Avec l’ouverture des archives des pays de l’ex-bloc soviétique, une part de l’historiographie de la deuxième moitié du 20ème siècle aurait pu devenir une simple entreprise de dénonciation dont la production aurait été versée aux dossiers instruisant un procès à charge devant le tribunal de l’histoire. L’auteur de ce livre ne nie évidemment pas l’intérêt des recherches qui ont traité de la terreur de masse et de la répression systématique qui a caractérisé les régimes de ces pays. Cependant, il conteste vivement la thèse selon laquelle le communisme aurait eu un caractère criminogène en tous lieux et en tout temps ainsi que la tendance à imputer aux militants, à titre individuel, la responsabilité des actes commis (p. 11). Cela étant, ce n’est pas à un exercice de réhabilitation qu’il se livre dans cet ouvrage. En effet, le propos général vise à montrer de quelle manière les militants de l’Internationale Communiste (ou Komintern) [1] ont été pris dans une organisation qui, du fait de sa structure, de son fonctionnement ou encore de ses revirements doctrinaires leur a imposé une logique leur échappant en grande partie, mais à laquelle ils se sont pliés par fidélité à leurs engagements initiaux, dont on ne peut nier qu’ils visaient le bien commun [2]. Ce faisant, Wolikow entend également tirer les leçons de cette histoire à un moment où les thématiques du projet mondial qui donna naissance aux partis communistes restent d’une actualité brulante comme en témoignent les mouvements de politisation qui se développent à l’échelle internationale, qu’il s’agisse de la mouvance altermondialiste ou encore du récent mouvement des « indignés ». À près d’un siècle d’écart, les situations sont différentes, mais les problématiques restent les mêmes face à des problèmes globaux qui se posent à l’ensemble des peuples de la planète : comment construire une opposition et une alternative, comment mettre en place des nouvelles formes de coordination et avec quelle type de structure organisationnelle. Autrement dit, analyser l’échec du Komintern pour éviter d’emprunter la même (fausse) route.
Le livre se compose de trois parties. La première est consacrée aux transformations de l’organisation et de la stratégie. La seconde à la culture et à la doctrine du Komintern. De ces deux parties, il ressort — sans grande surprise — que la localisation du siège de l’Internationale Communiste à Moscou ainsi que la centralisation des décisions ont joué un rôle déterminant dans l’alignement des Partis Communistes nationaux sur les orientations du Parti communiste de l’Union soviétique (Pcus). Mais le point essentiel que révèlent les archives, c’est que les infléchissements des orientations doctrinales, de l’articulation entre les différents niveaux de l’organisation ou encore des stratégies d’alliances politiques, dictés par Moscou, c’est-à-dire le plus souvent par Staline lui-même, étaient liés à une logique de positionnement de l’Urss dans le champ des relations internationales. Pour le dire autrement, de parti devant porter la révolution mondiale, le Komintern est devenu, au nom de la « défense des acquis d’Octobre », une pièce maîtresse dans le positionnement stratégique et géopolitique de l’Union Soviétique. C’est ce qui explique notamment l’attitude des Pc vis-à-vis de la guerre d’Espagne, des alliances de type « Front Populaire », l’ambigüité de leur positionnement face à la montée du fascisme en Europe et ce, au gré des alliances que Staline espérait ou concluait au niveau international. Pour ne prendre qu’un exemple, on peut évoquer la logique de dénonciation de la guerre impérialiste menée par le Komintern, en étroite liaison avec la diplomatie soviétique, entre l’automne 1939 et le printemps 1940. Celle-ci prend sa source dans l’échec des tractations diplomatiques menées par L’Urss avec la France et l’Angleterre à la suite de quoi Staline répond positivement aux avances de l’Allemagne et signe le pacte germano-soviétique (août 1939) qui, outre l’engagement de non-agression, définit les zones d’influence des deux puissances. Les positions territoriales de l’Urss en sortent ainsi renforcées avec notamment la partition de la Pologne. Cette position diplomatique se trouve relayée par le Komintern dont les sections nationales sont enjointes de se garder de toute attaque contre le régime nazi (dont les efforts en faveur de la paix sont soulignés) et de dénoncer les visées impérialistes de la France et de l’Angleterre comme les principaux propagateurs de « l’incendie de la guerre » sur le continent européen. C’est ainsi que l’invasion du Danemark et de la Norvège par l’Allemagne en avril 1940 ne suscite aucune réaction négative de la part du Komintern.
Evidemment, cela ne va pas sans incompréhensions, réserves, voire résistance au sein des différents partis communistes. Car ce que montre également l’auteur, c’est que le mouvement communiste international était loin d’être exempt de tensions et de dissensions. Il ne marchait pas comme un seul homme opinant à chaque injonction du Kremlin et il était loin de constituer un bloc monolithique. Les conflits idéologiques et de pouvoir ainsi que les contradictions étaient nombreux que ce soit à l’intérieur de la direction du Komintern, entre celle-ci et les directions des sections nationales ainsi qu’au sein de ces dernières. Ces aspérités avaient été gommées par la représentation que le mouvement communiste donnait de lui-même. Tout l’intérêt du livre de Serge Wolikow est, à partir des archives, de leur redonner vie et ainsi de rompre avec le point de vue des vainqueurs, qu’il s’agisse de celui du pouvoir soviétique qui est parvenu à faire du mouvement communiste international la courroie de transmission de ses intérêts ou de celui des pourfendeurs du mouvement communiste qui, au sein des démocraties occidentales, en diffusent une image largement caricaturale. Rien n’allait de soi, tout revirement, toute nouvelle stratégie déclenchaient des tensions, des débats, des controverses et souvent de l’incompréhension. Notamment parce que, malgré la volonté d’emprise idéologique et culturelle sur les militants et malgré des logiques bureaucratiques toujours plus prégnantes au fil des années, les kominterniens avaient une histoire avant de prendre parti et que, de cette histoire (origine sociale, formation, trajectoire idéologique et politique antérieure, positionnement dans le champ politique national, etc.), résultaient des rapports à l’organisation, à la doctrine et, de façon plus générale, à la politique et au monde social irréductibles aux positions affichées par l’Internationale ou par les sections nationales.
Ces histoires, elles se laissent appréhender tout au long du livre, mais d’une manière non-systématique et la troisième partie, intitulée « Les hommes et les interprétations » avec, en particulier, le chapitre dix consacré à formation et au destin des kominterniens, a été conçue pour en rendre raison par le recours à l’analyse prosopographique. L’auteur y détaille les relations entre « les acteurs et le système », les différentes générations de kominterniens (origines, sélection et formation), la transmission de la culture de l’organisation par le biais de ses écoles et l’analyse des agents en positions centrale ou dominante. Malgré cela, le lecteur éprouve un sentiment de frustration face à un travail qui reste très embryonnaire tant l’historien situe essentiellement son analyse au niveau de l’institution bien que mobilisant les propriétés et les trajectoires de quelques grandes figures (dont certains dirigeants historiques du Pcf). Malgré la mobilisation d’éléments biographiques permettant de saisir les trajectoires politiques et organisationnelles des grandes figures du Komintern, la majeure partie des quelques centaines de militants qui constituèrent son appareil central reste dans l’ombre. De ce fait, l’analyse ne parvient pas à se situer au niveau des individus et reste centrée sur l’institution, le changement d’échelle promis dans l’introduction à cette dernière partie de l’ouvrage n’étant que très partiellement opéré. L’auteur semble ici avoir renoncé devant l’ampleur de la tâche, au point de la déléguer à d’autres. Il faut dire que l’entreprise est énorme et qu’il y aurait là matière à de nombreux volumes. Pour autant, il ne s’agit en rien d’un renoncement. Plutôt d’une invitation à poursuivre les recherches. Et pour cela, Wolikow offre, avec cet ouvrage, un outil inestimable pour qui souhaite reprendre le travail là où le livre s’achève : un CD-Rom de la collection du Maitron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, comportant les notices biographiques des kominterniens de Belgique, de France, du Luxembourg et de Suisse dont la constitution a demandé un travail considérable. De quoi écrire de nouveaux chapitres de cette histoire dont, quoi que nous en pensions, nous avons hérité et d’approfondir la connaissance sociologique du mouvement communiste.
Serge Wolikow, L’Internationale Communiste (1919-1943). Le Komintern ou le rêve déchu du parti mondial de la révolution, Paris, Atelier, 2010.