Du point de vue technique, la formulation de cette question de l’évaluation (objet, méthode, résultats) n’est rien d’autre qu’une conséquence de l’expansion du paradigme de la mesure, qui de son côté corrobore l’usage social fait de la mathématique dans les sociétés modernes. Cet usage de la mathématique dans les sociétés rationalisées en vue de fins n’a d’ailleurs pas rendu possible le déploiement de la seule catégorie d’évaluation, il a favorisé aussi les discours articulés au couple « problème-solution » (« tout problème a une solution », etc.). Le résultat le plus flagrant de ce mode de fonctionnement est le jeu de substitution par lequel un problème social trouve nécessairement, dit-on, sa solution dans l’évaluation des données. C’est même la vertu de la conciliation qui vient corroborer ce fonctionnement. Pour beaucoup, à cet égard, l’évaluation est même déjà la solution du problème.
Du point de vue du pouvoir et de la société, maintenant, l’évaluation, conçue comme un mode de fonctionnement de l’État, ouvre une perspective beaucoup plus large, celle des classements et des expertises. Elle ne se réduit plus à un aspect technique. Elle relève d’une véritable manière de gouverner, d’un gouvernement qui s’exerce par le « savoir » ou d’une raison évaluatrice et ordonnatrice passant pour une figure de gouvernement. Car, dans un tel cas, l’évaluation renvoie à tout un système d’accréditation (sous l’égide de la raison d’État) : reçoivent des crédits ceux qui acceptent d’être évalués. L’évaluation partage même les démocraties en deux groupes : les démocraties fondées sur la loi et les démocraties fondées sur le contrat. A partir du motif suivant : dans les premières, on peut se révolter contre la loi ; tandis que dans les secondes, le citoyen a consenti au processus, donc il ne peut plus se révolter.
Jean-Claude Milner, philosophe, mène ainsi sa réflexion dans le cadre de deux séminaire de psychanalyse (2003) dirigés par Jacques-Alain Miller, psychanalyste (gendre de Jacques Lacan, éditeur des Séminaires). Bien sûr, il est d’emblée sollicité par des faits précis, relevant de ce domaine : l’amendement J.M. Accoyer (député Ump, portant sur l’évaluation de la psychanalyse en France ; cet amendement visait à encadrer les professions dites « psy », en soumettant leurs praticiens à une évaluation, largement dominée par les psychiatres), la fondation de l’agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (Anaes) et le sort global réservé à l’Université. Mais, surtout, l’un et l’autre déclinent leurs critiques en se situant dans le cadre d’une théorie de l’unique (le psychanalyste accueillant chaque sujet comme si c’était la première fois ; la psychanalyse pouvant aménager des espaces où les pouvoirs acceptent de mettre en suspens leur volonté de contrôle). Cela étant, non seulement eux-mêmes ne se bornent pas à commenter l’actualité de l’époque, mais nous pouvons nous-même centrer notre lecture de cet ouvrage sur le fonctionnement social et politique de l’évaluation.
A ce propos, en effet, Jean-Claude Milner propose une réflexion très ample. Relevant d’abord les symétries en jeu dans l’évaluation : l’évalué accepte le principe général de l’évaluation, tandis que l’évaluateur donne son expertise, mais est potentiellement soumis à une contre-expertise dans laquelle il devient lui-même objet d’évaluation, etc. Relevant ensuite les conséquences de cet enchaînement généralisé : la domination de l’idée de contrat dans les sociétés modernes. « L’évaluation est une procédure lourde… qui relève de la logique du contrat parce qu’en vérité l’évaluation, en tant que substitution de l’être évalué à l’être qui était à évaluer, repose sur la même logique de substitution d’équivalent à équivalent que le contrat lui-même ou que le dispositif problème-solution » (le contrat se fait consentement et substitution, « contrat de confiance à la Darty », si on aime ce genre d’humour).
Une telle perspective permet d’entamer la critique de l’évaluation. Car, l’enchaînement décrit ci-dessus aboutit évidemment à un formalisme de la relation. Par lui, le rapport entre les personnes, et les personnes et les choses est devenu un pur et simple rapport technique. Ou plutôt, un rapport gouverné par la technique. Si l’évaluation est bien « une force matérielle qui intervient dans les affaires de l’État parce que l’évaluation, c’est le pouvoir administratif s’imposant aux politiques », alors, par ce biais, le pouvoir administratif s’impose même aux femmes et hommes politiques. L’évaluation ne peut pas passer pour autre chose qu’un art du management. Un art de la mesure, qui aboutit à étalonner, chiffrer, comparer, au point de chercher à normer (les attitudes, les conduites, les activités professionnelles). Un art de l’identification, du passage de l’indéterminé, de l’insaisissable, au normé. Un art gestionnaire.
La bataille en tout cas a le mérite de la clarté, et intéresse les sciences sociales par de nombreux biais. La preuve en est d’autres ouvrages sur le même thème, parus ces derniers temps, parmi lesquels : Christophe Dejours, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel, critique des fondements de l’évaluation (Paris, Inra Éditions, 2003), et son compte rendu dans le Bulletin Critique du Livre en français du mois de Juin 2004, ouvrage qui cherche à définir des évaluations « rationnelles » et « contrôlées ». Au cœur de cette bataille : d’un côté, la volonté d’étalonner (des groupes, des individus), de l’autre, la résistance. L’opération évaluatrice organise, il est vrai, un double partage : partage entre l’évalué et le rejeté et partage entre les adeptes de la raison évaluatrice et les opposants.
Ces derniers, parmi lesquels les auteurs de cet ouvrage, entrent en lutte contre l’expertise sociale, l’évaluation des groupes, l’évaluation disciplinaire (sociologique, psychologique, etc.), parce qu’elles multiplient les interventions de la raison calculatrice dans la société. « Mieux » ou « pire », elles se font opération de séduction, dans la mesure où elle jouent à la fois sur l’opération elle-même de séquençage et sur le consentement à cette opération. La deuxième opération étant plus importante, en fin de compte, que la première en ce qu’elle est le versant « soft » de l’évaluation. « Il est essentiel à l’évaluation de séduire » : tout est gagné lorsque quelqu’un consent à la visite de l’évaluateur. Il est palpé, classé, évalué, etc. Le « meilleur », si l’on peut dire, est encore qu’il accepte de s’auto-évaluer. Alors le principe politique de l’évaluation a gagné. Car, à terme ou déjà, on pressent que les hommes ne se sent(-iront)ent bien qu’évalués. L’évaluation a de ce fait quelques rapports avec le discours du maître. « L’évaluation est dans le monde contemporain ce que j’ai vu qui ressemble le plus à une secte ». En somme, il y a quelque chose de vital à combattre l’évaluation.
Pour en revenir alors à la situation faite à la psychanalyse en France, on voit bien ce qui découle de ce raisonnement. L’État est-il responsable de la santé publique et de la santé mentale en particulier ? On voit bien le risque de répondre « oui » à cette question : l’État devrait alors fournir un corps assermenté d’évaluateurs à la population, et ces évaluateurs « débiteront des diagnostics garantis ».
Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ?, Paris, Grasset, coll. Figures, 2004. 96 pages. 10 euros.