Le classique « débat du Débat » de la revue n’y va pas par quatre chemins à l’occasion de ce numéro spécial qui marque les trente ans de l’anniversaire de sa fondation. De manière assez frontale, Régis Debray et Pierre Nora y discutent en ces termes exacts des raisons de poursuivre ou non l’aventure. Leur échange est extrêmement intéressant pour deux raisons. La première est qu’on a souvent l’habitude de voir cette question posée par des quotidiens ou des revues étranglées financièrement ou ne rassemblant plus les motivations suffisantes, deux motifs qui ne sont, dans le cas précis, nullement en jeu. La seconde est directement liée : l’objet de l’interrogation est la raison d’être même d’une revue intellectuelle, dans la configuration des sociétés du temps présent. D’où la dimension cruciale de l’argumentaire, qui peut être résumée en quelques mots et qui pourra surtout être appropriée par bien d’autres et non uniquement par qui s’intéresse à cette revue précise : quelle est aujourd’hui la place acquise et à construire pour une entreprise intellectuelle, voire militante (de la pensée) ; en a-t-elle une, et si oui, laquelle ?
Sur ce plan, opposition diamétrale entre les deux auteurs — ne révélons pas davantage le contenu de leurs échanges de ce numéro qu’on ne peut qu’inciter à acquérir — dont on peut résumer la teneur à partir du mot final de réponse de Pierre Nora : une revue doit exister, parce que l’attente de clarification de l’opacité du monde dans lequel nous vivons n’a jamais aussi été forte et ce paradoxalement à l’étouffement croissant dont toute parole intellectuelle est l’objet. Il ne s’agit plus nécessairement de penser contre, mais de penser tout court. Faut-il en tirer que penser serait en quelque sorte résister à l’irradiation croissante des mondes vécus moins par idéologie que par saturation d’activités mécaniques occupantes ou peu réflexives ?
Indiquons que le numéro recèle une prolifération de contributions des plus stimulantes, axées pour les unes autour d’un dossier des grands chantiers actuels de la pensée (la refondation de la gauche, l’individu, le religieux, l’écologie, Internet, les sciences…) ; pour d’autres sur les grands thèmes critiques ou « points et contrepoints » (diversité, communication, communautarisme, genre, populisme, valeur, victime…) parmi lesquels on soulignera au passage l’importante contribution sur les « bulles », très éclairante sur une logique majeure d’organisation et de structuration du monde comme de nos univers mentaux et sociaux ; enfin, une série de textes courts et des plus déjantés, « sauts et gambades », pourfendeurs des airs du temps et de la political correctness, qui, bien calibrés (« genre », « concept », « construction sociale », « sex toy », « impacter », « j’avoue »…), au-delà d’être ludiques, soulignent nombre de nouveaux dogmatismes idéologiques. Surtout, après avoir lu le texte caustique de Paul Yonnet sur les implications anti-humaines de l’« empreinte écologique » à laquelle se voit progressivement formatée toute activité sociale, le tout aurait pu constituer un appel au développement durable de la pensée — jusque-là peu émettrice de co2, mais cela ne saurait probablement durer !
« Continuer Le débat — 30 ans », Le débat, no160, mai-août 2010.