Nietzsche aujourd’hui.
L’une des difficultés de la lecture de Nietzsche vient de son utilisation de nombreux masques. Une des premières notes de mon livre sur Nietzsche insiste sur cet aspect en indiquant que « comme celle de Platon, l’œuvre de Nietzsche privilégie les modes d’exposition qui tiennent le lecteur à distance et l’incitent au déchiffrement : on y trouve ainsi des poèmes inclassables, de curieuses variations autour de figures mythiques (Dionysos et Ariane par exemple), des dialogues déroutants, comme celui du voyageur et de son ombre » (p. 7). L’un de ces masques est la figure de Zarathoustra. Zarathoustra ne livre pas exactement la quintessence de la philosophie de Nietzsche, mais il en donne une forme extrême, destinée à frapper les esprits. Nietzsche voulait donner par là une nouvelle Bible, « la Bible de l’avenir », y exprimant ses pensées sous une forme lyrique, dithyrambique. Le manque d’écho suscité par cet ouvrage l’entraîna vers la fin de sa vie consciente à mettre à bas tous les masques et à parler en son nom propre. Il y a bien sûr aussi le masque de l’insensé du Gai savoir, qui ne recoupe pas non plus entièrement la pensée de Nietzsche. Et divers autres masques. Disons que Nietzsche a pratiqué dans ses écrits une politique de l’ésotérisme, je veux dire par là qu’il évite toute forme de communication directe avec le lecteur, mais en laissant tout de même percer sa pensée, comme le faisait Platon, à destination de ceux qui sont capables de bien le lire. Le lire entre les lignes, mais aussi le lire tout court : car beaucoup ne lisent dans Nietzsche que ce qu’ils souhaitent lire. Nietzsche lui-même ne cesse de souligner la difficulté et la nécessité de bien le lire.
Je m’accorde en effet avec Patrick Wotling pour affirmer qu’il y a, malgré les apparences, une grande unité de la pensée de Nietzsche. Mais cette unité est moins une unité diachronique, au sens où l’on pourrait affirmer l’unité et l’identité de sa pensée à tous les stades de son évolution, qu’une unité dynamique. Sa pensée s’approfondit, change par certains aspects, se nuance sur d’autres. Mais certaines constantes se manifestent, particulièrement dans les présupposés de sa pensée, constantes qui permettent d’affirmer cette unité. Il me semble que l’on peut dégager trois axes permettant d’unifier la pensée de Nietzsche : (a) la pensée de la hiérarchie, (b) le dégoût de la modernité et la volonté d’ennoblir l’homme, (c) l’obsession de l’avenir et la volonté de rendre possible cet avenir à partir d’une conception nouvelle de l’héritage et de l’hérédité.
(a) Nietzsche est ce qu’on pourrait appeler un « radical aristocratique » : dès la fin du 19e siècle, lorsque Nietzsche commençait à être connu, le premier universitaire à s’intéresser à sa philosophie, le danois Georg Brandes, insista déjà sur cet aspect. L’élitisme, le mépris du peuple (envers lequel il est d’ailleurs plus méprisant au début qu’à la fin : car il faut en définitive traiter les médiocres avec bienveillance, selon le § 57 de L’Antéchrist), l’affirmation de la nécessité d’une hiérarchie, c’est-à-dire la conviction qu’une distance considérable sépare les hommes maîtres d’eux-mêmes des hommes serviles. Nietzsche pense en effet que l’idéologie moderne des droits de l’homme, tout droit issue du dogme chrétien de l’égalité des hommes devant Dieu, occulte la distance réelle qu’il y a entre homme et homme et que chacun est obligé de reconnaître dans les faits. C’est ce qu’il appelle le « sentiment aigu de la distance » (« Pathos der Distanz », dans le texte de Nietzsche) : une forme de différenciation affective – qu’on lui a beaucoup reproché –, la certitude d’être au-dessus des autres. Certitude intime qu’ont aussi beaucoup de médiocres certes, Nietzsche le dit lui-même. Mais ces médiocres ne sont à ses yeux que les chefs du troupeau, de simples meneurs. Alors que ce qui distingue les hommes qui dominent naturellement des autres aspirants à la domination, c’est la répugnance à être un guide, le refus de se placer à la tête du troupeau. C’est là la différence essentielle entre la volonté de puissance malsaine du prêtre, qui se place à la tête du troupeau, et la volonté de puissance saine, qui ne cherche qu’à s’éduquer elle-même.
(b) La seconde piste qui permet d’affirmer l’unité de la pensée de Nietzsche, c’est son dégoût profond et constant pour la modernité. Dans Ecce Homo, il dira ainsi que Par-delà bien et mal est essentiellement une critique de la modernité, alors qu’il aurait pu dire par exemple que ce livre était d’abord une critique de la morale. Nietzsche a toujours refusé les idées modernes (l’égalité « naturelle », les droits de l’homme, les droits égaux pour tous, la poursuite du bonheur). Et ce dégoût des hommes modernes va de pair avec un désir passionné de grandeur qui l’anime. La volonté d’ennoblir l’homme, volonté d’ennoblissement que j’ai mise en avant dans mon livre en retenant un texte de jeunesse révélateur à cet égard (p. 131-132), parcourt l’ensemble de son œuvre. Le dégoût de Nietzsche pour la modernité n’est pas simplement négatif, comme chez Gobineau par exemple, qui pensait que le déclin de l’humanité noble était irréversible. Nietzsche envisage au contraire d’emblée la possibilité positive de l’ennoblissement de l’homme. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la croyance du jeune Nietzsche dans un retour possible de la Grèce. Il dira par la suite avec un soupçon d’amertume « qu’il nous faut aussi dépasser les Grecs », aller plus loin que les Grecs. Nietzsche renonce donc, en ce sens, à l’éternel retour du même en termes d’axiologie : il n’y a pas de retour en arrière possible sur le plan des valeurs. Car ce qui empêche le retour aux Grecs, c’est la nécessité d’assumer pleinement l’héritage (certes involontaire !) chrétien… pour mieux le dépasser. Ce qui m’amène à mon troisième point.
(c) Ce troisième point est peut-être une de mes spécificités de lecture, là où je me démarque d’autres lectures et d’autres lecteurs de Nietzsche. Il s’agit d’insister sur l’importance des notions d’héritage et d’hérédité. Ces deux notions doivent être articulées. Car chez Nietzsche, l’idée d’hérédité ne renvoie pas seulement à la physiologie, elle ne fait pas seulement référence à la transmission des caractères acquis – toute la lecture de Lamarck –, mais elle est associée à la notion d’héritage. Pour l’énoncer sous la forme d’un dilemme, que l’on trouve par exemple dans l’« Inactuelle » consacrée à Schopenhauer éducateur : sommes-nous passifs, ne faisons-nous que refléter les valeurs de notre temps, que reprendre passivement et de manière convenue les convictions de notre temps en étant convaincu a priori de leur valeur, ou bien pouvons-nous nous affranchir de ces pensées et de ces valeurs ? Cette troisième Considération inactuelle (plus importante à mes yeux que la deuxième sur l’Histoire, la seule retenue par la tradition universitaire) est en ce sens le laboratoire de la pensée de Nietzsche. Ce qui explique que, dans l’anthologie publiée chez Hachette, j’en donne deux extraits. C’est là qu’apparaît le mieux son opposition à Hegel : on est nécessairement « fils de son temps », mais on n’en est pas pour autant forcément prisonnier, comme il le dira au début du Cas Wagner. Il est ainsi possible, tout en étant de son temps, d’être « inactuel », c’est-à-dire de lutter contre son temps en faveur d’un temps à venir. Cette notion d’héritage critique est omniprésente chez Nietzsche. J’essaie souvent de l’éclairer en rapport avec le futurisme de Marinetti (qui reproche à tort à Nietzsche son « passéisme »), pour montrer que l’attachement au passé n’a rien de réactionnaire dans son cas – encore une fois, Nietzsche a très tôt abandonné tout espoir de retour en arrière – mais qu’il est plutôt la condition d’un nouvel avenir.
Aux notions d’héritage et d’hérédité doit donc être associée l’obsession pour l’avenir. Obsession dont on essayera de montrer, à la fin de l’entretien, qu’elle ne doit pas être interprétée comme romantique. D’où chez Nietzsche de nombreuses projections lyriques dans l’avenir, d’apparentes prophéties sur ce que sera l’avenir. Il n’y a là aucun « dieu à venir », aucun retour au paganisme, contrairement à ce qu’affirme le père jésuite Paul Valadier à partir de son interprétation de la figure de Dionysos (Nietzsche et la critique du christianisme). Car Dionysos est présenté par Nietzsche comme un « philosophe », comme celui qui incarne l’éternel retour. Dionysos est ici un symbole (au sens presque kantien du terme), le symbole du nihilisme extatique. Nietzsche-Dionysos veut détruire pour pouvoir laisser la place à autre chose… mais en prenant aussi le risque de ne pas remplacer ce qui est détruit. Nous faisons une expérience (Versuch) avec l’humanité, écrit Nietzsche dans un fragment posthume frappant, une tentative, un essai. Elle va peut-être en périr, eh bien, allons-y ! Autrement dit : plutôt faire périr l’humanité d’une mort violente en tentant de la relever que de la laisser mourir de cette mort lente qu’est la décadence.
L’image du marteau a été ramenée de manière unilatérale à sa charge de destruction. Mais Nietzsche, musicien, pense aussi au marteau de percussion, au marteau du sculpteur, au marteau du créateur. L’image du sculpteur me paraît la plus adéquate. Car le sculpteur doit à la fois tailler dans la pierre et en dégager une forme. Avec le risque, que connaissait Michel-Ange par exemple, si le marbre n’est pas assez solide, de détruire la pierre… Le marteau de Nietzsche ne doit donc pas être uniquement interprété comme un instrument de destruction mais comme un instrument de recréation du monde. Nietzsche rejoint ici – autre héritage – la pensée de toutes les anciennes civilisations, qui accordaient le pouvoir de détruire et de créer à la même divinité. Mais on peut encore ajouter une autre dimension, car chez Nietzsche, les métaphores sont toujours surdéterminées : le marteau, c’est aussi le marteau du médecin, marteau qui, comme dans Le crépuscule des idoles, permet d’ausculter les idoles pour voir quel son elles rendent. Dans le glossaire de mon Nietzsche, je précise que « la volonté de ‘philosopher avec le marteau’ s’éclaire par là, cette image percutante renvoyant simultanément aux trois moments essentiels de l’activité du philosophe, à la fois ‘médecin de la civilisation’ et législateur : le diagnostic, la destruction et la création » (p. 184).
Votre question portait par ailleurs sur l’idée « d’échec historique ». Je voudrais revenir un moment sur cette expression à mon avis inadéquate. Quelle est la mesure du « succès » ou de l’« échec » historique d’une grande pensée selon vous ? Se mesure-t-il à l’influence qu’elle a eue (ou qu’elle n’a pas eue) ? Il me semble que ces catégories relèvent inconsciemment d’une conception téléologique de l’histoire qui est éminemment contestable. Nietzsche est incomparablement plus fin lorsqu’il évoque, dans la Préface de Par-delà bien et mal, la nécessité pour toutes les grandes choses de d’abord paraître sous des masques effrayants et déformateurs, avant de, lentement, agir véritablement et profondément (selon leur inspiration propre). La pensée de Nietzsche ayant jusqu’ici été déformée et simplifiée, on peut affirmer que son action véritable se fait encore attendre. C’est alors seulement que l’on pourra parler d’échec ou de réussite, si l’on tient absolument à distribuer des bons points…
Je crois de toute façon – pour vous répondre à présent sur le fond de l’objection – qu’il ne faut pas avoir peur de rappeler que l’œuvre de Nietzsche est une entreprise de destruction des valeurs établies. Une de ses grandes réussites est précisément d’être un destructeur. Dans Ecce Homo, il revendique ouvertement ce statut de destructeur, il s’y présente même comme « le destructeur par excellence » (« par excellence » ; en français dans le texte !). On ne devrait donc pas sous-estimer la charge destructrice, corrosive, sulfureuse de son œuvre. Mais cette destruction est en même temps créatrice, comme le rappelle l’image du marteau du sculpteur : « pour pouvoir ériger un sanctuaire, il faut détruire un sanctuaire : c’est la loi » (Généalogie de la morale, 2, 24). Référence, bien sûr, de Nietzsche à Moïse : il faut casser les anciennes tables de loi pour pouvoir en imposer d’autres. Tout législateur se doit d’user du marteau, d’« être dur », comme le répète Nietzsche. Mais il ne s’agit pas toutefois seulement d’une œuvre de destruction. Cela arrange bien les adversaires de Nietzsche de le confiner dans cette image de destructeur d’illusions au mieux, de pur destructeur au pire. La « dynamite » à laquelle il se comparait lui-même sert certes à détruire, mais elle sert aussi à ouvrir de nouvelles voies…
Je vais vous faire une réponse excessive et provocante. Aujourd’hui les études nietzschéennes en sont à peine à leur naissance. On a eu droit à un siècle d’erreurs, de confusions (la plupart d’entre elles volontaires), de mauvaises interprétations, parfois de bonne foi, car dues à un manque de philologie. On a ainsi souvent souligné que Gilles Deleuze ne savait pas l’allemand alors qu’il s’occupait de la traduction française de l’édition de référence de Nietzsche… Mais Deleuze ne se voulait pas un simple interprète de Nietzsche ou un historien de la philosophie ; il voulait construire une pensée personnelle en s’appuyant sur Nietzsche. Voilà pourquoi il y a dans Nietzsche et la philosophie (Puf, Quadrige, 1999 [1962]) un certain nombre d’erreurs factuelles et d’imprécisions. D’abord pour une simple raison d’établissement du texte. On peut faire en effet une objection philologique à l’ensemble des études nietzschéennes : elles n’ont pu tenir compte de textes qui n’étaient tout simplement pas à leur disposition, elles ont travaillé sur des montages qui comportaient des erreurs importantes faussant considérablement le texte (on trouve ainsi dans ce faux édité par la sœur de Nietzsche qu’est La volonté de puissance nombre d’erreurs de lecture : « Goethe » par exemple pour « Grote », l’historien de la Grèce…). Aujourd’hui (l’édition de référence est complète depuis 1997), les études nietzschéennes n’ont plus l’excuse de l’établissement fautif et de la non-traduction des textes : toute erreur aujourd’hui est forcément volontaire.
Où en sont aujourd’hui les études nietzschéennes ? À la fois à leur naissance et à une sorte de point mort. Le récent Cahier de l’Herne consacré à Nietzsche (2000), auquel j’ai participé, est révélateur de la situation actuelle : on y trouve certes quelques bons articles, mais on prend par ailleurs avec Nietzsche des libertés que personne n’oserait prendre avec d’autres auteurs de la tradition (voir notamment l’article intitulé « Nietzsche, nouvel Érostrate ? »). Dans la lecture même universitaire de Nietzsche, il manque le sérieux acquis depuis longtemps lorsqu’il s’agit de lire des auteurs comme Kant et Hegel. Il y règne une certaine désinvolture que Nietzsche semble appeler, mais qui ne se justifie pas puisqu’il exigeait pour sa part qu’on le lise comme un philologue lirait un auteur ancien (Horace par exemple), c’est-à-dire avec une attention extrême, beaucoup de finesse et de sens de la nuance, ce qui suppose d’y consacrer beaucoup de temps et d’abandonner toute prévention. Cette grande désinvolture de certains interprètes de Nietzsche croit pouvoir se réclamer de la propre désinvolture de Nietzsche, alors que celle-ci est volontaire et s’apparente à un jeu sérieux. Chez Nietzsche, la désinvolture sert en effet toujours une stratégie très subtile de recherche de l’effet. Rien n’est jamais gratuit dans son œuvre – au contraire de nombreuses interprétations qu’on en donne…
Il y a une école qui me paraît particulièrement révélatrice de cet état de fait, c’est l’école issue de la lecture heideggerienne de Nietzsche. Inutile de dire que ces adeptes de Heidegger n’ont pas lu Nietzsche dans le détail ou même intégralement : cela se voit assez facilement par le fait qu’ils reprennent souvent les mêmes textes, et que leurs interprétations tournent toujours et comme par hasard autour des thèmes traités (traitement déjà assez spécial !) par Heidegger dans ses cours sur Nietzsche. C’est un exemple frappant de mauvaise lecture parce qu’ils font en général leur le mot de Heidegger, que je cite dans mon Nietzsche, selon lequel Nietzsche n’était pas aussi subversif qu’il le prétendait lui-même. Nietzsche ne serait, la thèse est bien connue, que le dernier représentant de la métaphysique. D’autres que moi ont montré que cette position est intenable et ont critiqué les analyses heideggeriennes. Mais l’influence de cette lecture déformante et rassurante continue malgré tout à se faire sentir encore aujourd’hui dans bien des ouvrages consacrés à Nietzsche, comme s’il fallait nécessairement passer par le Nietzsche de Heidegger pour accéder à Nietzsche.
Les quelques lueurs d’espoir viennent de petits ouvrages comme celui de Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie (Paris, Puf, 2000, coll. Philosophies), même si l’ensemble est trop rapide à mon goût. Je travaille moi-même sur la question de la physiologie chez Nietzsche et je pense qu’on doit dépasser la simple confrontation de Nietzsche à la pensée biologique de son temps, même s’il est nécessaire d’en tenir compte. Mais c’est un bon début : on commence à comprendre où réside l’essentiel pour Nietzsche. Le principal représentant de cette lecture enfin philologique, c’est Patrick Wotling (Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, Puf, 1995 ; La pensée du sous-sol, Paris, Allia, 1999 ; Lectures de Nietzsche, Paris, Le livre de poche, 2000), qui a aussi traduit plusieurs ouvrages de Nietzsche (on trouve dans ses traductions de précieuses notes). Il a le mérite insigne de tenir compte de l’ensemble de l’œuvre, de ne pas hypostasier les notions les plus voyantes, de ne pas isoler par exemple du reste la doctrine de l’éternel retour comme le fait Heidegger, mais de tenter d’en montrer le contexte d’élaboration. On peut peut-être lui reprocher, du fait même de sa volonté louable de souligner le caractère sérieux de la philosophie de Nietzsche et de démonter patiemment ses complexes procédures d’argumentation, de mettre de côté certains textes gênants et de privilégier le Nietzsche critique au détriment du Nietzsche destructeur parfois violent. Mais au moins n’édulcore-t-il jamais comme certains (c’est le cas du traducteur et éditeur américain de Nietzsche Walter Kaufmann qui, pour le défendre contre toute récupération nazie, a réduit nombre de passages sulfureux à de simples métaphores), soucieux de « sauver » Nietzsche malgré lui, une pensée éminemment subversive. Les études nietzschéennes ont souffert ainsi de cette volonté de justifier à tout prix (et de pardonner) les « écarts » d’un philosophe qui se devait d’être respectable pour pouvoir prétendre au rang de grand philosophe reconnu comme tel par l’Université. Elles sont donc en devenir…
Les directions d’étudiants sont décevantes car ceux-ci ont du mal à maîtriser un auteur qui réclame énormément de temps, qui exige de toujours revenir au texte, de ne jamais affirmer quelque chose si on ne peut pas mettre au jour un réseau de textes justifiant cette affirmation, tant est forte la volonté de Nietzsche de ne pas se faire comprendre ou d’induire son lecteur en erreur par toutes sortes de procédés rhétoriques.
Je tente pour ma part, dans le cadre universitaire institutionnel d’une thèse de doctorat, de dépasser enfin la pusillanimité qui cherche soit à condamner moralement Nietzsche, à en instruire le procès sans même l’avoir entendu, ou bien à le blanchir (en mettant en avant son style souverain par exemple), à l’édulcorer, l’affadir. Ma tâche en un mot est de retrouver le « vrai » Nietzsche pour en déterminer l’intérêt réel. C’est pour cela que je vous disais qu’il était encore inactuel, au sens où son influence réelle ne s’est pas encore exercée.
Comme vous le savez, ce projet n’en est qu’à ses débuts. Je n’ai pas cité l’ouvrage publié aux Puf (Paolo D’Iorio, HyperNietzsche, Puf, 2001, disponible intégralement en ligne) parce qu’il ne porte essentiellement que sur des points de détail juridiques. Je connais bien le maître d’œuvre du projet, Paolo D’Iorio, qui est plus un historien de la philosophie d’ailleurs qu’un philosophe. Il vient de traduire récemment aux Puf la biographie intellectuelle de Nietzsche publiée par Mazzino Montinari (Friedrich Nietzsche, Paris, Puf, 2001 [1974]), l’un des plus grands spécialistes de Nietzsche, celui qui avec Giorgio Colli, a mené à bien l’édition de référence des Œuvres complètes. Pour l’instant, j’attends de voir : la mise en ligne d’une première tranche du projet est prévue pour courant 2002. Mon avis sur une édition électronique plus généralement ? En ce qui concerne les textes de Nietzsche eux-mêmes, l’édition sur cd-Rom des Œuvres complètes en allemand rend de grands services aux chercheurs. La recherche de références précises pour une thèse par exemple est grandement facilitée par les outils informatiques qu’elle met à disposition.
Ce qui me semble moins intéressant d’un point de vue philosophique, ce sont les autres projets de la même équipe italienne : faire le catalogue général de la bibliothèque de Nietzsche, répertorier tout ce que Nietzsche a pu lire ou emprunter, expliciter toutes les allusions qui renvoient à d’autres textes lus ou connus de Nietzsche, etc. Cela a tout au plus un intérêt historique, même s’il est vrai que nombre d’interprétations anhistoriques sont par ce biais invalidées. Ce qui me gêne dans de tels projets, c’est la volonté affichée de considérer Nietzsche exclusivement comme un homme du 19e siècle. Nul ne songe à contester cela : Nietzsche est bien un homme du 19e siècle, il a lu des livres de son siècle, il se situe souvent par rapport à des débats contemporains, des débats sur la littérature française par exemple – il parle de Flaubert, de Baudelaire, il cite les frères Goncourt… –, il commente l’actualité, il renvoie à tel événement historique de son temps, etc. L’erreur est de croire que l’on peut opposer cela à la profession d’inactualité, de penser que les deux choses peuvent être mises sur le même plan. Nietzsche ne se contente jamais simplement de reprendre une thématique ou telle idée de tel auteur aujourd’hui oublié : ce qu’il retient de la littérature philosophique ou non de son temps, il lui donne toujours une signification qui lui est propre.
Un mot pour finir sur le dernier aspect de l’« HyperNietzsche » : permettre à tous les chercheurs sur Nietzsche de communiquer leurs articles pour permettre à tous les autres de les lire. Force est de constater que le principe en est anti-nietzschéen, comme l’ont souligné d’ailleurs beaucoup de lecteurs fidèles de Nietzsche. Le projet d’inspiration démocratique de permettre au plus grand nombre d’accéder à Nietzsche va en effet à l’encontre de la pensée nietzschéenne. Et on peut même s’interroger sur la volonté de chercher une plus grande résonance, une plus grande diffusion de communications dites « scientifiques » en passant par ce nouveau médium, sur lequel on n’a pas encore mené de réflexion sérieuse pour voir s’il sert réellement la pensée ou s’il risque de l’asservir… Je pense qu’il y a là un aspect qui contredit la pensée de Nietzsche.
Je ne veux pas dire qu’il faut être servile envers Nietzsche. Mais, pour beaucoup, pour les heideggeriens par exemple, Nietzsche est plus un instrument, un jouet plutôt qu’une source de pensée et de réflexion. La différence est visible entre ceux-là et les grands interprètes comme Michel Foucault et Georges Bataille – Bataille qu’on oublie trop souvent alors qu’il a bien compris Nietzsche malgré une forme d’exubérance qui lui est propre, plus sexuelle et plus étrange que celle de Nietzsche. Je pense que c’est de ce côté-là qu’il faudrait chercher ceux chez qui Nietzsche agit réellement, là où il est source de réflexion et dépasse la simple utilisation instrumentale qu’on en fait. J’ai assisté récemment à un colloque sur « Nietzsche, le bon Européen », où abondaient les platitudes et les considérations lénifiantes. Un chercheur suisse y a fait ainsi une conférence lamentable sur « Le bon européen, la brute blonde et le truand » (ou quelque chose d’approchant, dans la même veine), où il s’empressait de montrer – et ceci est une vraie dominante dans les études nietzschéennes du moment – que, malgré lui, Nietzsche est un vrai descendant des Lumières. Qu’on utilise Nietzsche pour tels ou tels buts étrangers à sa pensée, comme un simple instrument, ou qu’on parle de lui uniquement pour le récupérer, cela revient au même : ignorer Nietzsche.
Le « vrai » Nietzsche.
Je suis content de cette question. C’est un livre qui, en apparence, n’est pas ambitieux mais j’y ai mis beaucoup de passion, beaucoup de moi-même ; on y trouve beaucoup d’arrière-pensées, de portes ouvertes comme dirait Nietzsche. J’ai voulu concevoir ce livre comme une véritable entrée dans l’œuvre de Nietzsche, une entrée qui lui fasse justice, qui ne soit pas unilatérale, qui ne soit pas seulement ma propre lecture, qui ne corresponde pas seulement aux points que je souhaite mettre en avant, mais qui permette véritablement de prendre la mesure de Nietzsche. Dans la limite des pages imparties évidemment (192 pages : une introduction de 22 pages, 74 extraits de texte, dont deux seulement des Fragments posthumes, une chronologie de 2 pages, un glossaire de 9 pages, une bibliographie de 4 pages ; et un principe de répartition : un tiers de présentation, deux tiers de textes de Nietzsche ). L’ensemble est bien sûr un peu court, mais c’est le regret que je partage avec tous les auteurs des anthologies parues dans cette collection. Mais finalement la nécessité d’être concis s’est révélée extrêmement positive dans la mesure où le principe « un tiers, deux tiers » (un tiers de commentaires, deux tiers de textes) obligeait, non pas d’aller à l’essentiel – car chez Nietzsche il faudrait un gros volume pour aller à l’essentiel – mais plutôt, en acceptant l’arbitraire du choix, de proposer six entrées, six chapitres, non pas d’un système, mais six chemins qui se recoupent, « perspectivistes » comme dirait Nietzsche, puisque pour lui la vérité n’est ni dans le point fixe ni dans l’unité systématique. On peut s’en approcher mais seulement en multipliant les perspectives.
Les six pistes que j’ai dégagées sont, me semble-t-il, les six pistes fondamentales de la pensée de Nietzsche :
-
1. Lire et écrire.
-
2. Nietzsche et la philosophie.
-
3. La morale comme problème.
-
4. La politique de l’avenir.
-
5. Liberté de l’esprit et destin.
-
6. De la « métaphysique d’artiste » à la « physiologie de l’art ».
Bien entendu, que l’on soit nietzschéen ou qu’on s’intéresse à Nietzsche, on peut toujours déplorer l’oubli de telle ou telle dimension. Je regrette particulièrement de ne pas avoir pu mettre une section de « Varia » où figureraient les pensées de Nietzsche qui ne participent d’aucune grande ligne générale de sa pensée. On trouve en effet dans son œuvre toute une série de réflexions qui relèvent de la philosophie de l’art (par exemple, des jugements sur la musique de Chopin ou de la musique de Vivaldi) qui peuvent intéresser des musicologues, des jugement sur les climats, des paragraphes très étranges, des sortes de curiosités inclassables. Comme dans Aurore, le paragraphe intitulé « Peur et intelligence », où Nietzsche s’interroge sur la couleur originelle de l’être humain et sur la question de savoir si elle est due à la peur – une thèse où il flirte avec un certain évolutionnisme sans pour autant tomber dans le darwinisme –, et ainsi de suite. Je regrette de n’avoir pas eu de partie pour mettre ce qui n’est pas classable, ce que l’on ne peut ranger commodément, même si en multipliant les tiroirs, on peut lutter efficacement contre la tentation idéaliste de systématicité. J’ai voulu simplement insister sur l’essentiel chez Nietzsche et vous remarquerez qu’aucun titre de chapitre ne renvoie à une notion, à un des mots d’ordre réduits à des slogans aujourd’hui, comme « volonté de puissance », « éternel retour » ou « surhumain », parce que je pense que ces notions ne peuvent être comprise que dans leur contexte d’élaboration.
Un mot sur le principe ayant guidé mon travail : la spécificité de cette anthologie est qu’elle renonce à tout classement chronologique, mais adopte un ordre croissant pour l’exposition thématique. Cela est peut-être contraire aux intentions de Nietzsche – il voulait qu’on pût le lire à n’importe quelle page sans devoir suivre un ordre déterminé –, mais dans la mesure où l’ouvrage se veut aussi pédagogique, les textes de chaque chapitre sont classés et les différents chapitres disposés de manière à illustrer doublement l’unité dynamique que j’évoquais tout à l’heure en soulignant le caractère conséquent et la progression de la pensée de Nietzsche à l’intérieur d’une problématique donnée (la politique de l’avenir par exemple), mais aussi d’une problématique à l’autre, jusqu’à l’art qui est, je crois, le point d’arrivée en quelque sorte d’un Nietzsche qui déclare être philosophe à défaut d’être musicien. Je n’ai pas pu être exhaustif, j’ai dû faire des choix, mais j’ai en fait été ravi de faire des choix pour mieux mettre au jour l’économie interne de la pensée de Nietzsche.
J’ai choisi par ailleurs de privilégier les textes publiés ou destinés à la publication par Nietzsche. Il n’y a dans mon livre que deux Fragments posthumes, « lacune » que l’on pourrait me reprocher. Mais il s’agissait de présenter Nietzsche tel qu’il a voulu paraître. (J’ai proposé à l’éditeur une sorte de brochure parallèle, qui ne serait cette fois pas destinée prioritairement à un public d’étudiants, afin de pouvoir rendre justice aux fragments posthumes, souvent passionnants. Car les Fragments posthumes occupent plus de la moitié de l’œuvre, même s’ils sont en règle générale moins travaillés que les textes publiés et qu’ils en diffèrent par leur tonalité. Il faut donc distinguer les textes « autorisés » par Nietzsche – son œuvre proprement dite ! –, où sont multipliées les mauvaises pistes, où l’on pratique même l’art de brouiller les pistes à un point jamais atteint auparavant, des fragments posthumes où il s’exprime beaucoup plus directement. Ce qui est particulièrement intéressant dans cette partie non publiée par ses soins, ce sont tous les fragments où Nietzsche retrace son évolution intellectuelle, expliquant par exemple pourquoi il a été séduit par Wagner ou Schopenhauer et comment il s’en est affranchi.
Ce qui nous amène à l’idée que cet ouvrage n’est peut-être pas seulement une anthologie. Le mot de « florilège », plus séduisant sans doute, ne convient pas non plus puisqu’il ne laisse pas soupçonner le souci d’unité qui sous-tend cet ouvrage. Au terme réducteur d’ » anthologie », je préfère celui de « Dialogue avec Nietzsche », parce qu’il s’agit de lui laisser enfin réellement la parole (en tenant compte de l’ensemble de l’œuvre, alors que généralement seuls les ouvrages des années 1880, et souvent même ceux des années 1886-1888 uniquement, sont retenus) sans l’embrigader dans quelque querelle générale ou en faire un simple moment de la tradition philosophique dont il subvertit pourtant le sens. Ce n’est pas seulement une anthologie parce que les commentaires conséquents permettent d’orienter la lecture, d’avancer une interprétation d’ensemble de Nietzsche que je revendique comme entièrement nouvelle. Une interprétation d’ensemble qui n’exclut aucun texte et essaie de rendre compte des différentes dimensions de l’œuvre, qui présente souvent des tensions, des contradictions qu’il ne faut absolument pas escamoter, mais au contraire mettre en avant, des tensions internes, d’une part du fait de l’évolution et du durcissement du ton de Nietzsche d’un livre à l’autre, d’autre part de changements incontestables dans certaines pensées. L’évolution de la notion de dionysiaque, étonnamment identifiée au classicisme dans les textes de 1886-1888, est exemplaire à cet égard ; il ne s’agit pas d’un revirement à proprement parler mais au contraire d’un approfondissement constant du même thème.
Pour ne rien cacher, il y a eu débat là-dessus. Débat entre les auteurs et le directeur de la collection (Alexandre Abensour) d’un côté et l’éditeur (Hachette) de l’autre. Je souhaitais pour ma part que l’on évite d’afficher trop visiblement l’aspect scolaire de l’ouvrage. Mais on rencontre là des pressions commerciales qui sont absolument aveugles et contre lesquelles on ne peut rien, absolument rien. Les éditeurs s’arrogent même le droit aujourd’hui de décider que tel ou tel texte est trop difficile pour les étudiants… Je n’ai pas cédé sur ce dernier point (j’ai pu ainsi maintenir le difficile § 36 de Par-delà bien et mal ), mais en revanche je n’ai pas eu mon mot à dire sur la présentation qui est donc entièrement de la responsabilité de l’éditeur. J’aurais aimé une couverture sobre, avec le minimum de choses dessus, mais ils ont tenu à préciser que c’était de la « Philosophie », comme si ça pouvait être autre chose, et que dire de cette indication grotesque « Fac/Prépas », qui revient à considérer toujours les gens comme des groupes ou des masses dans la manière de s’adresser à eux ?
À propos des « filtres » historiques, je crois qu’ils sont des prismes déformateurs de la pensée de Nietzsche. Il faut, comme je l’ai dit, prendre au sérieux l’idée d’inactualité, qui ne signifie pas être au-dessus de l’histoire, mais au contraire faire preuve d’un véritable sens historique. Je fais souvent référence à un texte important sur cette question, le § 224 de Par-delà bien et mal, où Nietzsche explique ce qu’il entend par sens historique. Le sens historique selon lui, c’est être vraiment attentif au passé avec l’intention d’agir sur l’avenir. Je crois que Nietzsche est tout à fait conscient du rôle décisif de l’histoire, mais il ne le réduit jamais à la perception courante que l’on en a : il méprise l’actualité, les polémiques du jour, etc., et se situe d’emblée sur un plan historique plus vaste (« Zarathoustra voit plus loin que le Tzar », écrit quelque part Nietzsche) et plus profond dans son approche. Il est vrai, et on peut me le reprocher, que contrairement à l’école italienne, je n’ai pas cherché à restituer les aspects d’un Nietzsche enraciné dans son siècle : il a lu Taine, Renan, les biologistes de son temps et se rapporte à eux bien évidemment. Ce filtre historique est éclairant, il est nécessaire mais il n’est pas suffisant. On doit le prendre en compte car les lectures que Nietzsche fait de Tolstoï et de Dostoïevski par exemple sont décisives pour lui et ne sauraient être sous-estimées. Mais Nietzsche ne fait pas que reprendre des thèses contemporaines. Pas plus qu’il n’est le représentant d’un moment historique déterminé. Je crois qu’il faut le penser comme un isolé (i.e. qui s’est volontairement isolé), quelqu’un d’à part dans son temps, et même comme quelqu’un qui s’est élevé contre son temps, qui a pensé contre son temps dans la volonté de rendre possible une autre époque. En ce sens-là, l’histoire n’est pas du tout annulée. L’histoire à court terme est ignorée, l’actualité historique est méprisée, mais dans le but d’atteindre une véritable profondeur historique. En cela fidèle, toujours fidèle, aux considérations essentielles de Jacob Burckhardt sur l’histoire universelle. Ce n’est donc pas un oubli, c’est une omission volontaire. Plutôt que de tourner encore et toujours autour du pot, il faut enfin revenir au texte lui-même. Deleuze, Foucault, d’autres encore, tous ont mis des lunettes « historiques » pour le lire : Nietzsche s’est retrouvé ainsi indifféremment associé à la métaphysique ancienne ou à la « post-modernité », à un certain humanisme ou opposé à tout humanisme… On en a fait un véritable jouet, obéissant en cela précisément à des visées étroitement historiques, c’est-à-dire idéologiques. Mais il faut lire Nietzsche pour lui-même, sans le faire entrer de force dans quelque doctrine ou le soumettre à quelque filtre déformant. Parce qu’il ne relève véritablement d’aucune théorie historiquement datable. Ni de l’évolutionnisme, auquel on le rattache parfois à tort (Nietzsche a explicitement rejeté l’interprétation selon laquelle le surhumain serait l’avenir biologique de l’homme), ni de l’anarchisme, qui cherche à agir sur le temps immédiat. Il a voulu, en créant de nouvelles valeurs, agir en profondeur, « sur des millénaires », c’est-à-dire inventer un nouvel avenir.
Ce que j’aime particulièrement dans mon livre c’est le fait d’éviter les entrées massives et d’amener tout naturellement le lecteur à la fin, là où les autres au contraire débuteraient. Le livre, même s’il propose une nouvelle interprétation d’ensemble de sa pensée, ne surprendra pas les lecteurs de Nietzsche : ils trouveront bien Nietzsche tel qu’ils le connaissent, mais simplement mis en perspective et replacé, sinon dans un contexte historique (pour revenir sur la question précédente), du moins dans le contexte interne de production de sa pensée.
Ce qui est moins bon dans mon livre, ce que j’aime moins ? D’abord le fait que la présentation n’est pas assez déliée. Je lui trouve un caractère peut-être un brin trop scolaire qui m’a un peu déçu à la relecture, même si c’est au fond ce que souhaitait l’éditeur. Et surtout l’obligation de faire des commentaires plus courts que les textes retenus, ce qui empêche d’en approfondir l’explication.
Nietzsche politique.
« Nous nous sommes arrêtés sur tous ces détails philologiques pour donner une idée de la difficulté propre à toute tentative d’extraire de la masse des notes posthumes de Nietzsche sa “philosophie de l’avenir”. Ils révèlent une incertitude et – en dernière analyse – que Nietzsche n’est pas parvenu à la “transvaluation de toutes les valeurs” […]. Si l’on cherche les raisons de l’échec de la tentative philosophique globale de Nietzsche, il nous semble en trouver essentiellement une, décisive. Pour Nietzsche, la philosophie comme activité théorique n’avait plus de raison d’être : elle avait été remplacée, Nietzsche le dit lui même, par l’histoire […]. Le successeur du philosophe aurait dû être un législateur, et l’ambition de Nietzsche, le but de sa “transvaluation de toutes les valeurs” est de donner à l’humanité une loi nouvelle […]. Nietzsche détestait certes le présent, depuis le nationalisme germanique jusqu’à l’antisémitisme, jusqu’au socialisme et à l’anarchie, mais il ne laissa pas une seule ligne qui pût apporter une solution alternative aux phénomènes politiques, sociaux, moraux et culturels qu’il critiquait. Nietzsche n’est pas un créateur, mais plutôt un destructeur de mythe […]. Le “naufrage’ […] est partie intégrante [de sa philosophie] ». Mazzino Montinari, Friedrich Nietzsche, Paris, Puf, 2001, coll. Philosophies [première édition en italien, 1974], pp. 107-108.
Le petit livre de Montinari, comme son titre italien l’indique (Che cosa ha veramente detto Nietzsche – Ce que Nietzsche a vraiment dit), avait pour but – légitime ! – de récuser toute tentative de reconstituer une philosophie systématique de Nietzsche qui s’appuierait sur un assemblage arbitraire de fragments posthumes, à l’image de La volonté de puissance, le montage réalisé par la sœur de Nietzsche, avec la complicité de Peter Gast. Montinari voulait tout particulièrement couper l’herbe sous le pied des disciples fervents de Nietzsche, qui avaient fait de lui un véritable Messie, prenant notamment à la lettre ses « prophéties », en instaurant une lecture philologique en tous points salutaire (et conforme à la volonté de Nietzsche d’être lu de très près).
Toutefois, ce grand savant, responsable avec Giorgio Colli de l’édition de référence des Œuvres complètes de Nietzsche, force me semble-t-il le trait lorsqu’il réduit la philosophie nietzschéenne à une simple entreprise de destruction des illusions métaphysiques, politiques et morales de la modernité. Sa réaction contre « le Nietzsche macroscopique, celui du ‘surhomme’ et de la ‘volonté de puissance’ (réduits à des formules) » (op. cit., p. 121) est tout à fait saine et bienvenue, mais il tombe dans l’écueil inverse de celui qu’il dénonce à juste titre lorsqu’il réduit l’œuvre de Nietzsche à sa charge négative, à sa puissance démystificatrice. Il reconnaît certes à Nietzsche un effet positif d’accroissement de la liberté d’esprit de ses lecteurs, mais en estimant simultanément que son « radicalisme rationnel » (sic !) ne fait que trahir son « scepticisme extrême »…
Cette appréciation somme toute sévère vient peut-être au fond de l’opposition étrange de Montinari au jugement je crois lucide que Nietzsche porte sur le socialisme, simple prolongement selon lui du christianisme. L’ancien militant du Parti communiste italien et intellectuel engagé dans de nombreux combats ne pouvait qu’être hostile à la « grande politique » de Nietzsche, qui suppose une réforme globale de la modernité. S’il affirme à tort que Nietzsche ne laisse « pas une seule ligne qui [puisse] apporter une solution alternative aux phénomènes politiques, sociaux, moraux et culturels qu’il critiquait », c’est parce qu’il ne tient pas compte du fait que Nietzsche, à la différence du socialisme, ne croit guère à la prédétermination de l’avenir et qu’il présente son « contre-idéal » comme une probabilité, comme une tâche à réaliser, et non comme une nécessité historique. Nietzsche pense en effet que la mort de Dieu peut être interprétée comme la libération de l’avenir de toute signification préalablement fixée, comme l’occasion d’instaurer un nouvel horizon, enfin ouvert. La confusion autour de la partie positive de la pensée de Nietzsche (dont l’existence ne fait aucun doute) tient à ce qu’elle est et qu’elle ne peut être qu’incitative et non impérative : il est facile de prendre pour des formules vagues ce qui est de l’ordre d’un pari sur l’avenir – Nietzsche ne cachant pas que la tâche d’ennoblissement de l’homme qu’il se fixe peut fort bien échouer. Prenons par exemple la doctrine de l’éternel retour, que Nietzsche veut opposer aux religions nihilistes qui ont cours jusqu’ici. Si l’on prend au mot l’idée que le devenir se répète sans aucune amélioration, sans nulle rédemption, comme Nietzsche y invite, cette doctrine pousse au désespoir tous les esprits faibles, dépendants, puisqu’elle montre l’inanité de toute téléologie, de toute croyance à un sens et à une raison du déroulement historique. Mais elle permet en même temps de redonner au devenir son innocence et de libérer l’avenir de ses chaînes morales et l’homme de la prédestination. Comme le fameux marteau auquel Nietzsche la compare, cette grande pensée s’avère ainsi aussi bien destructrice que créatrice – double fonction de destruction et de (re)création qui fait la spécificité de la tâche nietzschéenne d’ » inversion de toutes les valeurs » et qui semble proprement impensable pour les interprètes sérieux de Nietzsche.
Le fond du problème réside à mon avis dans la mécompréhension générale de la thèse de Par-delà bien et mal selon laquelle « les grandes pensées sont les grands événements ». Si, comme Nietzsche le pense, l’histoire du monde est avant tout une histoire spirituelle, où les grandes doctrines jouent un rôle bien plus important que n’importe quelle révolution ou catastrophe ponctuelle, alors on comprend que la réforme de la civilisation dans son ensemble suppose, plutôt qu’une opposition frontale et vaine, une inversion des valeurs sur lesquelles elle repose, donc un travail de l’ombre, long, lent et dont la réussite n’est nullement garantie. Voilà pourquoi Nietzsche pensait qu’il fallait accélérer le cours du nihilisme et non tenter de l’entraver : le pessimisme croissant, la désaffection vis-à-vis des valeurs régnantes pourraient précipiter l’adoption de nouvelles valeurs. Tout le mérite de Nietzsche est à mon sens dans cette hésitation qu’on lui reproche, cette absence de toute certitude quant à la direction que prendra l’avenir ; il se contente de formuler un « dangereux peut-être » plutôt que de prophétiser à peu de frais comme le font les visionnaires en politique qu’il raille constamment : « Deviner les conditions dans lesquelles vivront les hommes de l’avenir – car deviner ainsi et anticiper ont la force d’un mobile : l’avenir, en tant qu’il est ce que nous voulons, agit sur notre présent. » (Fragments posthumes, tome IX, 1883, 7 [6]). Nietzsche n’a rien d’un rêveur romantique en effet : il ne méconnaît rien des obstacles que rencontre toute grande politique qui se propose d’ennoblir l’homme et les détaille souvent avec un grand soin (nivellement généralisé, laisser-aller des individus, etc.), mais il appuie sa volonté de réforme de la civilisation sur une connaissance précise des conditions historiques qui rendent possible l’émergence de types nouveaux. J’ai consacré la longue étude que vous mentionnez (« Nietzsche législateur ») à tout cet aspect réaliste de l’œuvre de Nietzsche, qui est profondément méconnu (ou délibérément ignoré).
Montinari a donc en un sens raison d’opposer à la philosophie systématique des idéalistes « la tension d’une pensée en devenir » (p. 108), mais le refus de l’esprit de système ne veut pas dire qu’on renonce à tout apport positif, sauf à faire sien le préjugé idéaliste qui ne reconnaît de contenu qu’à la pensée achevée…
Il me semble tout d’abord inexact de dire que Peter Sloterdijk se place explicitement sous le patronage de Nietzsche dans sa conférence mal accueillie sur les Règles pour le parc humain, lorsqu’il retrace à grands traits l’histoire de ce qu’il appelle la « politique pastorale » des philosophes (de Platon à Heidegger en passant par Nietzsche). Je laisse en effet de côté l’autre texte, La domestication de l’Etre, qui s’inscrit exclusivement dans le prolongement de l’« onto-anthropologie » heideggerienne et où on ne trouve pas de référence significative à Nietzsche ou à sa théorie de la Züchtung, de l’« élevage » humain.
P. Sloterdijk prétend lui-même, de manière assez vague il est vrai, « avant tout témoigner des tensions qui subsistent entre les élans donnés par Nietzsche et par Heidegger » (Postface à la traduction française, Paris, Mille et Une Nuits, 2000, p. 57) dans la réflexion qui lui est propre sur les « nouvelles possibilités d’intervention biotechnologique pour le futur processus de l’espèce » (p. 56). Il s’intéresse donc en réalité essentiellement à l’« anthropotechnologie », c’est-à-dire à la discussion contemporaine sur les conséquences pour la définition biologique de l’homme des nouvelles techniques médicales, comme la sélection prénatale, autrement dit à la possibilité d’une planification explicite des caractéristiques des êtres humains à venir que rendent désormais possible les nouvelles techniques médicales.
Bien qu’il fasse dans ces conditions appel à Nietzsche, en tant que penseur ayant soigneusement médité les conditions d’élevage de l’homme, Peter Sloterdijk se situe clairement dans une perspective humaniste : la fin de la note 24, p. 62, où il appelle de ses vœux « une nouvelle structure d’acquisition de la culture susceptible de contenir la violence » qui fait rage partout dans le monde le prouve assez. Or, on sait que Nietzsche est foncièrement opposé à toute « humanisation » de l’homme qui passerait par la répression de sa nature bestiale. Il considère en effet l’homme comme « le seul animal non encore fixé », récusant ainsi toute « essence » humaine transcendante, à l’inverse d’un Heidegger précisément. Sloterdijk est donc bien plutôt l’héritier de la réflexion heideggerienne sur l’humanisme, dont il reprend d’ailleurs d’emblée à son compte le vocabulaire pastoral et idyllique passablement grotesque (« clairière », « l’homme berger de l’Être » – il tombe le masque, si l’on peut dire, dans La domestication de l’Etre, intégralement écrite dans l’agaçant « style » heideggerien), et ce même s’il dit garder quelque distance critique avec Heidegger. N’oublions pas en effet que les Règles pour le parc humain se présentent (voir le sous-titre) comme une « réponse » à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger et qu’elles prennent pour point de départ et pour repère l’onto-anthropologie heideggerienne.
Cette problématique d’essence théologique, qui substantialise la nature humaine en la séparant radicalement de l’animalité, est réfutée par avance par Nietzsche, en cela précédé par Platon. (Soit dit en passant, Peter Sloterdijk a tout à fait raison d’opérer un tel rapprochement entre Platon et Nietzsche sur la question de la politique d’élevage de l’humanité, tant est grande la proximité des thèses de l’auteur du Politique et de celui de Par-delà bien et mal en matière d’anthropoculture ; voir sur ce point mon article, « Les législateurs de l’avenir. L’affinité des projets politiques de Platon et de Nietzsche », in L’Herne Nietzsche, 2000). Pour Nietzsche, contrairement à Heidegger, il n’y a pas d’« essence » de l’homme, pas de différence de nature entre l’homme et l’animal : l’homme est un « pont » et non une fin, un matériau à façonner plutôt que quelque vague « gardien de l’Être » — l’Être n’est d’ailleurs pour lui qu’une abstraction vide… La volonté commune à Platon et Nietzsche d’élever la « plante » ou l’animal homme peut en ce sens être opposée à la réflexion en fin de compte traditionnelle et peu subversive de Heidegger, qui maintient la notion chrétienne de dignitas.
Le problème de Nietzsche diffère de ce fait essentiellement de celui qui occupe Sloterdijk dans ses deux écrits, savoir celui de la fabrique de l’humain au sens actuel des techniques médicales de contrôle de la procréation et de régulation des naissances, c’est-à-dire tout ce qui touche au devenir biologique de l’espèce humaine. Nietzsche se propose en effet de définir les conditions d’une « anthropoculture », ce qui consiste à ménager aux hommes les plus prometteurs, considérés comme de simples « plantes », les conditions les plus favorables à leur croissance et à leur épanouissement. Le « surhumain » n’est en effet rien d’autre que l’homme souverain, l’homme complet, l’antithèse de l’homme fragmentaire de la modernité, que Nietzsche appelle dans le Zarathoustra le dernier homme. Cela transcende infiniment la préoccupation somme toute assez banale de Sloterdijk pour la définition biologique de l’homme et relève de la « grande politique », qui a pour fin la sélection et la formation d’individus appelés à devenir les « maîtres de la terre », c’est-à-dire à exercer une domination spirituelle sur l’humanité. Je ne pense pas que le critique de la raison cynique qu’est Sloterdijk souscrirait à cette politique d’élevage commune à Platon et à Nietzsche… L’utilisation qu’il fait de Nietzsche est en fait subordonnée à son intérêt pour les thèses heideggeriennes et ne signifie assurément pas qu’il en partage l’anti-humanisme foncier (si on entend du moins par « humanisme » l’opposition radicale en l’homme de l’humanité et de la naturalité instituée par le christianisme et traduite conceptuellement par exemple par Kant dans La religion dans les limites de la simple raison).
La polémique plutôt virulente qui a éclaté en Allemagne autour de cette conférence, et que l’auteur évoque dans la Postface avec une certaine complaisance, non seulement repose sur des malentendus – les termes de « sélection », d’« élevage », isolés de leur contexte (il est vrai quelque peu confus), ont choqué certains journalistes, viscéralement hostiles à tout ce qui, de près ou de loin (comme ici) pouvait rappeler l’eugénisme nazi – mais attribue à tort un caractère subversif ou sulfureux à un texte finalement bien consensuel… Mais mis à part le titre provocant de la conférence, peut-être le rappel rapide des thèses, parfaitement subversives, elles, d’un Platon et d’un Nietzsche a-t-il suffi à susciter une sorte de méfiance sourde à son égard ? (à moins que ce ne soit le passé trouble de Heidegger qui ait conduit les journalistes zélés à opérer cet amalgame facile).
Je vais répondre de manière un peu générale, étant peu familier de la pensée de J. Habermas. Si je me fie à votre résumé synthétique, il me semble que l’on trouve ici le type même de la récupération d’une pensée qui a précisément voulu dépasser les limites de la métaphysique dogmatique et de la modernité et non se contenter de les indiquer. La thèse rassurante de Habermas obéit en réalité au principe de récupération de la philosophie de Nietzsche d’abord illustré par Heidegger, qui affirmait d’emblée dans son cours sur Nietzsche que celui-ci était bien moins subversif qu’il ne le prétendait. Que l’on fasse ainsi de Nietzsche le dernier représentant de l’« histoire de la métaphysique » comme Heidegger ou le penseur seulement critique de la post-modernité comme Habermas, on le réduit à chaque fois à la place commode de « dernier moment », qui a certes le mérite de clore la métaphysique ou la modernité, mais qui se limite à cette tâche négative…
S’est-on vraiment interrogé sur le besoin qu’éprouvent des penseurs comme Heidegger ou Habermas – on pourrait citer ici bien d’autres noms relevant de la même mouvance dans son fond idéaliste – de désamorcer la charge nietzschéenne (« je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite », dit-il de lui dans Ecce Homo), de « régler son compte » à Nietzsche tout en reconnaissant bien entendu à titre de compensation son apport critique, démystificateur ? Est-ce par hasard qu’ils opèrent alors en général un retour spectaculaire à Kant ? (je pense ici plutôt à des penseurs comme Hans Jonas ou Hannah Arendt, mais Kant est évidemment pour Heidegger et Habermas aussi une référence fondamentale). Je ne le pense pas. L’antagonisme majeur en matière de morale est en effet celui entre Kant, le représentant par excellence de l’instinct théologien en philosophie selon L’Antéchrist, et Nietzsche, et ce n’est pas un hasard si on retrouve tout naturellement Kant lorsqu’on veut échapper aux conséquences ultimes de la pensée de Nietzsche. Les nombreux « retours à Kant » post-modernes ont en ce sens quelque chose de désarmant : il s’agissait à chaque fois de se soustraire à la radicalité du questionnement nietzschéen, au dépassement définitif de la métaphysique qu’il opère.
Ce mécanisme salutaire du traditionnel « retour à Kant » est admirablement démonté par Georges Politzer dans son pamphlet dirigé contre Bergson, La fin d’une parade philosophique : le bergsonisme : « Le “retour à Kant” ne représente qu’une mesure provisoire de sécurité : son rôle historique a été de constituer une première ligne de défense derrière laquelle devait se reformer toute l’armée noire de l’idéalisme. » (éd. Jean-Jacques Pauvert, 1968, p. 156). Le marxiste qu’est resté Habermas illustre ainsi à merveille la réaction idéaliste contre la force corrosive de la philosophie de Nietzsche. Il me semble qu’il partage la même inquiétude que Sloterdijk vis-à-vis de l’instrumentalisation de l’homme par la technique, à la place de la libération attendue. Pour le dire encore une fois, il est tout à fait partial de réduire la pensée nietzschéenne à sa critique décisive de la modernité. Avant de parler d’« impasses » ou d’« échec » de sa pensée, encore faudrait-il la prendre véritablement en considération, ce qui n’est pas le cas de Habermas, pressé de retrouver le giron kantien et « tirer les leçons des catastrophes », comme un professeur de morale, là où Nietzsche cherche au contraire à provoquer la catastrophe, c’est-à-dire à accélérer le cours du nihilisme pour voir ce qui en sortira. C’est le sens de la tentative (Versuch, expérimentation) faite avec l’humanité dont parle Nietzsche : l’humanité risque d’en périr, mais le jeu en vaut la chandelle, si l’on ose dire.
La méthode de « lecture » est donc toujours la même depuis Heidegger : concéder à Nietzsche de grands mérites dans sa critique de la modernité, pour mieux revenir aux « idées modernes » qu’il dénonçait…
Nietzsche romantique ?
Ce reproche n’est pas nouveau. Spengler fait par exemple de Nietzsche un romantique dans la belle comparaison qu’il esquisse entre Goethe et lui dans « Nietzsche et son siècle » (in Écrits et pensées). Mais il me semble que cette qualification est pour le moins excessive (elle peut à la rigueur s’appliquer à certains textes du jeune Nietzsche, comme la Naissance de la tragédie) et, surtout, qu’elle témoigne d’une méconnaissance fondamentale de la spécificité de la « philosophie de l’avenir ». Si l’on s’en tient aux déclarations de Nietzsche lui-même, il a toujours fait sien le jugement sévère de Goethe sur le romantisme, le considérant comme une forme morbide de la volonté, et n’a jamais fait mystère de son goût personnel pour le classicisme, qu’il va même jusqu’à identifier au dionysisme dans l’important §370 du Gai savoir, intitulé « Qu’est-ce que le romantisme ? »
Pour revenir à votre question sur l’unité de la pensée nietzschéenne, il me paraît évident que l’évolution spirituelle de Nietzsche va dans le sens d’une épuration de plus en plus affirmée, d’une victoire progressive – dont attestent ses ouvrages à partir d’Humain, trop humain – sur le romantisme et la mélancolie de la jeunesse (Nietzsche était en effet un mélancolique d’après les témoignages dont nous disposons). Il abandonne ainsi rapidement le culte du génie hérité de Schopenhauer, il rompt avec Wagner dès qu’il prend conscience que le romantisme de ce dernier est « incurable » (voir le bien-nommé « Essai d’autocritique » ajouté en 1886 à la Naissance de la tragédie) et, de manière générale, il ne cesse dès lors de faire l’éloge de la maîtrise de soi, idéal classique s’il en est. Nietzsche oppose en effet constamment cet idéal de la maîtrise (le sentiment aigu de la distance, la pudeur aristocratique, etc.) au goût de l’excès et à la « démangeaison de l’infini » (Par-delà bien et mal) des romantiques. L’anti-idéalisme de Nietzsche, sa volonté exprimée dans Ecce Homo de voir la réalité telle qu’elle est, de s’interdire tout mensonge, toute fuite devant la réalité, est également foncièrement anti-romantique.
Quant à l’exaltation du moi que vous évoquez, il ne faut pas l’isoler de son contexte, qui est la lutte contre le rapetissement de l’homme provoqué par la morale chrétienne. Rappelons que Nietzsche est radicalement opposé à toute forme d’individualisme (d’« atomisme » dans son langage) ou d’égoïsme frileux et qu’il considère l’homme comme un héritier de l’ensemble du passé et non comme une fin. Si Nietzsche s’élève contre la condamnation chrétienne de l’ambition, ce n’est pas pour faire sien le modèle du héros romantique (il manifeste au contraire partout son mépris pour Thomas Carlyle et son culte romantique du héros), mais pour redonner à l’homme sa confiance en soi et en l’avenir. Napoléon incarne en ce sens non un héros, mais un type de vie supérieur, que Nietzsche ne craint pas de présenter sous l’aspect cru, loin de toute idéalisation romantique, de « synthèse de l’humain et de l’inhumain ».
Je ne pense pas non plus, pour répondre moi-même en vrac, que l’on trouve chez Nietzsche une passion romantique pour l’Orient. Zarathoustra n’est qu’un masque de Nietzsche destiné à produire le plus grand effet possible (d’après Ecce Homo, il est censé rectifier l’erreur du dualisme du bien et du mal que le Zoroastre historique a introduite), et non un personnage choisi pour son caractère exotique. Quant aux soupçons portant sur la raison idéaliste, il ne s’agit en aucun cas de lui opposer le « sentiment », fut-il juste ! Nietzsche est en effet un adversaire acharné du rousseauisme, et ce qu’il oppose à la raison consciente, c’est plutôt la « grande raison » du corps, c’est-à-dire la nécessité de canaliser, de coordonner les innombrables pulsions du corps. « Renaturaliser » l’homme, ce n’est pas partir à la quête d’une prétendue pureté originelle, mais rendre l’homme « plus fort, plus profond, plus méchant »… Quant à la guerre, elle est pour Nietzsche une « école de liberté », c’est-à-dire une discipline de vie. Encore et toujours la maîtrise de soi comme tâche !