Dans une des formules dont il avait le secret, André Malraux a bien saisi un des problèmes fondamentaux de la modernité : « La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie » (Malraux, 1946). En effet, la vie, et les différentes connotations qui peuvent lui être associées, s’est progressivement affirmée comme une valeur et un critère majeur d’évaluation de nous-mêmes et de nos sociétés.
Dans ses grandes lignes, le problème est bien connu. L’entrée dans un monde désenchanté produit une surenchère d’attentes de sens, un basculement de l’axe temporel de l’avenir vers le présent, et le désir d’éprouver, le plus rapidement possible le nombre le plus élevé d’expériences différentes. Tocqueville fut peut-être le premier à l’avoir compris dans toute sa profondeur : lorsqu’on désespère de l’éternité, écrit-il, on se met à agir comme si on ne devait exister qu’un seul jour (Tocqueville, [1840] 1986). Chaque individu se doit alors de réaliser sa vie, avec d’autant plus de prégnance, ici et maintenant, que dans le processus de modernisation, progressivement, plus aucune consolation dans l’au-delà n’est de mise.
Question existentielle intemporelle de la condition humaine, l’évaluation de la vie va prendre des formes spécifiques et aiguës dans la condition moderne. Pour la cerner, il faut distinguer plusieurs niveaux. Primo, repérer l’éclatement relatif d’univers de sens. Secundo, cerner, derrière cet éclatement apparent, l’existence d’un enjeu existentiel générique. Tertio, distinguer entre le processus de jugement normatif et le travail d’auto-évaluation de soi. Quarto, et surtout, comprendre le rôle de couperet imaginaire que la référence à une inaccessible « vraie vie » exerce désormais sur nous.
La pluralité des univers de sens.
Dans la condition moderne, comme certains travaux l’ont fort bien établi, les individus organisent leur vie autour d’un nombre restreint d’univers de sens, à l’intérieur de groupes mus par des aspirations existentielles plus ou moins communes. Même s’il n’a été ni le premier, ni le plus récent, l’ouvrage fondamental reste en la matière le livre dirigé par Robert Bellah. Au travers de la distinction entre quatre grands modèles culturels à l’œuvre dans la société américaine (la tradition républicaine et biblique ; le citoyen indépendant ; l’utilitarisme managérial ; la culture thérapeutique et expressive), les auteurs ont donné des lettres de noblesse à une sensibilité analytique qui n’a fait depuis que se renforcer (Bellah, 1985). La large reprise en France du thème du double individualisme, le tiraillement constant entre un modèle expressif et un modèle utilitaire, s’en inspire en tout cas étroitement.
Pourtant, il faut reconnaître que si l’essentiel des traits d’une vie est commandé par un souci normatif plus ou moins unique, dans les sociétés contemporaines, nous faisons face à une certaine pluralité des modèles et surtout à un relatif déplacement d’objectifs au fur et à mesure de l’avancement en âge. En fait, nous avons souvent moins à faire à des univers uniques et homogènes de sens, qu’à des bribes et des bricolages plus ou moins personnalisés. Cela n’empêche pas l’existence de quelques grands univers de sens, mais cela force à reconnaître la pluralité de panachages désormais possibles entre eux. Du coup une lecture strictement positionnelle est insuffisante. Que certaines couches sociales puissent, plus que d’autres, être tentées par telle ou telle constellation de sens n’est pas à exclure, mais les mélanges de significations sont désormais la règle : l’épanouissement du soi n’est pas le monopole des couches moyennes supérieures diplômées, pas plus que situer l’enjeu essentiel de la vie autour de la famille n’est exclusivement un projet féminin.
L’enjeu existentiel générique.
Cette fission relative des univers de sens repérable au niveau des individus invite à aborder un étage analytique supplémentaire. Quel que soit l’univers de sens visé (épanouissement personnel, inscription dans la postérité, valeur-famille, engagement collectif…), presque tous sont, d’une manière ou d’une autre, avec plus ou moins de force, au service d’un enjeu existentiel générique — la réalisation de sa propre vie.
Comprenons-nous bien. Le projet de réaliser sa vie n’est pas un univers de sens parmi d’autres mais un enjeu existentiel générique, presque un « devoir » d’un type nouveau. Intimement associée à l’expansion de l’individualisme et au processus de sécularisation, il s’agit là d’une exigence commune et souterraine qui traverse donc les différents univers de sens et les divers panachages individuels possibles. Donnons-en, rapidement, deux illustrations presque opposées.
En tout premier lieu, l’enjeu existentiel générique de réaliser sa propre vie peut prendre, par exemple, la forme d’un consumérisme existentiel : la vie n’a pas d’autre unité que celle qui se dégage de l’addition d’une série de petits moments de bonheur. Mortels et passagers. Le but n’est pas de donner un sens à la vie ; mais de donner plus de sens à une vie, sur fond d’une vacuité existentielle plus ou moins assumée. L’objectif est bel et bien de se fabriquer une vie intéressante que ce soit par le biais d’une logique hédoniste ou par une logique entretenant toujours une curiosité pour échapper à l’ennui et aux temps morts. L’important est de multiplier les expériences et les rencontres, afin de se nourrir de la diversité du monde et de vivre avec le plus d’intensité possible. À l’aube de la modernité urbaine, les sociologues de l’école de Chicago lui ont donné un acte de baptême encore juste : la quête d’expériences nouvelles (Thomas, Znaniecki, [1918-1920] 1998). C’est le cumul d’expériences en tant qu’expériences diverses qui prime et intéresse. À terme même, l’argent, les relations, le travail… ne sont perçus que comme des ressources pour se fabriquer une vie intéressante.
Mais cet enjeu existentiel générique traverse également des visées de sens en apparence radicalement différente. Pensons, par exemple, à ceux pour qui le but de la vie est de l’inscrire dans une postérité, chez qui la question du sens est toujours primordiale, ouverte au sentiment d’une durée. Il est parfois profondément laïcisé lorsqu’il consiste à prolonger la vie (que l’on souligne la pérennité d’un nom familial ou une autre trace de soi), il est parfois de nature proprement religieuse — il réside alors dans la construction d’un témoignage d’un type particulier. Et pourtant, ici aussi, l’enjeu existentiel générique est repérable. Au-delà de la diversité des traces, plus ou moins bien définies d’ailleurs, que l’on voudrait laisser derrière soi, est également à l’œuvre le sentiment qu’il faut faire quelque chose de sa vie. Et même lorsque l’objectif est proprement transcendant, il est possible de faire l’hypothèse que cette aspiration ne s’inscrit plus véritablement dans une économie générale du monde, mais prend plutôt la forme d’une exigence éthique sécularisée puisque, pour tous, c’est dans le présent, dans l’ici et maintenant, qu’il doit se réaliser.
Derrière le désenchantement du monde, il n’y avait pas que la guerre des dieux. Il y avait aussi la généralisation de l’exigence intra-mondaine de réaliser sa vie, une exigence à facettes et à définitions multiples, dont la quête de sens n’a été, n’est, qu’une des voies ; dont la frénésie d’expérimentation n’est, n’a été, qu’une des possibilités. Lorsque quelque part au long du vingtième siècle, après avoir été si longtemps annoncée, Dieu est effectivement mort, (mais d’une étrange manière puisque les conséquences n’ont pas été à la hauteur des craintes), les individus modernes ont été soumis à l’injonction, commune et implacable, de devoir réaliser leurs propres vies.
Jugement normatif et évaluation existentielle.
Si la pluralité des univers de sens est quelque peu contrée par cet enjeu existentiel générique, force est de reconnaître que ce dernier est particulièrement creux. C’est dire que le travail de jugement proprement normatif à partir duquel on cerne à quel point un individu se plie ou non aux exigences de l’univers de sens qui est le sien doit être prolongé par un travail d’évaluation existentiel effectué à partir de cet enjeu générique, et quelque peu sans contenu, de réalisation individuelle. Comment cerner alors ce travail existentiel d’évaluation effectué par chacun ? Comment savoir si nous avons réalisé ou non notre vie lorsque les univers normatifs de sens sont différents, et surtout, lorsque, au-delà de ces variantes, l’enjeu générique de la vie est à la fois étrangement commun et vide ?
Pour évaluer, en fait pour apaiser l’inquiétude produite par cet enjeu existentiel générique, l’individu, chaque individu, doit pouvoir, non pas tout faire, vieux rêve prométhéen tombé désormais en désuétude, mais éprouver le plus possible le monde, se priver du moins d’expériences possibles, développer le plus ses potentialités personnelles, y compris les talents qu’il ne possède guère, tant rien n’est désormais pire que le sentiment d’avoir gâché sa vie. Face à ce constat amer, il n’existe plus de consolation valable.
L’évaluation existentielle n’est donc plus une affaire exclusive de la fin de vie. Cette évaluation, au contraire même, se distille désormais tout au long de la vie. Mais l’inégalité face à la mort — un cadre sur dix et un ouvrier sur quatre décèdent en période d’activité — fait que les conditions de l’inquiétude ne sont pas les mêmes. En tout cas, il s’agit d’une aspiration individuelle à forte stimulation sociale. Plus la standardisation des étapes de la vie s’accentue par exemple, plus il devient nécessaire non seulement d’être, comme on le dit, à l’heure (le retard est désormais un facteur majeur de disqualification sociale), mais surtout de diversifier son individualité afin de la rendre plus attrayante. Cela passe par la fabrication d’un curriculum vitae intéressant, par le fait de réussir bien sûr ses études ou dans sa profession, mais aussi de parler d’autres langues, de voyager, d’avoir eu des expériences diverses, d’avoir suivi des formations rares, bref, il faut montrer qu’on est quelqu’un d’intéressant pour que les autres s’intéressent à soi.
Or, la force et la dureté de cette évaluation procèdent de l’étrange association qu’elle effectue entre le caractère vide de l’exigence adressée à l’individu (réaliser sa vie) et sa forte faisabilité apparente. À la différence notoire d’autres injonctions ou de modèles éthiques, souvent fort élitistes, rien, au premier abord, de plus accessible en apparence que cet objectif : tous les individus peuvent réaliser leur vie. Ne sont-ils pas d’ailleurs d’une certaine manière tous condamnés à le faire ?
Mais derrière cette double vertu apparente (il est éthiquement commun, il est individuellement faisable) se loge un écueil de taille. S’il est bel et bien un enjeu existentiel commun, étrangement dépourvu de tout contenu objectif, il est en réalité fortement surplombé par un critère socialement déterminé et fort contraignant de mesure. En effet, de la manière la plus ordinaire possible, cette évaluation existentielle passe par un étrange étalon — l’aspiration à atteindre la « vraie vie ». C’est de cela que découle une des tensions existentielles majeures de nos contemporains. Chaque vie doit se juger en elle-même, et pour cela aucun critère extérieur n’est plus vraiment légitime puisque chaque vie est désormais reconnue comme une aventure singulière ; et en même temps, la vie, chaque vie, s’évalue et s’auto-évalue toujours, même implicitement, à partir d’une étrange et unique normativité existentielle — la vraie vie.
L’étalon impossible : la vraie vie.
L’évaluation de soi passe de facto par les fourches caudines d’une représentation plus ou moins imaginaire de ce qui est souvent énoncé comme appartenant à l’ordre de la vraie vie. C’est par rapport à elle, à cet objectif inaccessible, que nous évaluons nos vies. Mais… qu’est-ce que la vraie vie ?
Depuis longtemps, la rivalité sociale entre groupes et individus a été marquée par l’appropriation distinctive de valeurs et de signes associés à des biens matériels ou symboliques. À ce jeu, c’est toujours aux couches supérieures que revient la possibilité de définir les canons de jugement des différents objets, puisque c’est bien leur mode de consommation qui finit par imposer l’idéal normatif souhaité et envié dans une société. Cependant, nous assistons aujourd’hui à une transformation des ressorts de la distinction. Désormais, ce ne sont plus seulement les modes et les goûts de consommation des classes supérieures, mais de plus en plus la globalité de leur zone d’expérience qui sert d’étalon, non plus alors seulement des objets prisés, mais véritablement du « réel » en tant que tel. Et c’est le sentiment d’avoir ou non accès à ce réel-là qui définit justement les impressions qu’ont les individus de participer ou non à la vraie vie (Martuccelli, 2001).
Distinguons, comme il est souvent de rigueur, les deux termes. La réalité est constituée par la somme des objets que nous manipulons et dont les diverses résistances dictent notre sens liminaire de ce qui existe. En revanche, ce que nous dénommons comme le « réel » tend parfois à se définir à distance des faits ou des expériences sensorielles : il est l’objet d’une attribution spécifique de signification et de valeur à certaines choses, expériences ou lieux. Dans la condition moderne, ces deux aspects se séparent entre eux, s’opposent parfois. D’un côté donc, la réalité reste toujours encastrée dans son immédiateté matérielle et physique ; mais de l’autre, le réel tend à être de plus en plus défini par un différentiel de valorisation entre diverses zones et expériences de vie. Et si l’accès à la réalité est une dimension incontournable de la condition humaine, la structure sociale de l’accès au réel prend des contours spécifiques dans la condition moderne. Et comme on pouvait s’y attendre, la vraie vie est supposée se dérouler dans le monde réel.
En tout cas, ce différentiel d’accès au réel, et à la vraie vie qui lui est associée, a des conséquences importantes sur nos existences puisque, y compris de manière collatérale, cette hiérarchie sociale et symbolique marque la façon dont nous nous rapportons aux situations dans lesquelles nous vivons. C’est là le cœur de cette logique existentielle d’évaluation (et de cette dimension de la domination) qui définit, par rayonnement et contamination, la nature d’autres relations et situations sociales. Le différentiel de réel traverse ainsi les différentes expériences, les dotant de significations diverses, dévalorisant certaines d’entre elles, en les plaçant dans un état où elles ne finissent par exister qu’en référence à une altérité.
Certes, il est vrai que dans ses formulations les plus fantasmées, cette zone d’expérience, ce réel, cette vraie vie, ne concerne qu’une toute petite minorité d’individus. Davantage même : ceux qui l’éprouvent vraiment, n’en sont pas moins, même si c’est autrement, assaillis également par le sentiment que la vraie vie est ailleurs. Mais il n’en est pas moins vrai que c’est au travers d’elle que se définissent en cascade toute une série d’autres expériences sociales, dans le vertige, plus ou moins achevé, de la déréliction.
En comparaison avec cet étalon quelque peu imaginaire et en tout cas inaccessible, bien des expériences ordinaires sont frappées du sceau de l’iniquité. Certains individus, en effet, accumulent les expériences de déréliction. Progressivement, leur univers de vie perd alors toute valeur symbolique ; ils finissent par avoir le sentiment d’être enfermés dans un monde privé de réel dans lequel ils baignent et vivent, suivent des stages et des cours, se soignent, reçoivent des revenus de transfert, et résident. Et si de nombreuses logiques sont à l’origine de ces processus, l’épreuve tend à prendre une même forme pour tous ceux qui sont confrontés à ses méfaits. Pourtant, dans la vie sociale, une zone ne s’oppose presque jamais véritablement à une autre, au point de la déréaliser définitivement. Les degrés de réel se présentent rarement comme une affaire de tout ou rien. Au contraire même, ce qui les caractérise le mieux, c’est justement la complexe mosaïque qu’ils constituent au quotidien et dans différents domaines sociaux. L’étendue du processus ainsi que ses significations sont particulièrement ambiguës, et jamais vraiment linéaires. Les mêmes situations, à l’aide de variations contextuelles en apparence mineures, peuvent ainsi prendre une toute autre signification.
Les individus s’éprouvent comme chassés du réel et comme devant faire, sans arrêt, l’épreuve de la réalité. En tout cas, c’est bien le sentiment de ne pas avoir accès à ce monde-là, ce réel-là, le seul véritable réel, au milieu duquel se déroule la vraie vie, qui marque leur auto-évaluation existentielle. En bref, ils ne peuvent pas vraiment réaliser leurs vies puisqu’elles se déroulent dans des univers frappés par la déréliction.
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L’injonction existentielle des modernes est en train de devenir une épreuve subjective socialement inégalitaire. Le processus est quelque peu paradoxal. Plus la vie, chaque vie, s’affirme dans sa singularité irréductible, plus son examen relève de la seule subjectivité, plus toute volonté de jugement normatif intersubjectif se trouve discrédité, et plus, très paradoxalement, s’impose un modèle unique d’évaluation existentielle marquée, mais de manière oblique et imaginaire, par une nouvelle logique de classement social. Contraints de réaliser nos vies dans un monde délesté d’une économie générale de sens, nos évaluations existentielles se font à partir d’un étalon où se réunissent nos aspirations imaginaires et des critères de classement social. Certes, l’exigence de réaliser la vie ne se confond jamais vraiment avec le fait de vivre la vraie vie (celle qui se déroule dans un monde social ayant aimanté le réel), mais les vies ordinaires, nos diverses expériences (de l’éducation à l’amour, du travail au loisir, du logement au voyage), sont de plus en plus subrepticement évaluées à partir de cet étalon impossible.
C’est pourquoi s’il fallait choisir une seule image pour transmettre la structure de ce processus, y compris dans ses formes caricaturales, ce serait bien du côté de la relation à la télévision qu’il faudrait la chercher. Par elle, l’individu a accès au réel par excellence, mais il se trouve dans l’impossibilité pratique d’y entrer corporellement et socialement, et surtout, son propre vécu est englouti dans l’opacité d’un monde matériel, trop matériel, face à cet « autre » monde, « vraiment » réel, qui loge derrière l’écran. Un univers que l’on « voit », dans lequel on ne peut pas « entrer », mais à l’aune duquel on évalue son existence ici et maintenant. Et dans ces zones ou expériences de vie ainsi déréalisées, tous savent que la seule chose qui les unit n’est rien d’autre que ce qui au fond les sépare : le caractère, vécu comme irrémédiablement personnel, de leur propre échec et le sentiment que la vie, la « vraie vie », est définitivement ailleurs.