La notion de risque est habituellement définie par les sciences sociales comme la rencontre d’un aléa et d’une vulnérabilité. Ainsi, si une tempête survient en pleine mer là où aucun bateau n’est présent, il n’y a aucun risque : il y a un aléa sans vulnérabilité ; tandis que si elle survient sur la côte et que la force des houles risque de briser une jetée il y a risque : l’aléa rencontre un aménagement vulnérable. Cette approche fait du risque un phénomène curieux : il semble procéder d’une éventualité statistique double qui fait cohabiter une probabilité dans le temps (une occurrence d’aléa) avec une probabilité dans l’espace (la localisation d’une vulnérabilité). Pourtant, très différemment, au niveau local, le risque est perçu par les habitants d’un lieu comme un danger toujours présent et un traumatisme toujours certain. Cet écart entre la définition scientifique du risque et sa représentation sociale a un intérêt pratique. Il permet à la science des risques de s’intéresser à un objet dépassionné, en dehors de toute influence possible des habitants concernés et à l’écart de toute compassion attendrie. Les risques ainsi étudiés permettent donc d’éloigner la science des risques des erreurs venues d’un déterminisme de l’aléa physique et incitent à la concevoir comme une science des vulnérabilités sociales. Cela revient à définir le risque (même lié à un aléa naturel) comme un phénomène social qui échappe à sa cause physique et n’est pas déformé par les anticipations qu’en ont ses éventuelles victimes. Il faut garder à l’esprit que ce déplacement du risque de la nature (représentée) vers le social (non subjectif) a une cause et une conséquence, toutes deux épistémologiquement importantes. Du coté de la cause, le déplacement n’est rendu possible que parce qu’on pratique une approche techniciste qui croise la probabilité d’un événement avec la fragilité mécanique du territoire qui le subit. Du coté de la conséquence, le risque concerne les biens, éventuellement les personnes, mais pas la subjectivité des habitants dont l’éventuelle mémoire des aléas n’entre jamais dans la définition du risque.
Depuis quelques années, cependant, se développe une approche du risque au travers d’une dimension vécue. On parle de gestion de la culture du risque. Les deux fortes tempêtes de 2009 ont fait peu de victimes parce que, depuis 1999, une culture des comportements pendant la durée de l’aléa avait commencé à se mettre en place. Pour réduire les dommages il ne suffit pas de durcir les bâtiments, les ouvrages ou les équipements, il faut aussi minimiser les attitudes individuelles dangereuses, comme celle qui consiste à aller prendre des photos des houles qui brisent depuis une digue à marée haute. La dimension sociale du risque prend donc enfin une couleur anthropologique-historique et intègre l’habitant comme acteur de la vulnérabilité et pas seulement comme victime de l’aléa.
Le livre dirigé par Denis Lamarre propose de renouveler la réflexion en s’intéressant au côté de la cause. Il a comme sous titre « changements d’approches » parce qu’il tente de démontrer que la conception du risque que les sciences sociales se font n’est plus apte à produire un savoir efficace en terme de compréhension et de prévention. Il faut un nouveau paradigme. Selon Lamarre, ce changement a pris corps quand le financement des travaux sur les risques climatiques a quitté le Département des Sciences humaines et sociales du Cnrs et rejoint un Département Environnement et Développement durable. Le risque climatique ne s’inscrivait plus dans le « cadre général d’une société du risque ou d’une société vulnérable, au coté des risques technologiques ou industriels ». Il se définissait un nouveau champ scientifique, qui est celui du risque lié au changement climatique en cours et à venir. Il s’agit d’un risque dans lequel l’aléa n’a pas de fréquence statistique connue (pas encore), les sociétés pas de mémoire, les habitants pas de culture des comportements, les aménageurs pas de solutions techniques éprouvées. Il s’agit d’un risque qui est encore fortement inconnu, mais complètement présent cependant. Il n’est pas le croisement d’un aléa statistique et d’une vulnérabilité localisée, mais la certitude de ce que tous les lieux sont appelés à changer en même temps. Le risque est global et durable ! Il est donc peu pertinent de l’étudier selon l’ancien paradigme et il faut envisager d’en construire un nouveau.
Il est évident que la tâche est délicate et que ce livre n’apporte pas tous les éléments par lesquels une nouvelle science de ce nouveau risque pourrait s’organiser. Les différents chapitres apportent cependant chacun une pierre, inégalement importante, à l’édifice. Les deux premiers chapitres (M. Coudry et R. Favier) exposent comment, de l’Antiquité au siècle des Lumières, de nombreux scientifiques se sont progressivement convaincus de ce que le climat est un phénomène d’échelle planétaire, dont certains mécanismes sont globaux. Des textes de Montesquieu et Fourrier sont à cet égard précurseurs. Le chapitre suivant (M. Tabeaud) analyse le vocabulaire que les journaux actuels utilisent pour parler du changement climatique et démontre qu’il est toujours destiné à en accentuer le coté dangereux. En ce sens, une dimension du risque se trouve survalorisée (la dimension de la catastrophe climatique) alors que la notion de changement de climat est quasi ignorée. Les deux articles suivants rentrent plus dans la dimension scientifique de l’enjeu épistémologique. H. Quenol et al. expliquent combien il est délicat de cartographier un changement en cours. Ainsi, au Brésil, le lien entre la variation de la pluviométrie au Mato Grosso et les rendements agricoles est complexe. Les hausses de rendement ne sont pas liées au climat mais les années à rendement faible sont aussi bien celles qui ont reçu moins d’eau que celles qui en ont reçu trop. Dans le chapitre suivant, N. Dupond et al. analysent plusieurs types de crue (turbide, lente, rapide) et envisagent leurs liens avec des types de circulation atmosphérique (zonale, méridienne, mixte, et dans chaque catégorie selon différentes provenances) dont les parts respectives dans les années à venir ne sont pas très bien modélisées.
Toutes ces incertitudes scientifiques sont remarquablement bien théorisées dans un chapitre juridique (H. Arbousset et M.F. Steinlé-Feuerbach) qui traite de la notion d’incertitude dans l’application du principe de précaution. Cela questionne le principe de responsabilité sans faute et modifie la réflexion au sujet du cas de force majeure, qui doit être extérieur, irrésistible et imprévisible. Il est en effet très difficile de dire ce qui est imprévisible quand les incertitudes scientifiques sont grandes. Il semble, selon la jurisprudence actuelle (346 affaires entre 1980 et 2002) que la force majeure soit très faiblement reconnue par les juges (6,5% des cas) et que, en conséquence, l’incertitude scientifique au sujet d’un phénomène ne garantisse pas que pour autant le phénomène soit imprévisible. Un autre chapitre, qui aborde le point de vue des compagnies d’assurance (R. Nussbaum), signale que ces compagnies n’observent pas « de tendances nettes quant à l’évolution du facteur aléa […] mais dénoncent depuis longtemps la dérive vertigineuse du facteur exposition aggravé par la non-maîtrise du facteur vulnérabilité ». La responsabilité des scientifiques est donc sinon engagée, du moins questionnée. Il est donc absolument urgent de réfléchir à des procédures scientifiques qui permettent de bien comprendre l’évolution de l’aléa et les changements de spatialisation des impacts.
Dans sa conclusion, Lamarre dresse le plan du travail de recherche à venir. Selon lui, on ne peut mieux comprendre la spécificité du risque climatique « changement global » que si l’on distingue soigneusement les imprécisions, les incertitudes, les bifurcations et les adaptations.
Les imprécisions sont des défauts de connaissance dans l’espace ou dans le temps. Dans l’espace, on ne sait prévoir le trajet de l’œil d’un cyclone qu’à 60 km près, ce qui est largement insuffisant pour une prévision satisfaisante en zone urbaine. Les cartes des zones inondables sont parfois basées sur des traces de crues anciennes, quand l’occupation du sol était différente. Il convient donc de préciser ces limites et de surveiller tous les facteurs de leurs changements. Dans le temps, l’imprécision est liée à la variabilité des événements et à leur localisation : en zone équatoriale, avec une force de Coriolis faible il n’y pas de cyclones mais de longues journées de pluies continues provoquant crues et glissements de terrain dont les trajets sont hyper-labiles et les changements de direction rapides.
Les incertitudes relèvent d’une catégorie épistémologique différente. Elles ne concernent pas directement des faits mais des ensembles de faits que l’on interprète alors en termes de changement. La première incertitude porte sur l’ampleur et la vitesse de ce qu’on appelle le global change, la seconde sur la façon dont il impacte des phénomènes régionaux. Il est actuellement impossible de savoir comment l’oscillation australe El Niño va changer parce qu’on ne sait pas clairement en quoi elle est un sous-système indépendant ou dépendant du système global.
L’enjeu du thème de la bifurcation est politique. Il y a actuellement « un emballement dans la représentation sociale d’un phénomène à évolution lente » et personne ne sait si le global change doit d’abord être vu comme un enjeu politique ou comme un phénomène climatique. Il ne s’agit pas de nier que le climat change et peut changer davantage : il s’agit de réfléchir au sens que cela a. En ce moment, ce changement est décrit comme le résultat d’un mauvais développement économique des pays du Nord (au détriment de ceux du Sud). Il n’est pas pour autant certain que l’éventuelle solution soit dans un changement économique, mais il est absolument indispensable que les décisions soient prises à l’échelle mondiale, donc à un niveau politique et économique global. « Le changement climatique est devenu un des principaux leviers, profondément pacifique, de la politique internationale, » écrit Lamarre.
Enfin le thème de l’adaptation, traité en dernier, semble bien porter l’opinion générale des auteurs. Il est selon eux possible de s’adapter à des climats changeants parce que, même si des événements sont brutaux, les évolutions sont toujours lentes. Il faut donc penser selon deux échelles de temps et selon deux entrées sociales. Sur le court terme, il faut aborder la notion de risque événementiel climatique, qui n’est pas différente aujourd’hui d’il y a cent ans. Il s’agit toujours de cyclones, d’absence de pluie… ou de surabondance. Sur le long terme, il faut gérer un demi-degré de plus de température moyenne annuelle ou 20 mm de pluie en plus. Il faut donc découpler les idées de risque et de changement climatique. Mais si le changement n’est pas un risque, il est quand même un enjeu naturaliste important et doit faire l’objet d’une attention extrême, qui suffit à justifier qu’une activité scientifique continue lui soit consacrée.
Cet ouvrage est riche à plusieurs points de vue. Il est factuellement solide, avec des études de cas variées et nuancées. Il est épistémologiquement novateur car il repense assez profondément la notion de risque climatique. Il est politiquement prudent, à l’écart des emballements catastrophistes, mais il se tient éloigné des croisades des négationnistes climatiques et de leurs lobbies variés. Un tel ensemble de positions était difficile à tenir, mais ce livre y réussit avec une bonne capacité à convaincre. Il faut absolument recommander sa lecture à tous ceux qui veulent acquérir une vision sereine des enjeux climatiques du global change.
Denis Lamarre (dir.), Climat et risques. Changements d’approches, Paris, Lavoisier, 2008.