Dès lors qu’on est un peu éloigné d’un champ de recherche, on n’entend pas les grondements de la bataille qui s’y déroulent ; l’objet des querelles demeure incompréhensible. En revanche, lorsqu’on est concerné par un champ d’analyse, on perçoit assez rapidement les enjeux manifestés par une nouvelle publication dans ce champ.
S’agissant des questions esthétiques (examen des œuvres) et d’esthétique (élaboration des concepts), on ne peut que se féliciter de voir un nouvel ouvrage entrer dans le champ des oppositions entre ceux qui défendent l’esthétique et ceux qui en récusent l’intérêt. Si par esthétique on entend à la fois la discipline élaborée au cours des deux derniers siècles (depuis le 18e siècle), dont l’objet est aussi bien l’art et le goût (la constitution du champ de l’art en somme) que le mode d’être face à l’œuvre d’art (l’attitude contemplative), il est aisé de voir comment se découpe la controverse qui vise à l’amplifier ou à la neutraliser. Ou bien, on estime que l’esthétique doit survivre quitte à devenir normative, notamment face aux œuvres d’art contemporain qui ne fonctionnent plus de manière contemplative ; ou bien, on affirme qu’elle doit disparaître au profit d’un « tout se vaut », parce qu’on estime qu’aucune œuvre ne doit se plier devant des normes, ce qui au passage ne vaut sans doute guère mieux que l’affirmation normative. Ajoutons, pour faire bonne mesure, qu’il est tout à fait possible de chercher à montrer que ce n’est pas tant l’esthétique qui est en question de nos jours que l’unicité de son objet, lequel pourrait fort bien être déplacé : en passant de l’étude de l’art et du goût à celle des émotions publiques et de l’usage politique des goûts. Mais il s’agit d’une autre histoire, qui n’est pas suggérée par l’auteur de ce livre, très universitaire dans sa facture.
Dominique Chateau, professeur d’esthétique à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, défend dans cet ouvrage l’esthétique au sens classique du terme et les travaux qu’elle recouvre. Il développe son propos selon une double optique : en réglant leur compte à ceux qui s’opposent à l’esthétique (notamment les « postmodernes », ainsi cités, sans précision), et en donnant à lire aux étudiants et au public une synthèse des travaux des principaux philosophes classiques de l’esthétique. Sur ce dernier plan, l’auteur fait un choix qui nous paraît incontestablement moins problématique que le parti pris pour la défense et illustration de l’esthétique classique. Il décide en effet de présenter au public l’esthétique britannique du 18e siècle : Shaftesbury, Hutcheson, Alison et Addison, Burke. Ceci constitue à nos yeux l’un des principaux intérêts de cet ouvrage, dans la mesure où ces textes sont habituellement laissés de côté et ignorés du public français, alors même qu’ils sont traduits dans notre langue.
On peut éventuellement résumer cette esthétique britannique dans les termes suivants : sachant que les arts renvoient primordialement à une appréhension humaine des œuvres par les cinq sens, il est possible de parler de « sens » à propos de la faculté qui nous donne un accès direct à l’idée de beauté, sans médiation cognitive. La faculté sensible participe d’une sorte de plaisir rationnel désintéressé. À ce titre, prendre en compte l’immédiateté esthétique devient une condition nécessaire pour approcher le désintéressement (au sens de l’absence d’intérêt utilitaire) caractéristique de la perception des œuvres d’art. Et l’explication s’ensuit : lorsque, à l’instar du sentiment moral désintéressé, le sentiment du beau est pensé sans relation à un intérêt, à l’évaluation d’un dommage ou à une perspective d’utilité, il ne participe pas de cette « joie que suscite la perspective d’un avantage » (Hutcheson). C’est là toute son originalité. Cela dit, ce propos, comme le sentent bien ceux qui connaissent les textes d’esthétique, est très homogène à tout ce qui s’inspire de l’esthétique qui se constitue à l’époque dans toute l’Europe.
Pour justifier cet exposé privilégié de l’esthétique britannique (qu’on ne doit pas se forcer à justifier tant cette philosophie mérite effectivement qu’on s’y arrête), l’auteur précise avec rigueur que si l’on peut dire que le 18e siècle allemand, à partir de Baumgarten, fut un siècle épistémologique, en ce sens que son travail consista principalement à fixer le statut de l’esthétique comme discipline autonome, le 18e siècle britannique, lui, fut plutôt heuristique au sens où il découvrit progressivement la plupart des thèmes de la future discipline : le goût, l’imagination, le génie, l’art, le spectateur, le public,… Mais ceci non sans se préoccuper presque constamment des rapports entre l’esthétique et la morale.
Bien que l’ouvrage ne se contente pas de cela, puisqu’il comporte en fin de parcours un exposé portant sur les esthétiques allemandes, contentons-nous d’insister sur ce qui est le moins bien connu de nos compatriotes.
Shaftesbury par exemple. Né en 1671 à Londres, Anthony Ashley Cooper, futur Comte de Shaftesbury, s’initie aux Beaux-Arts lors d’un premier voyage en Italie en 1686-1689. Puis il y retourne, y séjourne, s’arrête à Turin, Florence, Rome pour s’installer finalement à Naples. Il fréquente les Antiquités. Il est galvanisé par les œuvres rencontrées. Il commande des œuvres. Bref, son attention pour les questions d’art ne cesse d’augmenter, et sans utiliser le terme « esthétique », il ne cesse d’écrire sur cet objet.
Frappé par les œuvres de son époque, il comprend rapidement que le spectateur d’art est le corrélat nécessaire de ces nouvelles œuvres. La production d’une œuvre d’art par un auteur ou un artiste est destinée au lecteur ou au spectateur, et seul ce rapport concrétise quelque chose. Ce rapport, d’ailleurs, est une condition pour que cette œuvre soit une œuvre d’art. D’un côté, l’œuvre doit se soumettre à l’arbitrage humain et au jugement « du monde cultivé », de l’autre, du côté du lecteur (spectateur ou auditeur), lire, c’est examiner, interpréter et observer avec l’entendement une œuvre qui l’institue lui-même en retour. Et si cette corrélation ne se réalise pas, il n’y a pas d’art. Autrement dit : « Rien n’afflige davantage un véritable artiste que l’indifférence du public, qui laisse passer l’œuvre sans en faire la critique ». Le spectateur doit même acquérir les capacités d’être exigeant vis-à-vis des œuvres.
En cela, d’ailleurs, affirme Shaftesbury, on parle surtout des œuvres nouvelles ou des œuvres anciennes que l’on regarde désormais comme des œuvres d’art. Il remarque, à propos de la notion de « tableau », qu’elle ne s’applique pas aux œuvres anciennes, les fresques. On appelle « tableau » une pièce unie et simple, formée selon une certaine intelligence qui fait qu’elle est en elle-même un véritable tout (par une relation mutuelle et nécessaire de toutes ses parties). Le « tableau », en l’occurrence perspectiviste, est susceptible d’être déplacé, encadré, suspendu. Il précise encore : « 1 ― Un tableau a un seul point de vue ; 2 ― Il doit être vu d’une seule position, ou point de vue, et être forgé de telle sorte que s’il est vu de plus près ou de plus loin, il apparaît imparfait ». Edmond Burke ne répètera pas autre chose, bien plus tard, lorsqu’il indiquera que « l’œil ou l’esprit n’atteint pas facilement les bornes des objets grands et uniformes ; il n’a point de repos, tant qu’il les contemple ; l’image est presque la même partout » (Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757).
En quoi, par ailleurs, il convient de préciser que le spectateur d’art ne saurait être confondu avec l’auditeur de prêches religieux, ces hommes qui tombent dans l’enthousiasme qui confine au délire. Il faut évidemment à ce propos pousser les lecteurs à relire la Lettre sur l’enthousiasme de Shaftesbury (1708).
L’un des arguments majeurs creusant l’écart entre le spectateur et l’auditeur religieux est bien celui du désintéressement, que Shaftesbury prolonge. L’esthétique définit la posture du spectateur en ce qu’elle exclut tout intérêt dans la considération de la chose, ou ce qui revient au même, en ce qu’elle enferme le regard dans le strict intérêt pour la chose elle-même. Ce schème du désintérêt est commun à tous les philosophes de l’esthétique du 18e siècle. Mais il prend chez les britanniques une connotation très particulière. Il sert, il est vrai, à penser la dimension esthétique à la fois comme attitude de réception et comme attitude humaine. Relation esthétique aux choses de l’art et exaltation de la vertu se rencontrent.
Cela étant, pour devenir spectateur ― ce qui ne saurait coïncider qu’avec l’honnête homme ou l’homme du monde (gentleman of fashion), qui est nécessairement un homme de goût (of taste) —, il convient de se construire selon des règles bien répertoriées. Le spectateur doit apprendre à se placer en face de l’œuvre et à la regarder longtemps. Il doit s’ouvrir aux figures qui lui sont proposées, laisser son oreille se prendre à l’ordre des sons lorsqu’il s’agit de musique, la beauté ne pouvant sourdre que d’une rencontre avantageuse.
Cette position du spectateur requiert par conséquent des exercices. Shaftesbury n’emploie pas le terme, mais ne cesse de rappeler que le goût, s’il peut être naturel, ne l’est pas toujours, et requiert le plus souvent une éducation. Cette acquisition d’une compétence esthétique résulte de la « force d’une bonne éducation », il y faut le « secours de l’art et de l’exercice ». Pourquoi pas, ajoute Shaftesbury, « le contrôle de soi » qui doit aider à repousser la séduction qui empêche la contemplation véritable.
Voilà pourquoi esthétique et éducation ont pour résultat l’élévation de l’âme de la personne. L’art, à cet égard, nous inspire « quelque chose de plus que l’ordinaire, et nous élève au-dessus de nous-mêmes » ; le commerce de l’art, commente Chateau, « produit une élévation toute platonicienne des formes qui expriment le beau ».
Enfin, tout ceci ne rend pas complètement aveugle à une autre chose. C’est qu’il existe différents types de spectateurs : le « spectateur ordinaire » ne recherche que le plaisir et aime engager des passions par le jeu d’autres passions ou émotions ; alors que l’homme « véritablement moral » bénéficie de perfectionnements bien au-delà des hommes ordinaires.
Ainsi que peut l’entendre n’importe quel lecteur, cette théorie déploie tout un art de l’observation des choses vues et de l’esthétique. On ne peut évidemment pas dire que l’esthétique britannique compte pour rien dans la construction de l’autonomie de cette discipline. D’autant moins, il est vrai, que les Allemands qui reprendront une partie de ces thèmes (Kant, Schiller, Hegel,…) reconnaîtront toujours leur dette vis-à-vis de ces travaux.
Nous ne pensons pas nécessaire de poursuivre ce compte rendu au-delà de ces indications. Cet ouvrage reste cantonné à l’exposé pédagogique de ces philosophies. Le lecteur des chapitres consacrés aux uns et aux autres de ces philosophes sera ainsi fort bien introduit à une lecture dont, rappelons-le, nous pouvons tous estimer qu’elle est indispensable pour parler correctement de l’histoire de l’esthétique. En passant au crible, non seulement l’œuvre de Shaftesbury, mais aussi celle de Hutcheson, Addison, Burke, etc., Chateau nous donne les moyens d’une reconnaissance. En cela, l’ouvrage mérite d’être pris en mains par le lecteur, même s’il ne peut compter pour un ouvrage original sur le plan de la théorie esthétique. Cela étant, résumer les pensées des autres demeure un geste pédagogique essentiel.
Dominique Chateau, L’autonomie de l’esthétique, Shaftesbury, Kant, Alison, Hegel et quelques autres, L’Harmattan, Paris, 2007.