction, ce cas de figure n’est pas pris en considération ici, puisque l’enquête in situ n’a porté que sur les usagers actuels des services concernés : en sont exclus les usagers « découragés », dont la proportion varie elle-même selon les possibilités de défection autorisées dans chaque domaine de services. Les résultats de l’enquête 1, qui portait sur le recours et le non recours aux services, ne fournissent malheureusement que peu d’indications à cet égard. Dans la plupart des domaines, quelques non usagers seulement ont déclaré ne pas recourir à tel ou tel prestataire « parce qu’ils ont eu des expériences décourageantes » avec ce prestataire. Ce type de réponse atteint toutefois un seul significatif (cité par plus de 10% des non usagers) dans le cas de certains organismes de placement, de l’hôpital et de la clinique.
Si on s’intéresse à la population des usagers actuels, par conséquent « non découragés », ou tout au moins pas suffisamment découragés pour avoir fait défection, quel lien peut-on établir entre la qualité du processus d’interaction avec le(s) prestataire(s) de service et la satisfaction ? Globalement, les usagers qui se déclarent satisfaits du service (ceux qui ont répondu « oui » à la question : « par rapport à ce à quoi vous vous attendiez, estimez-vous avoir obtenu satisfaction ? ») représentent 62,4% de l’échantillon ; 21,7% se déclarent satisfaits « en partie », et 11,2% non satisfaits. Les usagers qui déclarent avoir obtenu satisfaction sont proportionnellement plus nombreux parmi ceux qui ont reçu des suggestions ou des propositions (67,4%) que parmi ceux qui n’en ont pas reçu (61,4%). De même, ils sont plus nombreux parmi ceux qui ont été en contact avec plusieurs organismes pour le même problème (66,7% contre 57,6%), et parmi ceux qui sont en relation depuis un an ou plus avec l’organisme concerné (65%, contre 55% pour ceux qui le fréquentent depuis moins d’un an). Globalement, le degré de satisfaction apparaît nettement plus élevé pour les organismes de placement que pour les organismes de versement d’aides. Pourtant, si on examine les résultats organisme par organisme, le lien entre ces différents éléments n’a plus rien d’évident. D’une part, le niveau de satisfaction par rapport aux attentes varie au moins autant à l’intérieur de chacune des deux catégories d’organismes qu’entre les deux catégories prises en bloc : ainsi, dans les organismes de placement, le pourcentage de « non satisfaits » varie entre 2% et 40% selon l’organisme considéré. Parmi les organismes de versement d’aides, ce pourcentage de « non satisfaits » varie entre 20 et 30%. Les réponses à d’autres questions portant sur la qualité et l’utilité de l’information reçue ou du service rendu varient selon des proportions analogues. De ce fait, le lien entre les caractéristiques de l’interaction et la satisfaction par rapport aux attentes ne peut pas être établi de façon claire : soit parce que le poids des attentes initiales continue malgré tout à se faire sentir, soit parce que le contexte (par exemple, la situation sur le marché de l’emploi) interfère avec le processus local.
En définitive, si les caractéristiques de la dynamique des interactions entre prestataires et usagers paraissent bien correspondre à des modèles différenciés selon les domaines, notamment sur le plan de la mobilité que les organismes prestataires suggèrent à leurs usagers, il serait abusif d’en tirer à ce stade des conclusions quant à leur impact réel ou perçu sur les ressources et la trajectoire ultérieure des usagers.
La problématique de l’accessibilité et des mobilités en milieu semi-rural.
Les conditions de l’accessibilité des services et les ressources de mobilité qu’elle suppose sont sensiblement différentes en zone semi-rurale, comme le montrent les résultats de l’enquête 3 réalisée dans ce contexte (voir encadré ci-dessus). La majorité de la population résidente travaille en milieu urbain, tout en ayant choisi de continuer à vivre en milieu rural, ou de s’y installer, pour la qualité de vie, le calme, l’environnement, les relations plus proches entre les personnes.
Les rapports de cette population aux services publics sont plus distants, plus réservés, plus indépendants, mettant en jeu une dimension de fierté. On n’est demandeur de rien, mais on est exigeant sur la rationalité, sur l’efficacité, l’important est de ne pas avoir à revenir plusieurs fois, de trouver le bon interlocuteur au moment où on se déplace ; on apprécie les rendez-vous respectés, les services d’accueil qui orientent. Cela s’explique par les contraintes associées de la distance, du temps et du coût. En d’autres termes, l’accent est mis sur l’accessibilité « directe ».
Le rapport à l’espace est ici différent : est considéré comme proche un lieu situé dans un rayon de trois km. Ce qu’il leur paraît indispensable de trouver dans cette zone de proximité, ce sont les services couvrant les besoins au quotidien : petits commerçants, école, Poste, médecin, pharmacien ; la Poste est indispensable pour les démarches administratives courantes, qui se font par courrier, et c’est le seul guichet pour les transactions monétaires.
Les autres services et équipements sont beaucoup plus éloignés. Leur accès met fortement en jeu la distance, le temps disponible, et les moyens de déplacement. C’est pourquoi on ne se déplace qu’en cas de nécessité absolue, c’est-à-dire s’il y a un dossier important à établir, et on souhaite qu’il puisse l’être dans l’immédiat, sans qu’on ait besoin d’y revenir.
L’une des difficultés les plus importantes concerne le transport. Les transports en commun sont pratiquement inexistants à l’intérieur du canton, et leur desserte ne correspond pas à des besoins qui sont très diversifiés. La gestion du temps, des activités pour les jeunes, voire des établissements scolaires, est conditionnée par les possibilités de déplacement. Le transport scolaire ne répond pas toujours aux contraintes de lieux ou d’horaires ― est-ce la raison pour laquelle certaines familles repartent en ville lorsque les enfants deviennent adolescents ? Les activités hors travail sont perçues comme fastidieuses, car elles impliquent de ressortir et de refaire des trajets en voiture.
La voiture est indispensable, encore faut-il en avoir une, voire deux, détenir le permis et être capable de conduire : qu’en est-il alors des personnes malades, âgées ou qui deviennent âgées, handicapées ou seules, sans voiture, qui ne souhaitent pas quitter leur milieu et pour qui la maison de retraite médicalisée n’est qu’un dernier recours ?
Les usagers de la zone semi-rurale ne contestent pas les services publics, ils demandent d’y être accueillis aimablement, écoutés en tant que personnes, respectés, de ne pas les subir. Qu’il y ait des passerelles, une cohérence entre les différentes organisations afin d’éviter les démarches redondantes, fastidieuses et répétitives. Que leur cas soit étudié et reçoive une réponse adaptée et non un simple rappel au règlement. Que les droits soient les mêmes pour tout le monde.
Ils émettent le souhait que la mairie reste le point d’accueil. Les usagers considèrent qu’ils ne peuvent pas tout savoir, que les questions ne se posent que lorsqu’un problème surgit, le plus important étant alors d’être bien orienté et de savoir qui fait quoi. La présence d’une personne multiservices, connaissant les filières administratives, pouvant leur apporter une aide pour la rédaction des formulaires, les orienter dans leurs droits et leurs démarches, est demandée. Dans cet esprit, l’ouverture d’un accès à l’utilisation d’Internet en mairie pour un plus grand nombre de démarches administratives ne semble pas constituer une aberration : elle faciliterait l’existence des personnes qui n’ont ni la culture requise, ni la possibilité d’avoir Internet chez eux. Une idée est émise par les usagers : compte tenu de l’éloignement des services centraux, et du caractère très occasionnel, ponctuel, et spécifique à un problème donné, du besoin de recourir à de tels services, pourquoi ces services ne viendraient-ils pas à eux, chez eux ou à la mairie, plutôt que de proposer des permanences inadaptées ou fermées au moment où le problème se pose et nécessite une réponse rapide ? Cette configuration répondrait également aux besoins des personnes sans moyen de transport, âgées ou handicapées.
En résumé, il apparaît que les usagers en milieu rural se satisfont assez bien de leurs conditions, leur cadre de vie est pour eux prioritaire, les nécessités administratives ne sont pas un fait quotidien mais occasionnel, ils souhaitent avant tout une adaptation pour que les services publics leur soient accessibles comme à tout citoyen. Ce positionnement reflète en partie celui des agriculteurs, qui pour leur part bénéficient sur le plan social de services (Mutualité Sociale Agricole) regroupés dans un lieu identique, celui-là même où s’effectuent les démarches professionnelles, et auxquels ils accèdent généralement à distance par courrier, téléphone ou fax, avec l’aide d’une personne référente qui prend en charge la totalité d’un dossier.
Conclusion.
Les principaux résultats des enquêtes que nous avons menées, à l’aide de différents types de questionnaires ou de grilles d’entretien, auprès de divers échantillons de la population de l’agglomération et de la région du Havre, semblent converger sur quelques constatations qui posent question du point de vue de la réflexion sur les conditions de l’accessibilité des services, et notamment sur les dimensions spatiales de l’accessibilité.
Il apparaît en effet que si, comme nous l’avons fait, on inclut dans le questionnement sur le non recours aux services ce qui relève de l’ajustement ou au contraire de la divergence entre l’offre de services et les besoins ou attentes des usagers quant au contenu de ces services (« accessibilité indirecte »), les motifs déclarés de non recours à tel ou tel prestataire de services à caractère collectif qui traduisent cette dimension l’emportent très largement sur les motifs (ou les justifications) qui relèvent de l’accessibilité « directe », c’est-à-dire des obstacles spatio-temporels ou institutionnels qui doivent être surmontés pour avoir accès à un service dont on éprouve clairement le besoin. Ce constat, essentiellement statique, est conforté par les résultats de la deuxième enquête, qui s’intéressait davantage au parcours de l’usager et à l’évolution de ses interactions avec le prestataire de service : les attentes se modifient en fonction de la durée et de la diversité de l’expérience que l’usager fait de l’offre de services, et cette évolution prend des orientations différentes selon les catégories d’usagers (par exemple, entre hommes et femmes dans le cas du « service public de l’emploi »), et selon les catégories de services. Le rapprochement des résultats de ces deux enquêtes suggère en outre que la satisfaction des usagers quant aux résultats de ces interactions varie fortement selon le contexte dans lequel travaillent les différents organismes prestataires.
Du point de vue de la réduction des inégalités sociales et spatiales, on voit ainsi apparaître les limites des politiques qui visent à ajuster l’offre de services aux besoins des usagers-citoyens, en particulier des politiques dites de « proximité », qui visent à faciliter l’accès aux services en agissant sur leur configuration et leur localisation. De telles politiques sont sans doute nécessaires (encore faudrait-il s’assurer que ce rapprochement n’ait pas finalement pour but un meilleur contrôle de l’usager, ou pour effet une assignation à résidence de celui-ci), mais ne peuvent suffire à réduire les inégalités sociales. Il conviendrait alors de s’intéresser de plus près à des politiques visant à accroître les ressources de mobilité des usagers dans leurs différentes dimensions (socio-spatiales, cognitives, culturelles), et à impliquer plus directement ces usagers, en tant que citoyens, dans les décisions qui aboutissent à définir la configuration de ces services.