Ce livre, paru chez Routledge en 2000 sous le titre Sociology beyond Societies, se veut le « manifeste d’une reformulation de la sociologie dans sa phase “post-sociétale” » (p. 15), c’est-à-dire d’une sociologie dont l’objet majeur ne serait plus les sociétés, mais « les diverses mobilités des peuples, des objets, des images, des informations et des déchets » (p. 15). L’enjeu est ainsi de penser la sociologie « des décennies à venir » (p. 31), de formuler les règles de sa méthode (p. 31) et ses objets.
Repenser la sociologie.
Pour étayer sa thèse selon laquelle l’objet central de la sociologie n’est plus la société, John Urry revient dans le premier chapitre sur la construction de la sociologie anglo-saxonne autour du concept de société, tout en soulignant les failles et insuffisances de celui-ci, notées également par Mann, Giddens ou Wallerstein. Pour l’auteur, le concept de société souffre d’abord d’être défini de façon variable et parfois contradictoire par les différents courants de pensée (ethnométhodologie, féminisme, fonctionnalisme ou encore marxisme). Il souffre également d’être le produit d’une réflexion liée à l’« émergence du capitalisme industriel en Europe occidentale et en Amérique du Nord », et donc d’être lié à « un moment particulier de l’Histoire » (p. 24). Il souffre enfin de sa rigidité : « il réifie et cristallise les phénomènes sociaux » alors que « leur vraie signification ne réside pas dans leur solidité mais précisément dans leur fluidité » (p. 25). Les phénomènes sociaux sont en effet bouleversés par la « mondialisation non humaine » (p. 26) et les mobilités qui en découlent. Pour penser les mobilités, John Urry va fixer les nouvelles règles de la méthode sociologique (treize au total), qui exigent du sociologue de prendre en compte le mouvement, la mobilité sous toutes ses formes, le corps et les sens, l’habiter, le voyager, le temps et les temporalités, la citoyenneté et la vie sociale, l’État et le Monde. Libérée d’un concept central inadapté, la sociologie pourrait ainsi devenir une discipline capable de penser la complexité des phénomènes sociaux dans un contexte mondialisé.
Les fondements d’une nouvelle sociologie.
Pour cela, la sociologie a besoin de métaphores (chapitre 2) pour « développer des théories ayant trait à la vie sociale qui reposent sur des métaphores de réseau, de flux et de voyage » (p. 36), comme le nomadisme (Bauman, Deleuze et Guattari, Braidotti), la région, les réseaux et les flux (Mol et Law, Peters, Castells, Graham et Marvin), ou encore les globes et les sphères (Ingold, Cosgrove). Ces métaphores ont en commun d’être spatiales, « elles confèrent aux phénomènes sociaux […] les caractéristiques supposées de diverses entités spatiales […] ou de mobilités dans l’espace » (p. 60). Les mobilités sont en lien avec le « voyager », auquel John Urry consacre un troisième chapitre. Le voyager, c’est la façon dont un corps se déplace (marche, train, automobile), mais également la façon dont le mode de déplacement structure un espace. De très belles pages sont ainsi consacrées à la marche et à la flânerie comme vecteurs de l’appropriation d’un lieu. Cependant, au-delà des mobilités corporelles, le propos concerne aussi la mobilité des objets et les mobilités virtuelles (télévision, cyberespace).
Mais John Urry revient au thème du corps dans le quatrième chapitre, consacré aux sens. L’une des règles de la nouvelle sociologie proposée par l’auteur impose une prise en compte des « continuums sensoriels » (p. 32) pour donner corps aux analyses. L’auteur montre ainsi comment les cinq sens ont été plus ou moins pris en compte en sociologie et fait ensuite le lien entre les sens et l’expérience du temps, entre les sens et les temporalités. Les temporalités sont étudiées dans le cinquième chapitre. Le temps est « au cœur » (p. 111) de la sociologie reconfigurée, dans la mesure où « la mobilité toute entière est une question de temporalité » (p. 111). Ce chapitre est consacré aux écrits majeurs sur la question du temps (temps social, temps vécu, temps naturels, temps sociaux, temps instantané). Ce chapitre sur le temps est suivi d’un chapitre consacré à l’habiter. Après une brève histoire du terme « habiter », John Urry s’intéresse au sentiment d’appartenance, mais également au Bund, au patrimoine, à la nation et aux diasporas. Il existe en effet « différentes façons d’habiter […] presque toutes comportent des associations complexes d’“appartenir à” et de voyager » (p. 159). La réflexion de John Urry sur l’habiter l’amène à analyser dans un septième chapitre la notion de citoyenneté. Après un bref passage théorique sur cette notion, l’auteur étudie le lien entre citoyenneté et environnement, citoyenneté et échelle globale.
Le huitième et dernier chapitre conclue l’ouvrage. John Urry y rappelle ses trois principales thèses (« la mobilité des personnes est restée […] terre inconnue pour la sociologie, or la prise en compte des pratiques ordinaires liées à la mobilité […] transforme les métaphores et les concepts sociologiques » ; « les notions afférentes à la mobilité personnelle peuvent être transférées […] aux autres entités, idées, images » ; « ces hybrides mobiles peuvent modifier l’autoreproduction de la “société”, et donc de […] la sociologie » (p. 189). L’auteur plaide en faveur d’une « sociologie mobile » (p. 191), c’est-à-dire d’une sociologie qui analyse des « sociétés civiles mobiles » (p. 191) et des « mobilités complexes » (p. 205).
De la nécessité de refonder la sociologie.
Au final, le livre de John Urry se révèle stimulant, de par son ambition de repenser et refonder la sociologie sur la base d’un nouveau paradigme mobilitaire, mais également du fait de la richesse de la pensée et des références bibliographiques. Pour un lecteur français, cet ouvrage représente une ouverture précieuse sur la sociologie anglo-saxonne, sur les textes et auteurs majeurs de la discipline souvent peu connus en France. Il faut cependant noter que l’ouvrage est parfois déstabilisant, comme le souligne à juste titre l’avant-propos de Patrick Le Galès. L’ouvrage n’est pas un manuel ; et l’ambition qui est la sienne de transformer à la fois les paradigmes, outils, méthodes et questionnements de la sociologie en fait un livre difficile.
Plus profondément, la lecture de cet ouvrage pose la question de la nécessité de refonder ou non la sociologie, mais également la question de la manière de faire. Repenser la sociologie passe, dans l’ouvrage de John Urry, par le fait de « tourner la page de la sociologie de Durkheim, Marx ou Weber » (p. 11). Est-il cependant nécessaire, dans l’optique de reformuler les fondements de la sociologie, de faire ainsi abstraction de son passé ? Repenser la sociologie passe également dans l’ouvrage par la mobilisation de multiples thèmes et questions qui en font un tout englobant et multiforme. L’exposé des thèmes de chaque chapitre témoigne d’un ensemble foisonnant, souvent décousu et parfois inégal, qui peut décourager plus d’un lecteur. Il est par conséquent facile de perdre le fil de la démonstration et de faire le lien entre toutes les idées et les thèmes abordés par l’auteur.
John Urry, Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière de la sociologie ?, traduit de l’anglais par Noël Burch, [Sociology Beyond Societies : Mobilities for the Twenty-First Century, London, Routledge, 2000], Paris, Armand Colin, 2005.