Claudine Haroche, directeur de recherches au Cnrs, a notamment publié Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (XVIe-début XIXe siècle) avec J.-J. Courtine (Petite bibliothèque Payot, 2007). Dans le présent ouvrage, l’auteure propose une discussion très instruite — par la lecture d’ouvrages de corpus de différentes disciplines, l’histoire bien entendu, mais également la sociologie, la philosophie — du sentiment de continuité qu’ont les individus qui privilégient la perception d’une stabilité de l’existence sur laquelle se fonde la propriété d’être soi. Ce sentiment est aujourd’hui compromis par la fluidité d’un monde devenu immatériel, dépourvu de limites. En effet, les flux informationnels et sensoriels, en particulier dans l’espace urbain, incitent l’individu à une dématérialisation de l’expérience de soi qui rendent difficiles les partages entre l’intérieur et l’extérieur, et qui accroissent l’indifférenciation de l’expérience intime et de l’expérience de l’espace public.
Dès lors, se demande l’auteure, sommes-nous entrés dans une nouvelle ère de la condition sensible, ce que semblent montrer également les propos de Jacques Rancière, philosophe de l’esthétique, notamment dans l’ouvrage intitulé Le partage du sensible ? Quelles sont les conditions d’une telle métamorphose, à partir de quel prisme peut-on les explorer ? Serait-il possible d’instruire un tel dossier à la lumière de l’histoire des sentiments de soi ? Serait-il préférable de traiter l’évolution des découvertes et des transformations technologiques qui en conditionnent les développements ?
C. Haroche explique clairement dans l’avant-propos la thématique et le mouvement de l’ouvrage :
L’impératif de retenue à l’œuvre dans les traités de civilités des 16e et 17e siècles rappelle les limites que l’individu doit observer quant à son propre corps par pudeur, par respect des autres, pour se conformer au bon déroulement de la vie religieuse, sociale, institutionnelle : ce précepte tend à se transformer en un devoir de considération et se muer au-delà en un droit politique à partir du 17e siècle, avant de devenir au 20e siècle une revendication dans le même temps politique, sociale, psychologique et éthique. Ces revendications touchent alors aux droits moraux et sociaux, aux droits de la personne : elles rappellent l’existence de besoins psychiques rarement pris en compte en tant que tels, instaurent, traduisent, assurent, renforcent l’existence d’une frontière ― originelle mais vacillante ― entre l’homme du dehors et l’homme du dedans. (p. 6)
Un tel ouvrage montre bien qu’on ne peut ignorer les paradoxes de la condition humaine contemporaine : au niveau collectif, les sociétés sont, d’une part, dominées par un sensualisme qu’exacerbe l’intérêt porté au sentiment de soi, tant lié à l’importance prise par le développement personnel qu’à la mise en exergue de la puissance d’agir (empowerment) et, d’autre part, par le thème du contrôle des conduites et des comportements dont l’intérêt porté à la « gouvernementalité » témoigne. Au plan individuel existe une double demande à l’égard des corps contemporains : les individus se doivent d’exister dans une société liquide, où local et global se confondent, cependant que le règne du sentiment d’impuissance (à exister, à trouver du travail, à satisfaire aux exigences de la réalisation de soi, etc.) grandit.
La première partie de l’ouvrage « Retenue, contenance et déférence » — qui comprend les chapitres suivants : 1) Se gouverner, gouverner les autres, 2) Les gestes au fondements des institutions politiques 3) Le comportement de déférence — montre à quel point les gestes de contenance de soi, les marques de respect destinées aux autres ou, encore, la théâtralisation de l’espace public ― aussi bien la spatialisation des conduites de soi que leur déroulement temporel ― sont des gestes qui permettent la vie commune et forment la matrice d’une politique de l’espace et des corps. Au point que le dernier paragraphe du troisième chapitre qui conclut cette partie intitulée « L’esprit des institutions démocratiques : partager la déférence » énonce le fait suivant :
Or la déférence — qu’elle relève de l’aménité, de l’amabilité, de l’urbanité, du plaisir de ces manières douces et agréables, ou qu’elle participe d’un mécanisme sociologique — comporte une part intrinsèque, irréductible d’attention — authentique ou apparente, qui peut être mise à mal par les démocraties […]. La société démocratique, qui tolère et promeut l’inattention, peut alors encourager à tout le moins laisser s’installer l’indifférence, l’inertie : ce sont désormais les périls qui menacent les démocraties. (p. 72)
La deuxième partie porte sur « Le formel et la montée de l’informel ». Elle comprend les chapitres 4) Le droit à la considération, 5) Des formes et des manières en démocratie et 6) Les mouvements de jeunesse en Allemagne, qui sont forts intéressants. Cette partie insiste particulièrement sur l’importance des manières d’être dans la structuration du corps politique et, dès lors, met en parallèle constitution de la démocratie et affaiblissement des règles de civilité, celles-ci ayant un rôle important dans un espace social hiérarchisé, étroitement structuré, aux places convenues. Les processus d’égalisation propres à la démocratie vont dans le sens d’une indistinction générale, effaçant la pertinence des règles de civilité. L’effacement de ces règles tend évidemment à s’interroger sur « les effets de leur absence » ; il s’agit alors aussi bien du sentiment d’un « immaîtrisable intérieur au sujet » que d’un immaîtrisable extérieur au sujet avec la prolifération d’environnement virtuels, sans contours bien précis, ni limites.
Cependant, cet affaiblissement des règles de civilité accompagne la montée en puissance des demandes de reconnaissances et des exigences de respect des singularités et des identités minoritaires : « le désir “d’avoir de la valeur” est un besoin des êtres humains » (p. 90). Dès lors, la démocratie accompagne, d’une certaine manière, le droit à la reconnaissance. Le risque existe donc de confondre cette demande de reconnaissance fondée sur un sentiment d’injustice et les inégalités sociales ; cela oblige le droit à prendre en considération les sentiments et prend une large part dans la psychologisation de la société ; l’auteure précise alors qu’il lui semble important d’essayer de distinguer les faits et les sentiments, afin de parvenir à une réflexion générale sur ces derniers, « leurs modalités d’expression, leur degré de refoulement, l’intensité de leur répression ou de leur déni » (p. 119).
L’auteure montre ainsi à quel point on ne peut dissocier dans l’analyse des formes politiques le public du privé, l’espace intime de l’espace de l’extériorité, car la démocratie conditionne de nouvelles manières d’être du public au privé, de l’espace d’apparition du politique à celui de la famille. En outre, elle met en garde contre les apories des sociétés démocratiques : l’une d’elles concerne l’indistinction que les sociétés démocratiques font entre droits et sentiments, prenant en compte les sentiments d’injustice au même titre que les inégalités. De la sorte, le droit doit tenir compte des sentiments, induisant insidieusement une psychologisation de la société (p. 118). L’autre aporie est cette montée de l’informel dans la mesure où les règles structurant la société disparaissent et laissent le plus faible en proie au plus fort. C’est en ce sens, d’ailleurs, que les mouvements en appelant à la fusion du peuple, mouvements communautaires dont certains sont comparables aux mouvements de jeunesse nazis, répondent en quelque sorte à l’angoisse qui peut naître d’une perte de repères dans des sociétés de plus en plus fluides, de moins en moins régies par des codes la structurant à priori. L’aspiration à la fusion que manifestent les mouvements de jeunesse en Allemagne de 1918 à 1933 font apparaître de ce fait certaines des dimensions de l’esprit de corps face à l’espace public dans les régimes démocratiques. De façon différente, l’auteure qualifie, de manière péjorative, la constitution de communautés d’appartenance par les styles de vie, appelées communautés esthétiques, puisque ces communautés ne sont que superficielles et lient les individus les uns aux autres de manière extrêmement temporaire. Elle renvoie pour ce faire au sociologue Zygmunt Bauman qui lui-même se réfère à certains aspects de la communauté esthétique de Kant : « Le gouvernement des comportements répond aujourd’hui à des critères plutôt esthétiques qu’éthiques. Ils ne se conforment plus à l’autorité morale des meneurs, à leurs idéaux, mais davantage au comportement de personnalités médiatiques » (p. 138). Ces communautés esthétiques naissent de l’isolement corporel croissant des individus face à leurs écrans numériques, et au-delà de leur solitude sociale et psychique.
La troisième partie dont le titre est « L’extériorisation de l’intériorité » — avec les chapitres 7) Manières d’être, manières de sentir de l’individu contemporain et 8) Discontinuité et insaisissabilité de la personnalité — concerne plus spécifiquement les transformations des individus en réponse aux effets déstructurants des phénomènes de sollicitation permanents ; dès lors, l’individu contemporain s’engage peu profondément, devenant insaisissable y compris, d’ailleurs, pour lui-même. Il accepte de suivre le flux sensoriel, social, technologique, économique en cherchant à ne pas se perdre et, parfois donc, en opérant des choix éthiques, ainsi qu’en sélectionnant les objets et personnes concernés par ces choix. Mais beaucoup se noient, se laissant malmener par les enjeux du jour. C’est l’individu des sociétés liquides qui, plutôt qu’une identité stable, préfère une identité constamment renouvelée.
La quatrième partie présente « Le processus de rétrécissement de la conscience » avec les chapitres 9) Des manières de regarder dans les sociétés démocratiques contemporaines, 10) L’appauvrissement intérieur, 11) Les états du sensible, et la conclusion intitulée « L’état de fluidité, expérimenter des manières inédites de sentir ».
Dans cette partie l’auteure étudie les processus d’appauvrissement ou de perte de sens des consciences contemporaines et les difficultés qu’ils engendrent :
En supprimant les attentions inégalitaires, la démocratie, ignorant, d’une certaine manière, ce besoin d’attention aurait de fait imposé une égale inattention. On touche ici à une des apories des sociétés démocratiques : le fait d’être également regardé, entraînerait celui d’être regardé dans l’inattention et dans l’indifférence et priverait alors l’individu du besoin profond d’attention et de regard. (p. 167)
Cette inattention à l’écart des êtres humains entre eux, aux singularités telles qu’elles aiment bien se promouvoir dans l’espace public, produit un surenchérissement capitalistique des différences, qui se traduit par un besoin de consommation les signalant (par exemple, il suffit de se référer à la manière dont originalité et identité se combinent dans les esprits) : il y a donc bien une survalorisation du monde matériel qui va de pair avec le sentiment d’aliénation, puisque la seule possibilité de se faire remarquer réside, désormais, dans la possession de biens matériels.
Plusieurs hypothèses, bien évidemment, structurent l’ouvrage, même si elles ne sont pas forcément explicites. L’une d’elles, semble-t-il, et qui équivaut à un regret de l’auteure, concerne les règles de civilité qui constituaient une sorte de garde-fou aux comportements sociaux ou, tout au moins, en donnaient la clé de lecture à ses propres agents, en assurant ainsi la protection. L’auteure en vient même à se demander si ces règles de civilité qui assuraient la séparation entre l’intériorité et l’extériorité ne permettaient pas également de donner des repères de vie aux citoyens et, donc, assuraient un refuge dans l’ordre de la structuration de la vie quotidienne, refuge que proposent aujourd’hui les communautés. Plus encore peut-être l’auteure s’interroge sur la manière dont les mécanismes d’appropriation par des élites toutes puissantes capables de régner sur des espaces globalisés, qu’ils soient virtuels (capitalisme financier internet, etc.) ou concrets, jouent sur les tendances à la dépossession de soi, induisant des moi(s) instables et éphémères privés des ancrages locaux et « villageois » (spatiaux et localisés).
Double regret donc : le premier concerne le délitement sensoriel de la vie quotidienne où chacun s’exaspère en quête de toujours plus de sensations. Le deuxième porte sur le manque de structuration de communautés globales ayant pour souci l’intérêt général au profit de communautés toujours plus singulières et localisées défendant leurs propres intérêts.
Revenons donc, après cette brève description du contenu même de l’ouvrage, sur les paradoxes que l’auteure met en évidence. L’on peut avoir le sentiment à lire l’ouvrage que l’auteure regrette l’exaspération des conditions de vie des sociétés contemporaines. C’est effectivement ce que l’on lit de prime abord ; cependant, une lecture plus attentive met en évidence l’intérêt que porte C. Haroche à cet éclairage des sensibilités par les sociétés démocratiques des sensibilités jusque là occultés par les règles d’une société hiérarchisée et pré-conditionnée. La première lecture privilégie — et c’est cette lecture que fait l’auteur de la préface Vincent de Gaulejac — les tensions entre mobilité et immobilité, accélération et stase, hypomodernité et hypermodernité, lenteur et vitesse. Il s’agit aussi d’un rapport entre être et devenir. Être serait alors la capacité à stabiliser sa vie émotionnelle et sociale et devenir pourrait se voir assimilé à une fuite. Les individus qui visent le devenir sont condamnés à se diluer dans des sensations, des émotions et des expériences toujours plus fortes, mais oublient l’être qui est fondamentalement une histoire au présent. L’on peut avoir une réaction un peu primaire à l’égard de la construction de ce système de valeurs et considérer qu’être et devenir ne sont fondamentalement que les moments d’une même histoire. Certes, l’auteure ne qualifie pas forcément la sensation de superficielle et l’intérêt qu’elle lui porte en témoigne. Cependant, cette interprétation de l’ouvrage n’est pas exagérée non plus. Dès lors, il convient d’insister sur le fait que la sensation peut se vivre, bien entendu, avec profondeur au point de représenter une liberté eu égard aux jugements surplombants de la raison qui, souvent, la condamnent pour sa superficialité. S’abandonner au cours de ses sensations peut aussi représenter une confiance en soi que ne possèdent pas ceux qui toujours se défendent à force de raisons. En ce sens, s’abandonner à ce qui nous arrive peut constituer un repos et non une ivresse… En définitive, l’on a parfois l’impression que l’auteure en vient à regretter ce qui faisait l’apanage d’une réserve ou d’un quant à soit là où, à présent, beaucoup de gens manquent de pudeur.
Une autre lecture vient contrarier cette première impression et que ces deux lectures en apparence contradictoires affleurent dans le texte n’en efface pas l’intérêt, bien au contraire ; une trop grande cohérence sur un sujet pareil en invaliderait la pertinence même qui met en exergue les paradoxes à vivre de nos sociétés contemporaines. Le sensualisme, l’ouverture sur la capacité à désirer que promeut l’auteure, et qui est le propre d’une condition démocratique qui, avec l’avènement de la démocratie participative, ne cesse d’élargir ses fondements, repose sur un naturalisme qui cesse de nous opposer, nous les êtres humains, à d’autres espèces vivantes végétales et animales. Il s’agit d’une sortie qui fait de l’être humain un animal comme les autres et en proie aux contradictions propres à sa condition de corps vivant reposant sur un flux de sensations, d’émotions et de découvertes de soi pour se connaître. L’on peut dire que la psychologisation de la société serait à la mesure de sa naturalisation sans précédent.
Claudine Haroche, L’avenir du sensible. Les sens et les sentiments en question, Sociologie d’aujourd’hui, Paris, Puf, 2008.