Dans le flux des ouvrages consacrés à la situation actuelle de la France, il n’est pas facile de frayer son chemin et de distinguer entre les essais, les pamphlets, et les tentatives, toujours délicates, d’appliquer les méthodes des sciences sociales à un débat hautement médiatisé et politisé. La présente note de lecture est un essai de comparaison de deux ouvrages récents, qui, bien que venant de deux disciplines différentes, ont au moins en commun de révéler le rôle clé que la notion de « mondialisation » joue dans ce genre de tentatives, quand bien même elles ne seraient consacrées qu’au seul cas français.
Le premier ouvrage, La fatigue des élites, émane d’un sociologue, François Dupuy, qui se situe dans la lignée des analyses de Michel Crozier et du Centre de sociologie des organisations. Ouvrage court, oublié dans la collection « La République des idées » dirigée par Pierre Rosanvallon, il est en fait consacré à la fatigue des cadres et aux effets des changements organisationnels survenus dans le monde de l’entreprise. Le second ouvrage est également publié dans une collection de vulgarisation des sciences sociales, celle des éditions Autrement. Émanant d’un historien canadien, il mobilise trois types de sources pour analyser les mutations de la France des 30 dernières années : les essais consacrés au « malaise français » comme symptôme et révélateur de la crise de l’État-providence, les travaux de science politique, notamment ceux de Gosta Esping-Andersen [1], pour permettre une comparaison du cas français à l’échelle européenne, et les travaux d’histoire du 20è siècle sur la construction du modèle social français, pour remettre celui-ci en perspective.
L’ouvrage de Dupuy s’appuie sur quelques clés d’analyse très croziériennes : on travaille pour être protégé ; le modèle organisationnel français repose sur la peur du face-à-face et l’évitement du contact direct dans les relations de travail. Partant du sentiment de déprotection et de la baisse du taux de motivation observés chez les cadres, l’auteur les explique par la fin du modèle taylorien, qui organisait le processus de production en séquence bien découpés : conception, production, vente, dans lesquelles chacun avait un rôle clair et pouvait se retrancher derrière des procédure bien établies. La taylorisation et les Trente Glorieuses étaient le triomphe d’un fonctionnement séquentiel, compartimenté, de l’entreprise, centré autour du produit, qui assurait une relative autonomie à chacun des secteurs. Les changements organisationnels survenus ces trente dernières années se résument assez bien par le passage d’une organisation centrée sur le produit à une organisation centrée sur le client. Avec le phénomène d’intégration généralisé des marchés, le raccourcissement des cycles de vie des produits, la diffusion généralisée et immédiate de l’information, le rapprochement du client avec les membres de l’entreprise, ce modèle n’est plus tenable. Les cadres voient leur position doublement affaiblie : 1) la direction de l’entreprise, avec les nouveaux moyens de communication, n’a plus besoin d’eux pour faire passer l’information. 2) La position hiérarchique ne suffit plus pour imposer ce qui a été décidé : il faut désormais perpétuellement négocier, avec les salariés comme avec les clients. Une partie de l’ouvrage est consacrée à une analyse critique de la littérature des sciences de gestion, et de son incapacité, selon l’auteur, à fournir des outils concrets de compréhension et d’action. Au-delà de cette critique de traités de management plus prompts à aligner les modélisations qu’à proposer de réelles solutions, de nouveaux processus d’apprentissage par exemple, l’ouvrage de F. Dupuy, dans une perspective de science sociale, est intéressant par son approche des changements organisationnels et la manière dont il montre qu’ils sont dus moins à la mondialisation économique et à la mise en concurrence des économies nationales, qu’à la globalisation, au sens d’une modification structurelle des relations d’échange et de production, indépendamment du cadre géographique. La réflexion sur ces différentes logiques à l’œuvre n’est pas au cœur de l’ouvrage, qui évoque rapidement « une économie qui se globalise, entraînant une révolution du travail qui prive de facto la grande masse des cadres de ce qui faisait le socle de leur attachement à leur employeur et de leur autonomie au travail. » (54) Le livre de F. Dupuy n’en est pas moins une démonstration convaincante que toute analyse des changements du monde du travail ne peut se conduite sans réflexion sur ce que l’on appelle « globalisation » ou « mondialisation », deux ex machina souvent bien commode, et dont les différentes modalités gagneraient à être précisées : ici, c’est bien une révolution du temps, plus que de l’espace, dont F. Dupuy nous décrit les effets.
Le second ouvrage, celui de Timothy Smith, donne à la mondialisation une place plus centrale, mais pour affirmer de manière radicale : la mondialisation n’est pas coupable. Pour l’auteur, les maux de la France relèvent d’abord de choix de politique intérieure. Pour défendre sa thèse, l’auteur procède par éclairages successifs. Par un recours à la perspective historique, il souligne d’abord que le modèle social français est une création récente, qui remonte à l’immédiat après-guerre. Les racines européennes de l’État-providence sont à chercher dans l’Allemagne bismarckienne. En France, les premières politiques sociales sont à mettre au crédit des municipalités réformatrices dans l’entre-deux-guerres. La mise en place du système de sécurité sociale, en 1944-45, fut rappelle Smith, un moyen de combler le retard français, notamment en matière de retraites. Par la comparaison avec le modèle anglais de Beveridge, Smith souligne ensuite que dès sa création, le système français fit une entorse au principe universaliste en acceptant la mise en place des « régimes spéciaux » pour toute une série de catégories professionnelles, décision qui ramenait le corporatisme au cœur du système social français. Smith vient ainsi faire chorus aux critiques récentes faites sur le trop grand poids des syndicats ou le coût des retraites du secteur public, dans une analyse dont on peut regretter qu’elle s’appuie sur des citations trop unilatérales, et sur la promotion d’essayistes, d’Alain Minc à Bernard Zimmern [2], au rang d’experts des questions sociales.
C’est qu’à côté d’analyses intéressantes et bien documentées, l’ouvrage n’est pas exempt de jugements de valeurs et de prises de positions politiques, bien résumées par la présentation de la quatrième de couverture : « Le politologue Stanley Hoffmann a vu dans ce livre la tentative de créer, en France, un centre puissant qui ne chante pas les louanges du simple libéralisme. » Cette volonté, explicitement revendiqué par l’auteur, de défendre une approche politique réformiste, vient plutôt brouiller la démarche d’ensemble. Affirmer qu’Alain Juppé serait classé, sur l’échiquier politique canadien, comme un réformateur de centre gauche, apporte peu à la démonstration. Il serait pourtant dommage de s’arrêter à de tels aspects, et de ne pas profiter d’un certain nombre de remise en cause proposée.
Reprenant les explications souvent avancées quant à une crise du « modèle français », l’auteur s’attache à déconstruire les discours anti-mondialisation. Reprenant les discours de Lionel Jospin ou de Jacques Chirac, Smith entend montrer que la mondialisation ne fut qu’un bouc émissaire commode pour ne pas s’interroger sur les conséquences de la politique économique menée par les responsables français depuis la fin des Trente Glorieuses. La déconstruction a lieu en deux temps. Tout d’abord, Smith récuse l’argument de l’impact de la mondialisation en soulignant que des pays aux économies bien plus mondialisées que la France (le critère retenu étant le poids du commerce extérieur), à savoir la Suède, les Pays-Bas ou le Canada, ont su, dans les années 1990, mener à bien des politiques prenant à bras le corps le problème du chômage, et venir à bout de ce problème. Le second temps de la démonstration consiste à montrer que l’idée de l’Etat social comme protection contre les ravages de la mondialisation néo-libérale est un mythe, dans la mesure où il ne remplit pas sa fonction affichée, celle de lutter contre les inégalités sociales. L’argument principal de Smith est que le taux élevé de chômage dont souffre la France constitue la réfutation majeure du « modèle social français ». Le système de redistribution sociale, selon Smith, ne profite pas à ceux qui en ont besoin : les plus pauvres, les chômeurs, les immigrés, les jeunes. Les retraités consomment en revanche 70% des dépenses sociales.
La raison de ces déséquilibres vient de la reconduction du modèle d’État-providence élaboré sous les Trente Glorieuses, et dont la croissance économique a permis le développement. Selon Smith, c’est dès les années 1970, sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, que fut fait le choix de laisser filer les dépenses sociales plutôt que d’opérer les restructurations nécessaires. Smith s’inscrit ouvertement parmi les tenants de la thèse de la « préférence française pour le chômage » élaborée par D. Olivennes dans une note de la fondation Saint-Simon en 1994. Une nouvelle fois, on peut regretter que l’auteur ne retienne, parmi les ouvrages français récents, que ceux qui vont dans le sens de ses thèses.
A la lecture de ces deux ouvrages, un double constat s’impose. Oui, les sciences sociales peuvent apporter de l’intelligibilité à la situation actuelle, notamment en montrant que le cas de la France ne peut se comprendre qu’en sortant du « nationalisme méthodologique » déjà dénoncé par Ulrich Beck. L’idée du « modèle français » ne résiste ainsi guère à une analyse comparée. L’étude de T. Smith amènerait plutôt à prendre conscience de la fragilité de la construction historique particulière qu’est l’État-providence à la française. La lecture de Smith et Dupuy amène à un second constat : celui que la notion de « mondialisation » mérite mieux que de servir de bouc émissaire aux crises politiques et sociales actuelles et doit devenir un chantier majeur et partagé pour l’ensemble des sciences sociales.
François Dupuy, La fatigue des élites. Le capitalisme et ses cadres, Paris, Seuil, 2005. 95 pages. 10 euros. Timothy Smith, La France injuste. 1975-2006 : pourquoi le modèle français ne fonctionne plus, Paris, Autrement, 2006. 345 pages. 21 euros.