Malgré sa superficie réduite, la Suisse est un pays fortement hétérogène et riche en contrastes, que ce soit du point de vue des aires culturelles et linguistiques, de la structure du peuplement, des spécialisations économiques ou des contextes topographiques. Avec 26 cantons et demi-cantons et quelque 2 900 communes, la Suisse politique est particulièrement fragmentée. À cette diversité s’ajoute la complexité des processus spatiaux (étalement urbain, métropolisation, internationalisation, etc.) qui façonnent et modifient son organisation territoriale. Explorer, documenter et analyser ces facettes constituent précisément l’objectif de l’Atlas des mutations spatiales de la Suisse publié en 2007. Il est le fruit des travaux d’une équipe de géographes du laboratoire Chôros de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, qui ont collaboré à cette occasion avec l’Office fédéral de la statistique. Cette recherche s’inscrit par ailleurs dans le cadre du programme d’analyse du recensement fédéral de la population de 2000.
L’atlas dans le contexte scientifique suisse.
L’Atlas des mutations spatiales de la Suisse constitue la troisième livraison d’une série débutée en 1985 par la publication du premier Atlas structurel de la Suisse (Brassel et al., 1985), suivi d’un deuxième en 1997 (Schuler et al., 1997). Il s’agit d’un bel et imposant objet : de grand format, il réunit sur plus de quatre cents pages de très nombreuses cartes en couleur et l’intégralité des commentaires en allemand et en français. Destiné à un public relativement large, il se pose en publication de référence pour les lecteurs intéressés par les différentes dimensions du développement territorial helvétique.
Cet ouvrage s’inscrit dans la lignée des atlas réalisés ces dernières années en Suisse. Certains sont consacrés à des portions du territoire national : bassin genevois (Hussy, 1991), canton du Valais (Cosinschi, 1991), Arc jurassien (Fallet et Schuler, 1996), canton de Neuchâtel (Da Cunha, Piguet et Rérat, 2006), etc. D’autres portent sur des thématiques ou des groupes de population : les personnes âgées (Lalive d’Epinay et al., 1998), les femmes et les questions d’égalité (Bühler, 2001), les comportements politiques (Hermann et Leuthold, 2003). D’autres encore sont réalisés dans une perspective historique (Fritzsche et al. 2001, Pfister et Egli 1998). En revanche, l’Atlas des mutations spatiales de la Suisse n’adopte pas la posture programmatique des réflexions d’Avenir suisse (Eisinger et Schneider, 2005) ou de Studio Basel (Diener et al. 2006, Poncet 2007), dont l’objectif est plus de promouvoir une autre vision de la Suisse que de procéder à une analyse de ses structures spatiales. D’un point de vue épistémologique, cet atlas thématique relève de l’approche de l’analyse spatiale dont il adopte les outils : traitements statistiques, graphiques et cartographiques de données à dimension territoriale.
En tant que monographie, cet atlas inclut une grande partie des données disponibles à l’échelle des communes et produites par l’Office fédéral de la statistique. Il se nourrit également de la trentaine d’études financées dans le cadre de l’analyse du recensement de 2000. Le développement de l’urbanisation en Suisse constitue la question centrale (p. 10). Dans cette optique, on peut regretter que les clés de lecture des différentes étapes du processus d’urbanisation (suburbanisation, périurbanisation, métropolisation, rurbanisation) ne soient définies qu’en page 60 et, qui plus est, de façon trop succincte étant donné que ces termes n’ont pas toujours la même acception dans la littérature scientifique. La vision rétrospective que propose l’atlas remonte le plus souvent à 1970, date qui marque une importante césure démographique, culturelle et économique (p. 10) et qui correspond au plus ancien recensement à être compatible avec celui de 2000.
L’ouvrage se structure en seize chapitres. Le premier présente la Suisse dans le contexte européen par le biais d’indicateurs démographiques et économiques. Le deuxième est consacré aux régionalisations et typologies spatiales utilisées dans l’analyse des disparités territoriales. Dans la suite de l’ouvrage, les thèmes classiques de l’exercice monographique que suppose un atlas sont abordés : la répartition et l’évolution de la population, les aspects culturels (langue et religion), les types de ménages et modes de vie, le niveau d’éducation et les catégories socio-professionnelles, la répartition des revenus, la fiscalité (très différente d’une commune et d’un canton à l’autre, fédéralisme oblige), l’habitat et le parc de logements, les résultats de votations et d’élections, la mobilité quotidienne (pendularité, modes de transport, etc.), l’évolution de la structure économique ainsi que l’occupation du sol. Dans l’ensemble, les sources sont judicieusement présentées et les commentaires clairs et précis. Parfois, les enjeux et implications en termes de développement territorial qui découlent des tendances observées auraient pu être davantage explicités (notamment par rapport à la grille de lecture du développement durable).
L’atlas identifie des clivages qui persistent (l’opposition urbain-rural par exemple), qui s’intensifient (comme la métropolisation, soit le renforcement des échelons supérieurs de la hiérarchie urbaine) ou qui s’estompent (le clivage entre aires confessionnelles). Le dernier chapitre propose une synthèse d’un double point de vue. Tout d’abord, une analyse factorielle regroupe les principales variables traitées au fil de l’atlas et identifie les principaux axes de différenciation du territoire national. Des parcours à travers onze régions forment finalement un tableau impressionniste qui sert à illustrer les tendances et structures majeures du développement territorial.
En ce qui concerne la démarche et la méthodologie adoptées dans cette recherche, trois aspects d’ordre technique suscitent des commentaires particuliers : l’approche multiscalaire, les représentations cartographiques et les sources statistiques.
Approche multiscalaire.
Alors que le premier chapitre se fonde sur le découpage de l’Europe en régions Nuts d’Eurostat, la diversité et la fragmentation du territoire national sont appréhendées grâce à une pluralité d’échelles d’analyse qui correspondent à des niveaux institutionnels, à des régionalisations ou encore à des typologies de communes. Le lecteur familier avec l’analyse spatiale dans le contexte helvétique y retrouve les 26 cantons et demi-cantons et leurs quelque 2 900 communes, les 106 régions ms (des régions fonctionnelles déterminées notamment par rapport aux flux pendulaires), les sept grandes régions, les agglomérations (la définition officielle des zones urbaines en Suisse), les régions métropolitaines, les quartiers (pour les villes de plus de 30 000 habitants) et une typologie des communes (déterminée selon un gradient centre-périphérie). Les auteurs mobilisent et combinent habilement ces différentes échelles afin de proposer une grille de lecture des mutations spatiales qui ont eu cours en Suisse ces dernières décennies.
Un des aspects les plus novateurs de l’atlas est d’avoir complété les échelles d’analyse existantes avec de nouvelles classifications créées spécialement pour l’occasion et appliquées à l’ensemble de la Suisse. Les auteurs ont en effet utilisé les données géocodées du recensement de la population 2000 et les ont combinées avec d’autres sources d’informations (cartes topographiques et statistiques de l’utilisation du sol) afin de saisir différents aspects caractérisant les conditions d’habitat de la population. Selon les auteurs, cette démarche représente une innovation au niveau mondial à l’échelle de la totalité d’un pays (p. 5). Six classifications ont ainsi été élaborées (voir figure ci-dessous) : le type d’immeubles (ferme, maison individuelle, maison mitoyenne, immeuble, tour, ménage collectif) selon l’année de construction ; l’environnement résidentiel selon la localisation (urbain central, urbain résidentiel, en lisière, en bordure de champs, etc.) et la densité (dense, mixte, espacé) ; la pente et l’exposition ; l’altitude ; l’accessibilité (à une autoroute ou à une gare et mesurée en mètres) ; les nuisances sonores (engendrées par une route principale, une autoroute ou une voie de chemin de fer et exprimées en distance par rapport au bâtiment en question).
[1] et les cartes en symboles proportionnels [2]. Si elles sont dans l’ensemble de bonne qualité et très claires, on peut toutefois regretter que les discrétisations utilisées dans la partie consacrée au contexte européen ne soient pas optimales et comportent un nombre très (trop) élevé de classes par rapport aux aptitudes visuelles, ce qui rend la lecture et la comparaison de certaines cartes peu aisées. Dans cette partie toujours, certaines gammes de couleurs sont utilisées pour montrer des phénomènes pourtant antagonistes (sous-représentation et surreprésentation de phénomènes démographiques comme aux pages 38 et 39), ce qui peut induire en erreur le lecteur inattentif.
Une douzaine de cartes en anamorphose [3] ont également été réalisées. Le recours à ce type de carte relativement peu courant est très éclairant dans le cas de l’évolution de la répartition de la population (processus d’exode rural, d’urbanisation puis d’étalement urbain ; pp. 84-85) ou de la structure économique (différence de volume entre les secteurs d’activité ; industrialisation et tertiairisation sélectives selon les communes ; pp. 350-351). La comparaison des cartes illustrant différentes périodes met en lumière les dynamiques à l’œuvre. Toutefois, l’utilisation ponctuelle de cartes en anamorphose (pp. 124, 193 et autres) est moins convaincante, notamment par rapport à l’option de cartes en symboles proportionnels. Si les deux types de cartes permettent d’éviter les écueils des cartes en plage (les différences entre entités spatiales en termes de surfaces peuvent biaiser la perception), la déformation du maillage institutionnel par les anamorphoses rend la lecture parfois peu aisée du fait de la disparition des repères familiers tels que les contours des cantons ou de certaines communes.
Les cartes sont parfois accompagnées des classifications élaborées par les auteurs sur la base des données géocodées. Des résultats fort intéressants apparaissent, même si parfois le mécanisme entre le type de classification spatiale et le phénomène étudié manque ou n’est pas explicité (par exemple les liens qui auraient pu exister entre l’utilisation de l’anglais au travail et l’exposition des logements des personnes interrogées, p. 70).
Sources statistiques.
La source principale de l’atlas est constituée par le recensement de la population de 2000. Elle est complétée par des recensements plus anciens (principalement ceux de 1970, 1980 et 1990 qui, ayant été harmonisés, permettent une comparaison dans le temps) ainsi que par d’autres sources (recensement fédéral des entreprises, registres des habitants, statistiques de la superficie, statistiques fiscales, statistiques politiques, etc.). Or, des craintes largement répandues existent quant à la possibilité de disposer à l’avenir de nombreuses données contenues dans cet ouvrage et avec un tel degré de précision en termes d’échelle (communale et infra-communale). D’où la question qui figure dans le titre de cette recension : cet atlas ne résonne-t-il pas comme un requiem pour le recensement de la population ?
Dans le domaine de la statistique officielle, les années 1850 avaient marqué le début de l’organisation systématique et régulière de recensements. Environ un siècle plus tard, dans les années 1950-1960, des innovations technologiques avaient permis d’accroître le nombre de questions et d’assurer le traitement des données à une échelle plus fine. Les années 2000 correspondent quant à elles à la remise en cause du recensement traditionnel, à qui l’on reproche d’être trop coûteux et de ne fournir des résultats que sur un rythme décennal. Le nouveau système, approuvé par le Parlement fédéral, sera ainsi fondé sur les registres administratifs qui devront au préalable être harmonisés et qui seront complétés par quelques enquêtes périodiques par échantillonnage. Le problème posé par cette nouvelle méthodologie est, selon l’Office fédéral de la statistique, lui-même porteur du projet, de ne plus fournir « de données détaillées sur les caractères qui ne sont pas contenus dans les registres administratifs (c’est le cas de la moitié environ des caractères du recensement de l’an 2000) » [4]. Dès lors, de nombreux chercheurs se sont alarmés du risque de diminution de la quantité et de la qualité des informations disponibles : « la mise à mort du recensement est un pas regrettable vers l’ère de la désinformation » [5].
La nouvelle démarche pourrait en effet ne plus permettre quatre types d’analyses que l’on retrouve fréquemment au fil des pages de l’atlas : l’étude des minorités (la répartition spatiale de différents groupes linguistiques comme les locuteurs romanches, de communautés étrangères, de minorités religieuses, de certains types de ménages, etc.), les croisements entre variables (comme les flux pendulaires qui combinent des données relatives au lieu de domicile et au lieu de travail), les analyses aux échelles infra-communales mais également communales (la confession, la langue principale, la langue parlée au travail, le lieu de naissance, la profession exercée, le niveau de formation, le lieu de travail, le lieu de domicile, la durée et la distance du trajet entre les deux, le choix du mode de transport, la mobilité résidentielle, etc. ne seront plus forcément disponibles à l’échelle des communes [6]) et la comparaison avec les recensements plus anciens.
En conclusion, les qualités de l’Atlas des mutations spatiales de la Suisse et son apport, en tant qu’ouvrage de référence, aux différents débats sur le développement territorial dans le contexte helvétique, doivent être soulignés. En recourant à plusieurs techniques cartographiques et en articulant différentes échelles d’analyse, il met en lumière les axes de différenciation et les clivages et il permet de mieux comprendre la structure et l’évolution du territoire suisse. Pourtant, les nouvelles orientations prises en matière de production de données, plus particulièrement par le biais des recensements de la population, suscitent de nombreuses incertitudes sur la capacité des chercheurs et des autorités à poursuivre l’étude fine des mutations spatiales en Suisse.
Martin Schuler, Pierre Dessemontet, Christophe Jemelin, Alain Jarne, Natacha Pasche et Werner Haug, Atlas des räumlichen Wandels der Schweiz ― Atlas des mutations spatiales de la Suisse, Zürich Verlag Neue Zürcher Zeitung, 2007.
Résumé
Bibliographie
Kurt E. Brassel, Ernst A. Brugger, Martin Schuler et Mathia Bopp, Strukturatlas Schweiz ― Atlas structurel de la Suisse, Zürich, Ex libris, 1985.
Elisabeth Bühler, Frauen- und Gleichstellungsatlas Schweiz, Zürich, Seismo, 2001.
Micheline Cosinschi, Le Valais. Cartoscopie d’un espace régional, Lausanne, Éditions Payot, 1994.
Antonio Da Cunha, Etienne Piguet, Patrick Rérat (eds), Atlas du canton de Neuchâtel. Hauterive, Éditions Attinger, 2006.
Roger Diener, Jacques Herzog, Marcel Meili, Pierre de Meuron, Christian Schmid, La Suisse : un portrait urbain, Basel, Birkhäuser, 2006.
Angelus Eisinger, Michel Schneider (eds), Stadtland Schweiz : Untersuchungen und Fallstudien zur räumlichen Struktur und Entwicklung in der Schweiz, Zürich, Avenir Suisse & Basel, Birkhäuser, 2005.
Bruno Fallet, Martin Schuler, Atlas de la coopération transfrontalière, Grenoble, Cemagref éditions, 1996.
Bruno Fritzsche, Thomas Frey, Urs Rey, Sandra Romer, Historischer Strukturatlas der Schweiz : die Entstehung der modernen Schweiz, Baden, Hier + Jetzt, Verlag für Kultur und Geschichte, 2001.
Michael Hermann, Heiri Leuthold, Atlas der politischen Landschaften : ein weltanschauliches Porträt der Schweiz, Zürich, vdf Hochschulverlag an der ETH Zürich, 2003.
Charles Hussy (ed.), Atlas du bassin genevois et de la région lémanique : un espace transfrontalier au coeur de l’Europe. Genève, Encyclopédie de Genève, 1991.
Christian Lalive d’Epinay, Mathias Brunner, Giovanni Albano, Atlas suisse de la population âgée, Lausanne, Réalités sociales, 1998.
Christian Pfister, Hans-Rudolf Egli, Historischer-Statistischer Atlas des Kantons Bern : 1750-1995 : Umwelt, Bevölkerung, Wirtschaft, Politik, Bern, Historischer Verein des Kantons Bern, 1998.
Martin Schuler, Thérèse Huissoud, Christophe Jemelin, Suzanne Stofer, Atlas structurel de la Suisse, Zürich, Verlag Neue Zürcher Zeitung, 1997.
Notes
[1] Une carte en plage (ou choroplèthe) représente une série statistique ― qui concerne des valeurs relatives telles que des pourcentages ― en implantation zonale. Les observations sont ventilées en différentes classes (discrétisation) et exprimées graphiquement selon une gamme de couleurs
[2] Une carte en symboles proportionnels représente une série statistique ― qui concerne des valeurs absolues comme des quantités ou des effectifs ― en implantation ponctuelle. Les cartes en cercles proportionnels colorés permettent de représenter simultanément des quantités (figurés proportionnels) et des valeurs numériques continues ou discrètes (couleurs des figurés).
[3] Une carte en anamorphose déforme les surfaces géométriques d’un fond de carte (en l’occurrence les communes suisses) en fonction d’une variable donnée tout en conservant la structure des frontières. Les surfaces des unités spatiales sont proportionnelles aux quantités à représenter (nombre d’habitants, d’emplois, etc.).
[4] Office fédéral de la statistique, « Recensement 2010 : consultation des cantons », communiqué de presse du 4 juillet 2005.
[5] Philippe Wanner, « La mise à mort du recensement est un pas regrettable vers l’ère de la désinformation », Le Temps, 28 octobre 2005.
[6] Les données collectées cinq années de suite pourraient permettre d’estimer des résultats à des ensembles de 3’000 habitants.
Auteurs
Patrick Rérat
Géographe et économiste de formation, titulaire d’un DEA en études urbaines, Patrick Rérat est chercheur associé à l’Institut de géographie de l’Université de Neuchâtel (Suisse) et boursier Fns à King’s College London. Il s’intéresse principalement aux questions de développement durable, de dynamique urbaine (étalement urbain, régénération urbaine) et de mobilité résidentielle (retour en ville, gentrification). Ses recherches portent sur la dynamique démographique et résidentielle des villes-centres en Suisse notamment dans le cadre du projet « Back to the City ? » soutenu par le Fns (Pnr 54).