Il y avait jusqu’à présent deux modèles antagoniques de traitement par le cinéma de la mémoire des « catastrophes » : La liste de Schindler (la fictionalisation « réaliste ») et Shoah (la mise en scène minimale de la parole des survivants : victimes, témoins et bourreaux). Avec Ararat, Atom Egoyan explore une autre voie au risque de dérouter la critique et les spectateurs. Il met en scène la façon dont le génocide arménien est différemment métabolisé par trois générations successives composées d’individus singuliers, donnant ainsi à voir ce que les sciences sociales désignent communément sous le nom de mémoire collective.
Une construction complexe.
La construction de ce film peut apparaître complexe. Elle est l’écheveau noué par plusieurs histoires inextricablement mêlées. Celle d’un enfant rescapé devenu peintre (Gorki) qui tente de ressusciter l’image de sa mère à partir de la seule photographie qui demeure d’elle ; celle d’une universitaire canadienne d’origine arménienne (Ani) qui s’en est faite la biographe ; celle de son fils et de sa belle fille (Raffi et Célia) qui essaient de vivre leur propre vie avec le souvenir du massacre et le drame individuel qui les a tous deux frappés à travers la mort de leur père, celle d’un cinéaste (Segoyan) qui s’efforce par son art de faire reconnaître la vérité de ce génocide encore dénié ; celle d’un douanier qui est l’analyste incrédule de cette vérité et le sas d’entrée du nouveau monde ; celle, enfin, de l’immigré turc de la seconde génération qui est confronté, par le rôle qu’il tient dans la fiction, à un passé qui lui a été tu et qu’il n’entend pas assumer convaincu que sa naissance dans le nouveau monde est une paroi étanche entre lui et le passé du peuple dont il est issu…
La simple énumération de ces différentes histoires montre combien le film est luxuriant. Et la critique de sous-entendre qu’il aurait fallu choisir entre ces différentes pistes pour présenter au bout du compte un scénario plus convaincant. Et si c’était exactement le contraire ? En simplifiant le scénario Egoyan n’aurait-il pas trahi la vérité de ce qu’il tentait d’approcher ? Car à travers ce foisonnement, cette fragmentation du récit, c’est bien ce qu’est la mémoire collective et son appropriation individuelle, sa reconfiguration individuée, que donne à voir le metteur en scène avec un brio qui tient, précisément, à la restitution de l’enchevêtrement des fils dont elle est tissée.
« Comment on fait avec ?… » – avec cette mémoire frustrée de la reconnaissance et dépourvue de sanctuaires (cimetières ou monuments) où le drame puisse trouver une symbolisation. Comment des individus bricolent-ils ce qui les lie ensemble et au passé ? Tel est le vrai sujet de ce film qui, en phase avec l’historiographie contemporaine, est un film au deuxième degré, la représentation des effets plus que celle des faits.
Surgissent alors plusieurs figures : celle du témoin (le missionnaire américain) qui rapporte ce qu’il a vu et le consigne par écrit ; celle du rescapé qui tache de survivre et cherche à recréer – évidemment en vain – ce qui est, à tout jamais perdu, et, finalement, choisit de mourir (le peintre Gorki) ; celles de la seconde génération qui mène le combat de la reconnaissance (l’universitaire et le cinéaste) ; celles enfin des petits-enfants qui, dans des figures symétriques, tentent de gérer cette mémoire qu’ils ont reçue en partage.
Comment faire avec ? D’un bout à l’autre le film est parabole. De la première image – la grenade, madeleine proustienne (mais aussi signifiant qui évoque les attentats commis au nom de la cause arménienne), que le metteur en scène Segoyan consomme devant le douanier, incorpore au sens propre, refusant de laisser cet « avant » derrière lui, n’acceptant pas d’être dépouillé de ce lien ténu qui le rattache à la terre perdue et au souvenir de sa mère, à l’extraordinaire interrogatoire du jeune Raffi que conduit le même douanier.
Arrêtons-nous, sans en dévoiler la chute, sur cette histoire qui constitue l’un des nœuds du film et qui est exemplaire du traitement du cinéaste. Témoin du tournage du film, désappointé par le geste de son amante, la fille du second mari de sa mère, Raffi quitte le Canada pour retourner en Arménie historique – c’est-à-dire en Turquie. De ce pèlerinage il rapporte des images accompagnées d’un commentaire adressé à sa mère qui dit la détresse de celui qui voudrait que le présent porte encore les traces du passé et le garantisse ; l’illusion perdue que l’histoire pourrait se donner à voir in situ, que l’on pourrait la retrouver autrement que par le jeu trompeur de la mémoire, qu’elle serait là-bas indéniable, évidente, palpable. Or, il n’y a plus rien à voir sinon des vestiges – des ruines d’églises – qui n’attestent de rien d’autre que d’une ancienne présence arménienne mais restent obstinément muets sur l’essentiel : les raisons de l’absence. Il filme néanmoins les lieux et tache à son retour au Canada de convaincre le douanier que le but de sa quête, en fixant sur la pellicule le cadre naturel et authentique du drame, est de renforcer l’effet de réel de la fiction qui est en train d’être tournée et de les substituer aux décors peints du plateau. Bref, de mentir pour dire le vrai. Mais, en plus de ces images vidéos, Raffi transporte aussi des boîtes métalliques scellées, censées contenir de la pellicule cinématographique, dont le douanier soupçonne qu’elles dissimulent en fait de la drogue.
Qu’importe alors que ce soit vrai ou faux. Car enfin, qu’est-ce que de l’héroïne sinon un produit blanc qui ressemble à s’y méprendre aux cendres de la destruction ? c’est-à-dire une « preuve » qui n’atteste de rien, un « réel » qui glisse entre les doigts. Ou bien une drogue, de nature spécifique celle de l’histoire, dont l’un des dialogues dit qu’elle est une arme. Ou bien est-ce véritablement de la drogue ? L’indice, alors, que ce jeune homme à la mémoire trop pleine de morts, à la mémoire inépuisable qui remonte jusqu’aux combats contre les Perses en 451, a vacillé sous son poids faute d’en pouvoir faire le deuil et d’être réconforté par une « juste mémoire » reconnue de tous ? Ou bien encore qu’il instrumentalise ce legs douloureux pour s’émanciper de la loi ?
Toutes les réponses sont tour à tour crédibles et ouvrent un éventail de possibles… la gamme des tactiques avec lesquelles un individu peut faire avec l’histoire trop encombrante qui l’agit. Comment ramener ce qui a été irrémédiablement perdu ? C’est encore la parabole du tableau dont l’inachèvement dit l’impossibilité de jamais trouver la paix. Quels rapports entretenir à ce qui, faute d’être reconnue comme une histoire, reste mémoire arpentant, comme le spectre du père d’Hamlet, les cerveaux des vivants ?
En vérité, tous les personnages d’Egoyan vacillent sous le fardeau de la mémoire, du trop-plein d’une mémoire déniée qui scelle leur commune identité. Tous vacillent, mais chacun, et c’est la force, l’humanité du film, à sa façon. Car la mémoire collective n’est un bloc que pour qui l’unifie en objet d’étude. Pour chaque individu elle est d’abord et reste sa mémoire, réarticulée, réorganisée par les expériences de sa vie propre. Respectueux des acteurs – au sens des sciences sociales –, Egoyan prend garde de les réduire à de simples supports, plus ou moins inertes, d’une mémoire. Il leur restitue une individualité complexe qui invite à ne pas les lire exclusivement à travers leur rapport à l’histoire collective.
Mémoire-fardeau donc, mais aussi mémoire-combat.
Recrutée pour introduire dans le film le personnage de Gorki, dont elle est la biographe, Ani pénètre sur le plateau du film alors que l’on tourne une scène située dans la mission américaine de Van assiégée par l’armée turque. Aussitôt, elle avise le metteur en scène que contrairement à ce que montre le décor, le mont Ararat n’est pas visible de Van. « Licence poétique » répond l’assistant-réalisateur : symbole de l’Arménie perdue, le mont Ararat doit être vu. L’universitaire abdique. Le film est une entreprise de mémoire, une arme dans le combat pour la reconnaissance de ce qui est advenu. Il peut prendre des libertés avec l’exactitude. En y participant, l’universitaire se prive de toute distance critique, ce que précisément Egoyan n’a pas voulu faire. Et quand meurtrie par l’acte que vient de commettre sa belle-fille, qui essaie désespérément de s’émanciper de cette mémoire trop lourde pour faire prévaloir la sienne, elle interrompt le tournage ; c’est l’acteur américain qui joue le rôle du missionnaire qui l’admoneste et la déclare sacrilège. Ici on meurt, dit-il en substance, et vous osez introduire en ce lieu de massacre vos problèmes personnels ! Car la mémoire militante est une mémoire amalgamante. On se prend à ses rets, on ne peut que s’y identifier…
« L’histoire n’est jamais sûre » écrivait Michel de Certeau en introduisant son travail sur la possession de Loudun. C’est ce que montre avec finesse Egoyan. Non que le génocide puisse être discuté mais parce que son souvenir est fuyant, qu’il échappe à ceux qui en sont les dépositaires, qu’il est sans cesse actualisé par ceux-ci, instrumentalisé parfois. Les reproches adressés au film par la critique tiennent précisément à cette volonté de ne rien réduire : ni la douleur reçue en héritage ni les acteurs du drame à cette seule souffrance. Le propos est certes ambitieux, complexe, « intellectuel » a-t-on dit, mais c’est cette complexité qui, seule, confère à Ararat cette authenticité que le cinéaste Seroyan, qu’interprète Charles Aznavour dans le film, recherche vainement dans une pieuse reconstitution.
Ararat, film « épistémologiquement correct », ne peut qu’interpeller les historiens. Il tranche avec les invocations du devoir de mémoire pour inciter à un véritable travail de mémoire. A ce titre, il représente une historicisation courageuse et sans complaisance de la mémoire arménienne. Elle est à bien des égards exemplaire.
Ararat, film canadien de Atom Egoyan, 2002. 1 heure 55.