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Résumé | Bibliographie | Notes

Sérendipité.

Jouer sur l’espace pour maîtriser le temps.

La géopolitique des avant-gardes européennes (1900-1914).

L’avant-garde [1] prétend appartenir à l’avenir ; ou plutôt : que l’avenir lui appartient. La valorisation du futur s’est imposée dans le système de valeur de la modernité, dont l’échelle se calque sur une échelle chronologique orientée. Plus on est d’hier, moins on vaut ; inversement, plus on parvient à faire accepter que l’on est « en avance sur son temps », plus l’on a de chances d’être consacré. Cet état du champ de l’art européen [2] s’est imposé à partir du début des années 1900 et a orienté l’action, les proclamations et la production des artistes peintres en particulier. Elle est à l’origine de l’invention de stratégies nouvelles de carrière. Comment s’imposer comme d’avenir ? Ceux qui réussirent le mieux leurs carrières d’avant-gardistes, avant la Première guerre mondiale, firent un détour intelligent par l’espace pour maîtriser le temps. En particulier, par une tactique d’expositions adaptées à l’étranger, ils purent prétendre à la légitimité que conférait leurs carrières internationales, ce qui justifiait davantage leur position avant-gardiste : « nul n’est prophète en son pays ». Maîtres de l’avenir, ils n’en étaient que mieux à même de s’imposer dans un autre espace : celui du champ de l’art moderne.

L’article qui suit aborde ainsi la « géographie de l’art » [3] au début du 20e siècle non comme une réalité à analyser, mais comme un objet construit à l’époque, enjeu de luttes et de manipulations, dont les avant-gardes européennes surent se servir pour s’imposer. Les stratégies des avant-gardes se fondaient sur une prise en compte attentive, qu’elle soit consciente ou le résultat d’un habitus qu’on dirait « cosmopolite », de l’Europe des arts de leur époque. Qu’ils soient français ou allemands, belges, anglais ou russes, etc., les artistes de l’avant-garde picturale européenne, après 1900, devinrent les praticiens d’une intelligente géopolitique de l’art moderne européen. L’actualité internationale de l’époque contribuait à cette évolution : les avant-gardes durent prendre position sur la question internationale, jusque dans leur pratique picturale, pour maintenir leur place dans le champ de l’art moderne. Cette explication n’épuise pas, cependant, l’importance de logiques proprement artistiques.

La géopolitique de l’art moderne européen au début du 20e siècle.

La « géopolitique européenne de l’art », peut s’entendre à la fois comme une géographie pondérée et comme la pratique d’une véritable politique internationale de l’art. Cette pratique, initiée par les avant-gardes parisiennes, se généralisa en Europe autour de 1905.

La stratégie du « nul n’est prophète ».

Depuis la fin du 19e siècle, les artistes étaient conscients de la structuration hiérarchique de l’Europe des villes artistiques. Paris fonctionnait ainsi comme ce que Pascale Casanova a appelé un « méridien de Greenwich » des arts : l’échelle de la modernité étant orientée selon un référentiel parisien, plus on s’approchait de Paris, plus on devenait moderne (Casanova, 1999). Au début du 20e siècle donc, Paris est perçu comme le centre mondial de l’art moderne. L’héritage impressionniste, retravaillé à l’aune de modes de peindre, de voir et de penser héritiers du système académique, s’est internationalisé et institutionnalisé dans des structures d’exposition, de circulation, de publication et de commerce de l’art moderne que l’on appellera, à la suite de Robert Jensen, le « système sécessionniste ». En France, en Angleterre, en Belgique, Allemagne, Autriche, en Europe centrale, en Italie, en Russie dans des années 1890, puis aux États-Unis dans les années 1900, les avant-gardes se sont regroupées dans des groupes appelés Sécessions, tenant des Salons réguliers, soutenus par un réseau critique et marchand dont les « revues modernistes » sont restées les meilleures vitrines. Dans ce nouveau champ de l’art moderne, champ international, un style impressionniste mâtiné de symbolisme s’impose alors comme l’art moderne par excellence, au point d’étouffer toute possibilité d’innovation venant des nouvelles générations. International, ce champ est polarisé par un centre géographique et symbolique : Paris. « Capitale mondiale de l’art moderne », la ville est effectivement le lieu où l’art moderne est produit, défini, valorisé, discuté ; autant qu’elle bénéficie de l’investissement symbolique des élites de l’art moderne international autour de son image moderne et de son rayonnement, afin de justifier leur position dominante dans le nouveau champ de l’art moderne.

Cette hiérarchisation des capitales artistiques en Europe n’était pas cependant immuable, et fut justement au centre des stratégies des avant-gardes picturales, dès leur apparition « historique » après 1850, en France et à l’étranger. La géopolitique des avant-gardes fut le premier facteur de sa modification.

Géopolitique peut s’entendre également en effet, comme la pratique d’une politique internationale. Ce constat s’impose dans l’analyse de l’internationalisation de la peinture des avant-gardes parisiennes (1855-1914). Les avant-gardes parisiennes surent jouer, de Courbet à Picasso, sur leurs exportations à l’étranger pour se faire accepter à Paris. « Nul n’est prophète en son pays » : tel pourrait être le résumé de la logique avant-gardiste (Joyeux-Prunel, 2005, a). La plupart des avant-gardes parisiennes, refoulées des milieux artistiques français, durent exporter leur peinture à l’étranger pour subsister. Ce détour par l’étranger fut permis par une stratégie d’expositions dont la régularité, d’une génération à l’autre, est frappante : les toiles envoyées à l’étranger étaient présentées de manière moins avant-gardistes, ou même sensiblement différentes, et moins modernes, que celles qu’on exposait à Paris, le lieu où il était le plus important d’être perçu comme avant-gardiste. Cette pratique des expositions différenciées permit aux plus habiles de clamer en France qu’ils étaient mieux reçus ailleurs que chez eux, jouant le plus souvent sur les complexes collectifs d’un monde de l’art, voire d’une sphère publique, où la comparaison nationale motivait bien des changements d’opinion.

La stratégie du « nul n’est prophète » impliquait un jeu attentif sur les divergences entre les champs artistiques européens, sur les cloisonnements comme sur les canaux de communication entre les capitales artistiques européennes. Jouant sur le déficit d’information du public parisien (un déficit à la fois structural — éloignement de Munich et Berlin — et conjoncturel, Paris ne s’intéressant pas aux activités avant-gardistes chez lui, donc encore moins chez les autres), certains parvinrent ainsi à faire croire à la réalité de leur succès à l’étranger (d’où l’importance des guillemets dans le titre « Nul n’est prophète »), donc à la nécessité de les consacrer sur la place parisienne. 

Depuis Courbet, l’avant-garde pratiquait déjà la stratégie du détour par l’étranger, condition nécessaire à la survie lorsqu’on était marginalisé du champ de l’art de l’époque. Une telle pratique, reprise par les successeurs de Courbet dans l’avant-garde parisienne, avait été aussi celle de leurs homologues étrangers. On connaît ainsi l’agilité de Whistler, oscillant entre Paris, Londres et l’Amérique, capable de faire croire ici qu’on l’adorait ailleurs, et de faire croire ailleurs qu’on l’adorait ici. Dans les années 1880, les artistes de l’avant-garde allemande n’hésitaient pas non plus à faire valoir leurs expositions à Paris, où leur peinture très sociale, encore sombre, donc tout à fait acceptable pour l’époque, les faisait percevoir comme des émules du réalisme (le réalisme avait été consacré depuis les années 1870 et l’innovation artistique à l’époque en était déjà au pointillisme). Ce faisant, ils pouvaient prétendre à la légitimité qui leur manquait dans leurs capitales d’origine, Munich ou Berlin, où leur peinture était réellement novatrice. On peut relire dans cette direction les carrières de Max Liebermann (1847-1935) (Helms, 2004), Lovis Corinth (1858-1925), Gothard Kuehl (1850-1915) et Friedrich von Uhde (1848-1911), très appréciés par la critique parisienne, et l’usage qu’ils firent de cette réception devant le public allemand [4].

À Paris, la génération dite des postimpressionnistes systématisa la stratégie du détour par l’étranger. Elle comprit que cette stratégie était inséparable d’une différenciation attentive de ses envois selon les lieux où l’on exposait. Le peintre pointilliste parisien Paul Signac (1863-1935) fut ainsi à la tête d’un détour systématique par l’étranger, d’abord la Belgique puis l’Allemagne, dont la portée symbolique contribua à faire accepter le pointillisme en France. Signac, et avec lui Henri-Edmond Cross (1856-1910), Maximilien Luce (1858-1941) et le Belge Théo Van Rysselberghe (1862-1926), exposaient en Belgique et en Allemagne des toiles susceptibles de faire d’eux les héritiers directs des impressionnistes couronnés dans les salons étrangers, mais qu’il récusaient pourtant à Paris. Leur stratégie fut reprise par les peintres nabis Maurice Denis (1870-1943), Pierre Bonnard (1867-1947) et Édouard Vuillard (1868-1940), apparus cinq ans plus tard aux marges du champ de l’art parisien (1890) : les nabis surent même s’allier, dans leurs expositions et leurs discours à l’étranger, avec l’impressionnisme et le pointillisme dont ils étaient en France les adversaires les plus féroces (Joyeux-Prunel, 2005, b)…

Tout en recourant à la phrase culpabilisante du « nul n’est prophète », les avant-gardes remettaient en cause la domination parisienne : elles sous-entendaient en effet qu’on était plus moderne à l’étranger qu’à Paris (Joyeux-Prunel, 2006). La géopolitique avant-gardiste était donc à la fois le résultat de la géographie artistique de l’époque, et un facteur de sa modification. Elle fut au fondement du renouvellement régulier des générations avant-gardistes jusqu’à la Première guerre mondiale. Le fait que Paris soit la capitale du système sécessionniste, le centre de l’art moderne européen, n’empêchait donc pas que la ville soit conservatrice. Cela amplifiait même son conservatisme, un « conservatisme moderne », qui entendait arrêter la modernité à l’impressionnisme qu’il avait assimilé au début des années 1890, et dominait d’autant mieux la jeunesse artistique de l’époque, que le discours dominant dans les Salons, les revues et les galeries modernistes consacrées, définissait « moderne » par « impressionniste » — empêchant ainsi, de fait, l’échelle temporelle de l’art de se prolonger vers l’avenir d’une éventuelle innovation picturale.

La crise artistique du début du siècle, effet de la géopolitique de l’art.

L’avenir artistique était-il bouché ? Au début du siècle, de fait, tout jeune artiste désireux d’embrasser la cause moderniste devait absolument passer par Paris, comme ses maîtres, avant de prétendre à toute légitimité dans le champ de l’art moderne. Le chemin vers l’avant-garde était donc fort long, à cause du détour par Paris et par les pratiques picturales que ce lieu symbolique imposait. L’attraction parisienne et la domination du système sécessionniste international centré sur Paris, sont en lien direct, par exemple, avec les difficultés de renouvellement des avant-gardes allemandes et belges au début du siècle. C’est ce que montre l’étude des trajectoires de Max Beckmann (1884-1950), Henri Evenepoël (1872-1899) ou Rik Wouters (1882-1916) (Joyeux-Prunel, 2005, a, pp. 392-416). Ces artistes, qui avaient parcouru le long trajet pictural qui menait du réalisme au postimpressionnisme, n’avaient d’espoir de percer chez eux qu’en tant qu’élèves des avant-gardes de la génération 1890. La force du modèle impressionniste, censé résumer à lui seul toute la modernité, empêchait l’invention de nouvelles manières de peindre. Ces difficultés des nouvelles générations allemandes et belges sont tout à fait comparables à celles de la génération des « fauves » qui, à Paris, subissait encore, bien après 1900, la domination de l’impressionnisme et du postimpressionnisme. Henri Matisse (1869-1954) par exemple ne jurait, en 1897, que par Monet [5], et sept ans plus tard il n’en était encore qu’au pointillisme de Signac dont il paraissait le meilleur élève.

On peut ainsi expliquer l’absence étonnante, de 1890 (époque de l’apparition des « nabis ») à 1905, de tout renouvellement de l’avant-garde picturale en Europe. Cet interlude silencieux contraste avec la régularité, quasi-décennale, de l’apparition des avant-gardes depuis les années 1850 : 1855 et le « réalisme » de Courbet, 1863 et le « naturalisme » de Manet, 1874 et « l’impressionnisme », 1885 et le « symbolisme »… Puis plus rien. La complexité internationale du nouveau champ de l’art, la force de la domination du système moderniste parisien peuvent expliquer qu’il ait fallu tant de temps aux nouvelles générations pour « exploser » — ce fut en 1905 le fauvisme à Paris puis le regroupement des artistes de Die Brücke en Allemagne, l’innovation faisant boule de neige par la suite : 1907 et les premiers pas du cubisme, l’affirmation des avant-gardes russes, et plus généralement le ralliement, après 1908, de l’avant-garde par les artistes étrangers à Paris, suivie de l’explosion avant-gardiste des années 1910-1911 : cubisme parisien, peinture futuriste, avant-gardes russes, Cavalier bleu à Munich. On comprendra alors que l’innovation avant-gardiste, après 1905, se soit exprimée comme une révolte vis-à-vis de la géographie artistique de l’Europe du début du siècle, et plus particulièrement contre la domination parisienne. C’est ce que vont approfondir les pages qui suivent.

L’avant-gardisme après 1905 : une prise de position géopolitique.

Pourquoi une explosion avant-gardiste après 1905, précisément ; pourquoi fut-elle généralisée, européenne ; et pourquoi s’accéléra-t-elle en 1909 ? Cette explosion avait-elle des liens avec la situation internationale de l’époque ? L’apparition simultanée de nouvelles générations avant-gardistes en Europe après 1905, et son accélération après 1909, s’entretint des tensions géopolitiques de l’époque. Ces tensions géopolitiques eurent des répercussions sur la structuration des champs artistiques nationaux, renouvelant de manière inédite la manière d’être d’avant-garde. Les œuvres elles-mêmes en portent encore la marque — trace matérielle d’une nouvelle manière de posséder l’avenir.

L’explosion avant-gardiste d’après 1905.

L’explosion de 1905 s’annonçait en fait depuis 1903-1904. En France, si les années 1900 marquent l’apogée de la domination du système sécessionniste, elles en marquent aussi la première remise en cause. Le système international sécessionniste, ouvertement cosmopolite, libéral, moderniste, n’avait pu en effet s’imposer que parce que ses membres avaient su justifier leurs activités par un souci de « mettre le pays au niveau » de la modernité, dans une référence directe à la construction nationale (Joyeux-Prunel, 2005, a, pp. 210-227 et pp. 277 sq.). Le ver des rivalités nationales était donc déjà dans le fruit. Jusqu’en 1902 encore, le calendrier de l’art moderne se répartissait harmonieusement entre les capitales européennes, d’un mois sur l’autre : Salon de la Libre Esthétique au mois de février, Société nationale des Beaux-Arts (Snba) de Paris en mars-avril, Sécessions germaniques à l’automne et en hiver. Dès 1903, les concurrences nationales reprirent le dessus. Les élites artistiques parisiennes en furent les premières responsables. En effet la prise de conscience accentuée de la concurrence internationale entre Salons est à l’origine directe de la fondation du Salon d’Automne de Paris en 1903 ; il fallait faire pièce à la concurrence des Sécessions germaniques d’automne. Cette création d’un deuxième Salon moderniste à Paris injecta des germes de division dans le champ parisien de l’art moderne. Le Salon d’Automne, d’abord une reproduction de la Snba, fut bientôt son premier concurrent. C’est là qu’on accepta en effet — ce que n’aurait jamais fait la Snba — les tableaux hurlants du groupe bientôt surnommé « les fauves », en 1905. La naissance du fauvisme était donc déjà permise par les considérations géopolitiques des modernistes parisiens.

Les polémiques belges de 1904.

En Belgique, la portée antifrançaise de la révolte antisécessionniste s’exprima avec force en 1904. Pour célébrer les vingt ans du mouvement moderniste en Belgique, Octave Maus (1856-1919), directeur du Salon de la Libre Esthétique, organisa une grande exposition consacrée à l’impressionnisme. Cette exposition réduisait la modernité à l’impressionnisme, essentiellement français puisque le Belge Théo Van Rysselberghe était le seul artiste « étranger » accepté. Le camp patriotique belge, qu’il soit moderniste avec l’ancien mécène du mouvement avant-gardiste belge Edmond Picard (1836-1924), ou plus conservateur, n’eut aucun mal à mettre en valeur le scandale patriotique [6]. A la fin avril 1904, le débat fut porté devant le parlement belge [7].

Du côté des artistes, la génération plus jeune, à laquelle la clique moderniste ne laissait pas d’espace pour se produire, se joignit aux protestations des artistes en rupture avec le système sécessionniste, qui, comme le peintre James Ensor (1860-1949), malgré leur appartenance à cette génération des années 1880, n’avaient pas trouvé place dans les rangs de la Libre Esthétique. Ensor avait fait partie des fondateurs des xx, le Salon prédécesseur de la Libre Esthétique. Sa réputation s’était forgée par l’intermédiaire à Paris du réseau symboliste et du réseau allemand postimpressionniste de la revue Pan. Il ne se reconnaissait pas du tout dans l’impressionnisme, où il acceptait très mal qu’on le classât : « On m’a rangé à tort parmi les impressionnistes, faiseurs de plein air, attachés aux tons clairs », écrivait-il vers octobre 1899 (Tricot, 1999, p. 272). Ensor s’était lancé en 1900 dans un appel au retour aux vraies sources de l’art flamand qu’auraient dénaturé les influences étrangères [8]. Sa prétention à incarner cet art natal était chez lui aussi forte que… son incapacité à parler la langue flamande. La polémique de 1904 fut pour lui une occasion supplémentaire de s’exprimer, dans son langage fleuri, sur la mort de l’art flamand et le scandaleux « triomphe suraigu des archipondérés » — entendons des émules belges de l’impressionnisme « dansant lourdement au son d’une musique barbare [9] » (française) . « L’art moderne n’a plus de frontières », constatait-il avec dérision. Quant à lui, il s’incluait non seulement parmi les vrais représentants de l’art flamand, mais surtout parmi les grands incompris de l’histoire de l’art moderne, « entre Manet et Van Gogh [10] », et parmi les gloires de la jeune génération.

La révolte expressionniste « germanique ».

L’évolution internationale est un facteur plus net encore de l’apparition des avant-gardes allemandes dites « expressionnistes » après 1905. Cette date marque en effet une reprise des tensions diplomatiques entre la France et l’Allemagne, avec la crise de Tanger [11]. Dans le champ de l’art allemand, ces tensions permirent aux nouvelles générations de trouver des arguments publiquement valables contre la domination sécessionniste.

La portée nationaliste de l’expressionnisme est assez connue. La réaction des jeunes fut plus précoce et plus marquée dans les milieux éloignés de la domination symbolique parisienne. Début juin 1905, quatre étudiants en architecture à l’École technique supérieure de Dresde fondèrent une association qu’ils baptisèrent, sur une suggestion de Karl Schmidt-Rottluff (1884-1976), Le Pont (Die Brücke). Le groupe des quatre, Schmidt-Rottluff, Fritz Bleyl (1880-1966), Erich Heckel (1883-1970) et Ernst Ludwig Kirchner (1883-1938), s’enrichit en 1906 de Max Pechstein (1881-1955) et brièvement d’Emil Nolde (1867-1956). La tête pensante du groupe était Kirchner, dont la trajectoire avait été marquée par l’insupportable domination des grandes figures du sécessionnisme. L’expressionnisme serait un art allemand. Kirchner déclara, dans une lettre du 17 avril 1937, qu’il avait éprouvé un violent besoin de renouvellement de l’art allemand après avoir visité une exposition de la Sécession de Munich (Richard, 1992). Les « expressionnistes » abandonnèrent toute tendance esthétique trop proche de l’impressionnisme ou du sombre style de la Sécession munichoise, pour adopter un art primitif, parfois violent, que n’apeurait plus la couleur et qui s’opposait explicitement à la domination de l’impressionnisme.

Parce que l’expressionnisme était dirigé contre les caractéristiques les plus déterminantes de ce système, il était inévitable qu’il ressemblât beaucoup au fauvisme qui réagissait contre le même système. La question des rapports entre le fauvisme et l’expressionnisme allemand, apparus à la même époque et très proches par leur travail sur la couleur et la violence de la peinture, a fait couler beaucoup d’encre (Linnebach, 1978). Outre la dimension anti-française du mouvement expressionniste, sa proximité esthétique avec le fauvisme (dessin maltraité, référence primitive, recherche de l’expression intérieure), l’inscrivait dans une même réaction contre les formules dépassées de l’art moderne internationalo-parisien. Dans les deux cas la réaction était structurelle. Il n’était pas nécessaire de s’être rencontrés pour faire le même type de peinture.

Les avant-gardes russes.

Si l’avant-garde russe, à la même époque, est moins anti-française que l’avant-garde germanique, on constate cependant qu’elle se définit aussi en rupture vis-à-vis du modèle parisien. Wassily Kandinsky (1866-1944) par exemple, encore attiré par Paris en 1906 (il y fait un séjour de plusieurs mois), renonce à y percer après 1907. Il repart alors pour Munich, s’éloignant donc de l’aire d’attraction parisienne. Ses toiles s’attachent davantage à l’héritage pictural russe. S’il continue à exposer ensuite à Paris, c’est à Munich cependant qu’il investit toute son énergie d’organisateur, resserrant ses liens avec l’avant-garde restée en Russie.

Le lien entre prise de position avant-gardiste et géopolitique est plus net encore pour cette avant-garde de Russie, où la génération du Monde de l’Art avait imposé sa coupe sur une génération qui ne la supportait plus. En mai 1908, le premier Salon de la Toison d’Or confronta les Russes Nathalie Gontcharova (1881-1962), Michel Larionov (1881-1964), A. Fonvizin (1882-1973), P. Kouznetsov et M. Sarian, aux Français : Renoir et Pissarro y étaient moins représentés que les postimpressionnistes, Cézanne et Gauguin, Redon, Signac, Sérusier, Denis, Vuillard et Bonnard ; la Toison d’Or montrait aussi des toiles de l’avant-garde parisienne de l’époque : Matisse, Marquet, Van Dongen, Derain, ainsi que des noms de la jeune génération parisienne, Rouault, Gleizes, Le Fauconnier, Metzinger…

Il ne fallut qu’un an pour que la nouvelle génération russe se réfère à l’art national. On date ainsi de la troisième exposition de la Toison d’Or, en 1909, l’apparition du « néo-primitivisme » russe, lancé par Larionov et Gontcharova. Se référant à l’art populaire russe (le lubok, genre d’image d’Épinal), aux arts appliqués paysans et plus particulièrement à la peinture d’icônes, Gontcharova, Larionov, Malevitch (1878-1935) et Tatline (1885-1853), suivaient une voie que Chagall (1887-1985) et Kandinsky adoptaient aussi à Paris et à Munich. La portée géopolitique de ces nouveaux choix picturaux est frappante lorsqu’on remarque que l’une des œuvres les plus souvent citées pour illustrer le néo-primitivisme, est le Soldat couché de Larionov (1911, parfois désigné comme Soldat au repos), exemple d’une longue série commencée en 1908. Larionov y violait délibérément les lois de la perspective et des proportions, mais surtout celles du mouvement impressionniste, en appliquant des aplats de couleurs vives, plates et décoratives. Ainsi l’inventivité avant-gardiste avait recours, pour s’exprimer, à l’un des poncifs iconographiques de la référence à l’identité russe.

L’ingérence croissante de la question nationale dans l’art après 1909.

Ce phénomène eut tendance à s’accentuer après 1909, avec l’intensification des rivalités internationales. La politisation de l’avant-gardisme européen devient alors de plus en plus forte, non seulement dans les discours et les manifestes, mais encore dans la pratique picturale. Apparues à la même époque, et toutes liées les unes aux autres, de grandes polémiques artistiques accentuèrent la pression nationaliste sur les avant-gardes. La fameuse affaire Vinnen de 1911, où la peinture française moderne fut attaquée de toute part en Allemagne, n’est pas isolée [12]. Elle doit être mise en parallèle avec la grande querelle autour de la présence étrangère et avant-gardiste au Salon d’Automne de Paris en 1912 (Joyeux-Prunel, 2005, a, pp. 630-635), ainsi qu’avec la multiplication d’enquêtes, en Belgique et aux Pays-Bas, sur la légitimité d’un art moderne international [13].

Pourquoi les artistes d’avant-garde se sentirent-ils obligés de prendre position sur ces questions ? La presse était devenu le lieu central de fabrication des réputations ; et rares étaient ceux qui pouvaient s’en passer. Le piège médiatique fut l’un des phénomènes le plus décrit et le plus condamné dans la critique d’art de l’époque, qu’elle ait opté pour le camp avant-gardiste ou pour le camp adverse. Mais tous adoptaient, justement parce qu’ils s’exprimant dans la presse populaire et quotidienne, des conventions rhétoriques implicites, voire inconscientes, qui modelaient immédiatement l’approche de la lutte avant-gardiste en lutte internationale. Ces règles implicites déterminaient d’avance les règles du débat artistique, donc la manière d’être ou non avant-gardiste. Elles y imprimèrent une dimension géopolitique jamais atteinte.

Les futuristes furent les premiers à pratiquer une stratégie systématiquement orientée vers la presse, dès l’apparition du mouvement en 1909 (Roche-Pézard, 1983, p. 148). A leur suite, le grand « coup » des cubistes de la Salle 41 du Salon des Indépendants de 1911, le manifeste du Blauer Reiter, l’exposition de la Section d’Or en 1912, la multiplicité des manifestes de l’avant-garde russe, jusqu’à la prise de position « explosive » du mouvement vorticiste à Londres en 1914, furent explicitement mis en scène à destination de la presse. Dans tous les manifestes de l’époque, on décèle alors une mise en perspective géographique et géopolitique. Les manifestes futuristes, par exemple, ne lésinent pas sur la mise en scène des capitales artistiques européennes : de Venise, dans le manifeste de 1909, à Paris, Londres et Moscou, aucune capitale européenne n’échappe à leurs invectives [14]. Bientôt il devint impossible aux avant-gardes des autres pays de ne pas prendre position vis-à-vis des futuristes italiens et de la même manière qu’eux. À Paris c’est le cas des cubistes français, dès 1910 et la proclamation du manifeste technique de la peinture futuriste, plus fortement encore après la retentissante exposition futuriste de février 1912 à la galerie Bernheim-Jeune (Joyeux-Prunel, 2005, a, pp. 624-629). C’est aussi le problème des avant-gardes allemandes après la visite futuriste à Berlin. Ainsi Max Pechstein et Franz Marc (1880-1916) durent ils prendre position dans la presse face au futurisme en juillet 1912 [15].

Quelle que soit la prise de parti, nationaliste ou internationaliste, les autres avant-gardes européennes se prononcèrent également sur la question géopolitique. Relisons par exemple les pages de l’Almanach du Cavalier Bleu (Der Blaue Reiter) de 1911. L’introduction de l’ouvrage par Kandinsky, établissait déjà une représentation spatiale de la temporalité artistique :

« Dans la vie pratique il sera difficile de trouver un homme qui, voulant se rendre à Berlin, descende du train à Ratisbonne. Dans la vie de l’esprit, descendre à Ratisbonne est chose courante. Parfois même, le mécanicien ne veut pas aller plus loin et tous les voyageurs descendent à Ratisbonne. […] Que de gens qui cherchaient l’art, sont restés prisonniers d’une forme qu’un artiste avait utilisée à ses propres fins, qu’il s’agisse de Giotto, de Dürer ou de Van Gogh ! [16] ».

Le temps était à la modernité ; une modernité située à Berlin et non plus à Ratisbonne ; une modernité qui n’était donc plus celle de Paris. Kandinsky poursuivait :

« Il faut poser ce principe : l’essentiel n’est pas que la forme soit personnelle, nationale, d’un beau style, qu’elle corresponde ou non au courant général de l’époque, qu’elle s’apparente ou non à un grand nombre ou à un petit nombre de formes, qu’elle soit isolée ou non : l’essentiel, dans la question de la forme, est de savoir si elle est née d’une nécessité intérieure ou non. ».

L’impérieuse nécessité intérieure venait saper les bases essentielles de l’art moderne selon les générations précédentes : individualisme, nationalisme, beauté. Dans la conception de Kandinsky, le Blaue Reiter devait d’ailleurs faire fonction de « chaîne » entre les pays, les générations, les esthétiques et les civilisations [17].

La prise de position géopolitique est plus nette encore dans l’avant-garde anglaise vorticiste, qui apparaît comme au bout d’un processus de radicalisation de la guerre artistique internationale. En 1914, le manifeste « Blast », publié dans le premier numéro de la revue du même nom, radicalise l’avant-gardisme géopolitique en brouillant les pistes de toute prise de parti tranchée. La géographie artistique de l’Europe et la hiérarchie des capitales artistiques européennes est alors un objet avec lequel on joue, en même temps qu’un outil de définition de l’identité vorticiste. Le manifeste produit une géographie nouvelle, exprimée spatialement sur des pages chargées de mots de tailles différentes [18]. Parmi les termes imprimés en gros caractères, on remarque en particulier, dans la première partie négative du manifeste : « Blast First (from politeness) England », « Oh Blast France », et page 19 : « LONDON IS NOT A PROVINCIAL TOWN ». Imprimées en caractères un peu plus petits, les malédictions « Blast Mecca of the American » et « Blast sport » jouent encore le jeu des concurrences internationales. La seconde partie du manifeste, en bénissant ce qu’on vient de maudire, recompose cette géographie pro-londonienne et repense la géopolitique européenne en termes dynamiques. « Bless England ! », commence-t-elle, pour répéter ensuite, au bord de la mer, « Bless all ports » et « Bless England », s’évader vers l’Allemagne (« Bless the Hessian (or Silesian) Expert ») à rebours des jalousies de l’époque contre l’expertise allemande, et finir en queue de poisson sur « Bless English Humour » et « Bless France » (Orchard, 1996).

La question nationale dans les œuvres.

L’exigence géopolitique ne se manifestait pas seulement dans les proclamations, les manifestes et les batailles de rues. Elle atteignit jusqu’aux œuvres. Une métaphore frappante participait de l’exigence de vie et de couleur du discours de la presse auquel les avant-gardes s’étaient volontairement soumises : la métaphore du combat, catégorie spontanée de la perception populaire, empruntée au sport. Les relations artistiques devinrent ainsi des « luttes », les journalistes jouant les arbitres et comptant points et coups de poing. On comprend mieux, dans cette perspective, la mode de l’époque pour les toiles « sportives » — qu’on pense, pour l’année 1913, aux biplans de Delaunay, La Fresnaye, du Belge Lemmen et de l’Italien Giannattasio, et même de Chagall ; aux athlètes de Gleizes, Bloch, Boccioni, Kubin, Souza Cardoso, Delaunay encore, et tant d’autres peintres ou sculpteurs d’avant-garde. On comprend aussi que les cubistes parisiens n’aient pas hésité, à l’image des futuristes, à donner de temps à autre un coup de poing dans la masse, ou qu’ils aient si bien accepté dans leurs rangs le boxeur et poète Arthur Cravan (1887- ?).

À une échelle plus globale, les titres des toiles exposées dans les salons européens de l’époque témoignent plus encore de l’invasion du politique dans les œuvres [19]. En Russie par exemple, Michel Larionov n’est pas le seul à avoir puisé dans la thématique militaire. Début 1910, son compatriote Kubin expose au Salon d’Odessa, puis de Kiev, une dizaine d’œuvres dont certaines portent les titres suivants : Guerre (n° 264), Après la bataille (n° 266), Heure de la mort (n°268). Ces toiles seront exposées ensuite à Riga et à Saint-Pétersbourg, à l’été 1910. Plus généralement, un thème semble avoir été particulièrement à la mode à l’époque : celui de l’aviation, dans une référence nationaliste explicite.

J’ai montré ailleurs comment la peinture française se fit l’écho, après la traversée de la Manche par Louis Blériot (1872-1937) en 1909, de la fierté nationale française. L’aéroplane était un bon sujet : il permettait aux avant-gardes parisiennes de croiser modernité et patriotisme. Il fut rapidement considéré comme le sujet suprême de l’avant-gardisme (Joyeux-Prunel, 2005, a, pp. 646-654). L’aéroplane, première conquête par l’homme de l’espace, devenait aussi sa conquête du temps. Il pouvait remplir auprès des avant-gardes une fonction identitaire.

Image 1 : Le culte de Louis Blériot en carte postale, 1909, coll. pers.

Image 1 : Le culte de Louis Blériot en carte postale, 1909, coll. pers.

On peut étendre cette analyse à l’échelle internationale. En effet, l’aéroplane n’était pas un sujet populaire qu’en France. Depuis le premier vol, le 17 décembre 1903 aux États-Unis, des frères Wilbur et Orville Wright (1867-1912 et 1871-1948), la chose aérienne était devenue un sport internationalement pratiqué, au sujet duquel la presse mesurait la puissance d’une nation sur les autres. Le poète belge Émile Verhaeren (1855-1916) confirma le lien entre nationalisme et aviation lors d’un déjeuner auquel participait, en 1910, le collectionneur allemand Harry, comte de Kessler (1868-1937). Ce dernier rapporte dans son journal : « Verhaeren über den jetzt hier grassierenden Chauvinismus [Verhaeren parlant du chauvinisme qui prospère ici aujourd’hui] : c’est l’aéroplane qui l’a fait éclater ; c’était préparé, mais ça a éclaté d’un seul coup, comme les bombes, après le Circuit de l’Est. [20] ». Dans l’atmosphère de plus en plus nationaliste et militariste qui régnait en Europe, l’aviation devint un des fleurons du réarmement de la plupart des pays européens.

Dans les milieux artistiques, on était tout autant fasciné par l’aviation. Pour les artistes européens il parut donc vite évident, la chose n’étant pas nécessairement formulée, que le public verrait dans l’aviation la preuve de la modernité d’un artiste et de ses qualités de courage, sans oublier son allégeance au pacte national. Le sujet avion manifestait en outre l’engagement de l’artiste dans la concurrence entre les nations. Dès le Salon de la Libre Esthétique de 1909, le Belge Georges Lemmen (1865-1916) exposa une Fête aérostatique manifestement plongée dans l’ambiance populaire des concours aéronautiques (cat. n° 165). À des milliers de kilomètres de là, deux ans plus tard, le Russe David Bourliouk (1882-1967), ami de Kandinsky, traduisit avec désillusion l’imposant engouement des publics pour l’aviation, dans un article pour l’Almanach du Cavalier Bleu sur « les fauves russes ». On y lit en particulier ces lignes percutantes :

« Le Congrès des Artistes russes prévu pour décembre […] réunira aussi les jeunes forces, c’est-à-dire les artistes qui ne se complaisent pas dans l’autosatisfaction, mais qui cherchent de nouvelles voies artistiques et préfèrent aux intérêts nationaux et pécuniaires les fins idéales de l’art international. […] Si un Congrès se réunissait dans l’intérêt d’un domaine technique quelconque — aviation, marine, sport automobile etc.… —, tous les membres participants concéderaient très certainement d’une voix unanime que “nous sommes à la traîne par rapport aux autres nations”, que “la Russie est très en retard en comparaison de l’Europe de l’Ouest”. […] Mais il en va autrement pour tout domaine spirituel, c’est-à-dire aussi en peinture. Ce qui fait ici défaut, ce sont les preuves tangibles d’un aéroplane. L’art n’est pas un canon de Krupp, dont la force d’argumentation est énorme. [21] ».

Beaucoup des artistes contemporains de Bourliouk pensaient pourtant trouver leur « force d’argumentation » dans les « preuves tangibles d’un aéroplane ». L’avant-garde européenne se lança ainsi plus que jamais dans l’aéromodélisme. À Paris, Roger de La Fresnaye (1885-1925), qui s’était spécialisé dans la peinture militaire, passa de l’artillerie à l’aviation avec La Conquête de l’air (1913).

Image 2 : Roger de La Fresnaye (1885-1925), La Conquête de l’air, 1913, huile sur toile, 235,9 x 195,6 cm, The Museum of Modern Art, New York.

Image 2 : Roger de La Fresnaye (1885-1925), La Conquête de l’air, 1913, huile sur toile, 235,9 x 195,6 cm, The Museum of Modern Art, New York.

La toile rayonne d’une atmosphère claire, festive, dont la dimension patriotique flamboie dans le claquement d’un drapeau français au premier plan à droite. Prolongeant l’axe de la main gauche du personnage, une montgolfière vient rappeler que les premiers engins volants furent réalisés par des Français, en 1783. Les deux jeunes hommes de la toile sont plongés dans un paysage rural et traditionnel. Comme pour confirmer que la conquête de l’air se ferait dans la force tranquille des traditions françaises.

Le tableau de La Fresnaye fut exposé au Salon d’Automne de 1913. Avec son format d’importance, il ne passa pas inaperçu dans ce Salon très international (les artistes étrangers y représentaient près de 46 % des exposants [22]) — un Salon dont le critique Guillaume Apollinaire (1880-1918) précisait qu’il montrait « un art très vivant, très ardent, très national, très raffiné, très moderne, très divers [23] ».

Le futurisme ou ses émules s’inspirèrent du même sujet : Ugo Giannattasio (1888-1958) exposa en 1913, au Premier Salon d’Automne allemand organisé par Der Sturm à Berlin, un dessin intitulé Vol plané (cat. n° 146). Les participants de ce Erster deutscher Herbstsalon berlinois se préoccupaient tout autant de sport, d’armée, de combat. Retenons quelques titres : d’Albert Bloch, Studie zum Ringkampf [Étude de combat] (cat. n° 51) ; du futuriste Boccioni, Spiralförmige Ausdehnung von Muskeln in Bewegung [Élancement en forme de spirale de muscles en mouvement] (non numéroté), auxquels répondaient le dessin mythologique Kampf um die Leiche des Patroklus [Lutte pour le cadavre de Patrocle] d’Alfred Kubin (cat. n° 230) et son correspondant biblique, la tapisserie d’Adriana van Rees-Dutilh, Kain und Abel nach eigenem Entwurf [Caïn et Abel] (cat. n° 310). Otakar Kubin semblait commenter l’ambiance du Salon avec Der Zorn [La Colère] (cat. n° 239) et Der Stolz [La Fierté] (cat. n° 238), tandis que N. Kulbin renchérissait avec Der Disput [La Dispute] (cat. n° 244). Du côté du concours sportif, Der Athlet [L’Athlète] d’Amadeo de Souza Cardoso (cat. n° 334), donnait le ton avec Radrennen [Course de vélos] de Lyonel Feininger (cat. n° 133). La réplique était renvoyée par les Joueurs de football d’Albert Gleizes (cat. n° 147), sans oublier l’important accrochage de Robert Delaunay (1885-1941) où l’on put voir les grandes toiles Troisième Représentation Simultan : L’Équipe du Cardiff (cat. n° 93) et Soleil Tour Aéroplane Simultané (cat. n° 85). On n’était pas loin du thème guerrier, dans lequel plongeaient Die Salve [La Salve] (cat. n° 248) et Soldatenkopf [Tête de soldat] (non numéroté) de Larionov. Quant au patriotisme, il fut célébré par le futuriste Gino Severini (1883-1966), Italien déjà pro-français, dans le fouillis des alliances diplomatiques de l’époque, avec son Plastischer Rythmus des vierzehnten Juli [Rythme plastique du 14 juillet] (n° 325).

L’aéroplane inspirait aussi les émules du futurisme. L’Anglais Christopher Nevinson (1889-1946), qui à la suite de Severini avait adhéré au futurisme, réalisa une de ses premières œuvres d’art appliqué futuristes sur ce thème : Aerro Plane (exposé à Londres, pour le Salon de l’Allied Artists’Association, en juin 1914). On comprendra que Robert Delaunay, premier concurrent des futuristes à Paris, se lançât de plus belle dans la conquête des airs. Il le fit cette fois de manière grandiose, avec l’Hommage à Blériot qu’il envoya au Salon des Indépendants de Paris en 1914. Avec cette grande toile de près de deux mètres sur plus d’un, l’aviation devenait un sujet de « machine de Salon », de ces immenses peintures qui distinguaient ceux qui les exposaient [24].

Tous étaient donc concernés par la géopolitique des arts, et tentaient d’exprimer leur avant-gardisme par une conquête de l’espace — espace politique comme espace physique.

Image 3 : « Notre Avenir est dans l’Air », couverture d’un prospectus de propagande militaire, 1912.

Image 3 : « Notre Avenir est dans l’Air », couverture d’un prospectus de propagande militaire, 1912.

Même Pablo Picasso (1881-1973), plus éloigné des hauts-lieux du marché de l’art, puisque son marchand Kahnweiler n’exposait plus ses toiles qu’à l’étranger, ne semble pas être resté indifférent à cette problématique. Mais il fit feu du bois « aviation » comme pour s’en moquer et s’en servir à la fois. Il réalisa en effet, en 1912 trois petites natures mortes ovales, de format à peine plus gros qu’une feuille de papier, de version cubiste. Leur titre parlait de lui-même : Notre Avenir est dans l’Air (Pablo Picasso [1881-1973], « Notre Avenir est dans l’Air », Paris, Printemps 1912, huile sur toile, 14 x 22 cm.).

Picasso s’était inspiré d’un prospectus de propagande militaire [25] qu’il avait intégré aux éléments iconographiques de ses collages précédents : pipe, journal, table de café, symboles très parlants du quotidien de l’avant-garde parisienne, de ses discussions et de ses apéritifs dans les cafés de Paris. Jusqu’ici, ces toiles auraient pu tout à fait s’intégrer parmi les manifestes aéropatriotiques et sportifs des peintres avant-gardistes de l’époque. Mais ces petits formats étaient bien éloignés de ceux des toiles des confrères de Picasso. Surtout, Picasso réduisait la question de l’aviation française à une discussion de café, à l’envol hasardeux d’un prospectus apparu peut-être dans sa boîte aux lettres ou distribué dans la rue. Il supprimait donc toute la dimension militaire, sportive, festive et masculine du sujet. « Notre avenir est dans l’air » devenait presque la remarque enfumée d’un amateur de pipe enfermé dans son café, dans une dérision décapante de l’émulation artistico-sportive de l’époque. Picasso, surtout, résumait de manière brutale l’état des stratégies avant-gardistes : pour s’imposer comme d’avant-garde, il fallait conquérir l’espace — en trois mot : « notre avenir est dans l’air ».

Carrières et stratégies internationales.

Le défi avant-gardiste par excellence était devenu la conquête du monde. Mais de quel monde ? Entre ceux qui tentèrent de conquérir l’Europe des arts telle qu’elle se présentait à leurs yeux, et ceux qui entreprirent d’abord de modifier la géographie artistique européenne pour mieux réussir leur entreprise de conquête, la distance était nette. La différence de résultats, symboliques comme financiers, fut plus frappante encore.

Un nouveau défi : conquérir le monde.

En mars 1913, le poète et critique d’art Guillaume Apollinaire, qui était particulièrement au courant du fonctionnement de la logique avant-gardiste européenne, d’autant plus qu’il y participait lui-même, résuma de manière percutante son évolution :

« …les jeunes peintres sont les victimes d’un monstrueux régime artistique, où l’amateur, ou si l’on préfère l’acheteur, est accaparé par les marchands agioteurs, et où les salons ne sont plus qu’un lieu où les écoles, groupes et sous-groupes viennent faire leur publicité annuelle […]. Ce qui a suscité la méfiance des uns, l’hostilité des autres, c’est la surenchère et la course au Mécène, les tournées “mondiales”, les manifestes et les programmes, le libre-échange des panégyriques et toute l’agitation des agioteurs de la cimaise. [26] »

Les « tournées mondiales » étaient devenu une obligation, inséparable des manifestes et des programmes. Les artistes, cependant, étaient-ils réellement les victimes de ce « monstrueux régime artistique » ? Ils en étaient plutôt les acteurs les plus fébriles.

Les futuristes furent les premiers à mettre en œuvre les pratiques décrites par Apollinaire. Marinetti avait pensé la stratégie d’expansion du groupe qu’il patronnait à une échelle résolument internationale. Dès 1904, il se mit à collecter les coupures de presse étrangères, consacrées après 1910 pour la plupart aux expositions, publications, invitations et soirées futuristes organisées dans le monde entier [27]. Adepte et praticien doué de la publicité, Marinetti imposa au groupe futuriste des pratiques commerciales et publicitaires si efficaces qu’on put y voir « pas tant un phénomène occidental qu’un phénomène spécifiquement américain [28] ». L’avant-gardisme devenait ainsi un marketing international professionnel.

Bien des avant-gardes européennes prirent exemple sur les futuristes. A Paris, Robert Delaunay en est le meilleur exemple. On a analysé ailleurs la véritable entreprise internationale qu’il mit en place, avec son épouse russe Sonia, pour asseoir sa carrière entre France, Allemagne et Russie (Joyeux-Prunel, 2005, a, pp. 685-707.). Delaunay avait une conception quasiment visuelle, géo-graphique, de sa trajectoire artistique. Citons ainsi un passage de ses notes personnelles, rédigé en 1913, où l’artiste fit la liste de ses œuvres et de leurs lieux d’exposition :

« 1. 1906-1913. […] Epoque des Manèges 1906-1914. Exposé au Premier Salon d’Automne de Berlin 1913 (refusé au Salon d’Automne de Paris 1906).

  1. 1909. époque des Saint-Séverin. 1909-1910. Saint Séverin, 1909-1910, exposé aux Indépendants de Paris, 1910, à Bruxelles, en Allemagne, à Munich et Berlin.
  2. époque des Villes, 1909-1910-1911. Ville n° 2, 1910. Exposé aux Indépendants de Paris, Munich, Berlin, Cologne, Budapest, Prague.
  3. 1910. époque des Tours. “La Tour”, exposé aux Indépendants de Paris, Bruxelles 1911, à Berlin, Munich, Francfort. [etc….] » (Francastel, 1957, p. 107).

Delaunay aurait pu traduire ces notes par une carte d’état-major. Nombreux sont les exemples d’artistes qui, à la même époque, ne manquaient pas de souligner autour d’eux leurs expositions à l’étranger. L’internationalisation d’une carrière devenait la garantie de la compétence de l’artiste et de la qualité de ses œuvres. Kandinsky en témoigne dans le post-scriptum angoissé d’une lettre au galeriste berlinois Hervarth Walden (1878-1941 ?) :

« Les arguments les plus forts pour de tels pieds de lièvres [les marchands] sont ceux du succès. Écrivez, je vous prie, à Th.[Annhauser, marchand munichois], que mes ventes ont augmenté ces derniers temps d’année en année, que j’ai vendu cette année pour 11 m[ille] Marks, qu’un collectionneur de Chicago a acquis plus de 20 choses de moi […] etc. […] Th. est plutôt naïf, comme un enfant : il ne sait pas ce qui se passe dans le monde de l’art. N’a même pas la moindre idée de la place que prennent maintenant mes tableaux, et comment on écrit sur eux de partout. […] Dites-lui que Du Spirituel est traduit en anglais, en hollandais et en russe — tout ce qui vous semblera à propos. [29] »

Chacun utilisait l’argument international pour se faire valoir. « Monstrueux régime artistique » que cette lutte internationale sans merci ? Les artistes en étaient les premiers bénéficiaires et les meilleurs stratèges. Mais encore, la définition même de la géographie internationale de l’art, de ses centres les plus importants et de ses hiérarchies, devint un enjeu de luttes. Il convenait toujours, en effet, de montrer qu’on était au centre de cette géographie. Le plus simple était pour cela d’en désigner soi-même le centre. Reprenons par exemple l’affirmation comique du manifeste vorticiste de 1914, citée plus haut : « LONDON IS NOT A PROVINCIAL TOWN ». Dans la même perspective, le parisien Robert Delaunay cartographiait en 1914 l’avant-garde internationale dans un « mouvement universel » centralisé par la France, et dont il était bien sûr à la tête :

« Les noms des peintres français et étrangers qui ont été influencés dans le nouveau mouvement universel français : De la Fresnaye 1913, Léger 1911, Picabia 1913, Duchamp-Villon 1912, Dumont 1913, Ottman 1914, Lotiron 1912. Américains : Bruce 1913, Frost 1914, Morgan Russel 1913 et Wright 1913. Allemands : Marc 1914, Macke 1912. Viennois : Loeb 1913. Russe : Yacouloff 1913. Italien : Severini 1911. Turc : Valensi 1913 […] »

Kandinsky avait fait de même en orientant l’axe de la modernité de Ratisbonne à Berlin, dans une géographie qui excluait Paris.

Le détour par l’étranger : un patrimoine avant-gardiste.

Comment, alors, gagner dans cette guerre internationale des artistes ? En jouant sur ses expositions à l’étranger, pour s’y imposer d’une part, mais aussi (ce qui n’était pas toujours formulé) pour imposer au public ses propres critères de définition de la géopolitique européenne des arts. Il fallait réussir à montrer qu’on avait conquis des lieux stratégiques. Pour réussir dans ce jeu, les avant-gardes des années 1910 pouvaient reprendre l’expérience des générations précédentes. En particulier, celle des expositions différenciées.

La génération des avant-gardes apparues après 1905, sut reprendre leurs meilleures pratiques à la génération contre laquelle elle s’était identifiée. Matisse, par exemple, apprit la stratégie du détour par l’étranger à l’école de Signac. Il commença par exposer des toiles encore pointillistes (même après 1905) dans les réseaux postimpressionnistes, et d’abord à la Libre Esthétique de Bruxelles. De même que Signac avait adapté ses expositions aux publics qui les regarderaient, à Bruxelles, Berlin ou Weimar, Matisse envoya à l’étranger des œuvres plus douces que ses toiles fauves de Paris. En particulier, il y exposait des travaux en noir et blanc, susceptibles d’attirer l’attention sur ses qualités de dessinateur, plutôt que des toiles dont la couleur avait déjà créé le scandale à Paris. Franz Marc, depuis Cologne, n’était pas du tout dupe de cette stratégie. Il écrivit ainsi à Kandinsky le 27 juillet 1911, au sujet d’une exposition de peintures fauves au Gereonsklub de Cologne : « Voici la deuxième fois qu’on essaie de faire aux fauves une mise en pli digne des salons [dies Fauves salonfähig zu frisieren]… [30] » Marc assimilait le Gereonsklub à un salon de coiffure : sa métaphore traduisait, par un raccourci figuratif et quasi photographique, la capacité qu’une exposition avait de transformer et même de fabriquer l’image d’un artiste — ici, son visage ou sa coiffure.

On retrouve la même stratégie des expositions différenciées dans la trajectoire de Picasso (Joyeux-Prunel, 2005, a, pp. 660-674  et pp. 675-683). Même stratégie, encore, chez des représentants de l’avant-garde russe comme Chagall ou Kandinsky (Joyeux-Prunel, 2005, a, pp. 708-725 et pp. 743-747). Elle ressort également de l’analyse, par exemple, des toiles exposées par Max Weber (1881-1961), élève américain de Matisse, entre Paris, Londres et New York : à partir de 1910, Weber évite d’exposer en Amérique des toiles trop inspirées par Paris, et s’oriente au contraire vers une représentation moderniste de New York. À Londres, aux Grafton Galleries (mars 1913), New York se fait plus discret (une seule toile portant ce titre, n° 27), disparaissant presque derrière une dizaine de natures mortes et de figures. Au Salon d’Automne de Paris la même année, New York disparaît au profit de… Paris [31]. Et l’on pourrait multiplier encore les exemples de ces stratégies, s’il n’était pas plus intéressant de discerner lesquelles furent les plus efficaces.

Stratégie internationale et carrière réussie : une géopolitique de la vision.

Ceux qui réussirent le mieux dans ces stratégies se montrèrent capables d’imposer une autre idée de la hiérarchie des capitales européennes, que celle qui prévalait dans les représentations dominantes. C’est ce que montre l’analyse comparative des expositions des futuristes d’une part, et d’autre part de celles de Matisse, Picasso, Chagall ou Delaunay.

Les futuristes vendirent très peu à l’étranger, malgré leur réputation internationale sulfureuse. Même en vendant la quasi-totalité de leurs toiles d’ailleurs, ils gagnaient très peu d’argent. Il fallait soustraire de ces ventes les frais de voyage, de transport et d’expédition des œuvres, de courrier, d’impression et de publication de catalogues ou prospectus, de publicité dans la presse, de location de salles, outre diverses amendes pour tapage et insultes, sans oublier d’importants frais de commission. Faisant les comptes du groupe à la suite de l’exposition futuriste de Berlin, au Sturm en 1912, Umberto Boccioni (1882-1916) écrivit ainsi à Gino Severini : « Cela te fait propriétaire de 400 lires, quant aux 2 lires, 50 [que tu me dois encore], je t’en fais cadeau pour aller à l’asile de nuit ou à l’armée du salut, au choix. [32] » Avec 400 lires, soit environ 400 francs au cours du jour, on obtenait l’équivalent de la moitié du traitement annuel d’un instituteur à l’époque : c’était bien peu pour continuer à produire, s’acheter des toiles, des couleurs, du papier et des pinceaux, voyager pour exposer, vivre en même temps et entretenir sa famille. Severini vivait donc sans cesse d’expédients, lui à qui Marinetti écrivit en 1914 : « Ne te fais pas d’illusions sur le gain des Soirées [futuristes], ils sont dérisoires. [33] ».

Pourquoi cet échec collectif et individuel ? On peut l’expliquer par un manque fondamental dans l’aventure futuriste : celui d’une réflexion de fond sur les rapports de force symboliques entre les capitales artistiques européennes, et d’un travail réel d’adaptation des œuvres futuristes entre ces métropoles. Les futuristes conquerraient les villes une par une. Mais ils n’étaient implantés réellement dans aucune, et n’utilisaient pas, finalement, l’internationalisation comme argument pour faire monter leur réputation dans un centre privilégié. La stratégie futuriste, en outre, était monolithique et misait sur un discours indifférencié entre les pays où on le proclamait. Fondamentalement enfin, tout était lié à la docilité des peintres futuristes vis-à-vis de Marinetti, le fondateur du futurisme. Ce dernier avait opté pour une politique d’autarcie futuriste et d’autocratie marinettienne, qui excluait tout recours à un médiateur éventuel pour introduire la peinture futuriste à l’étranger, donc toute implantation locale.

Les fauves et les cubistes, en revanche, vendirent beaucoup plus que les futuristes à l’étranger. Matisse était devenu riche avant la guerre, tandis que Picasso vivait déjà très bien. La majorité des revenus de Matisse provenaient des achats de ses amateurs russes Chtchoukine et Morosov. Quant aux revenus de Picasso, ils étaient le résultat d’expositions réservées uniquement aux pays étrangers : à Paris, on ne pouvait voir ses œuvres que chez ses rares collectionneurs (les Stein ou Wilhelm Uhde) et son marchand Kahnweiler.

Le caractère commun des réussites internationales de Matisse, Picasso, Delaunay ou Chagall, est d’avoir été favorisées par la même stratégie des expositions différenciées. Cette stratégie découlait d’une vision novatrice de l’Europe des arts. Elle impliquait d’abord que la construction parisienne des réputations, traditionnellement orientée vers les Salons, les expositions de galeries et la presse parisiens, n’importait plus. C’était prendre au sérieux l’apparition de nouveaux centres d’exposition et de commercialisation de l’art d’avant-garde, en particulier Berlin, Moscou et New York. C’était accepter l’idée que les achats d’œuvres d’art se faisaient désormais moins à Paris qu’à l’étranger. C’était prendre acte, et agir sur le fait que la valeur de l’art d’avant-garde n’était plus fabriquée dans un seul centre artistique.

Une telle position nécessitait une forte autonomie vis-à-vis du mythe de Paris, c’est-à-dire essentiellement par rapport à la domination symbolique, littéraire, artistique et économique de la capitale française. Elle impliquait une distance culturelle et intellectuelle forte que seuls des acteurs cosmopolites, à l’intersection entre plusieurs pays, pouvaient acquérir, et, pour les marchands d’art, des galeries ayant des arrières financiers suffisants pour envisager le détour par l’étranger — ainsi des galeries Bernheim-Jeune et Kahnweiler qui soutenaient respectivement Matisse et Picasso. Mais la stratégie du décentrement de Paris ne pouvait réussir encore, que parce qu’elle jouait aussi sur le mythe parisien : d’un côté, le retour vers Paris utilisait les complexes collectifs des Français à l’égard de l’étranger ; de l’autre, la domination symbolique encore prégnante de Paris comme capitale de la valeur artistique moderne, permettait d’élargir le cercle de connaissance de la peinture avant-gardiste une fois qu’on pouvait attester d’une reconnaissance, même faible, à Paris.

La stratégie des expositions différenciées découlait, enfin, d’une observation pragmatique du marché de l’art d’avant-garde : l’achat d’œuvres d’art ne se faisait pas dans le grand public, mais dans des milieux très restreints. Il y avait donc plusieurs géographies de l’art moderne, selon les échelles où l’on se plaçait. Et la géographie la plus importante était celle des collectionneurs. Or, les critères d’évaluation de l’art et de décision de ces élites avaient peu de rapports avec ceux que la presse semblait favoriser. Il fallait savoir s’adresser aux amateurs d’art d’avant-garde, parler leur langage, susciter leurs interrogations et répondre à leurs attentes intellectuelles et esthétiques. Pour ce, le meilleur vecteur de communication n’était pas d’abord la presse, ni même les petites revues intellectuelles, mais les expositions, les envois d’œuvres ou de photographies, et, enfin, les collections déjà constituées. Le meilleur vecteur était en fait non pas politique, ni littéraire, mais visuel. La géopolitique la plus susceptible de conduire au succès était celle de la vision.

Approfondissons le cas de Picasso : son marchand Kahnweiler eut une idée lumineuse en décidant après 1909 de ne plus exposer ses artistes en France, et de ne montrer leurs œuvres que dans les expositions étrangères. La stratégie du silence parisien devait être compensée par une réception importante à l’étranger, qui entretiendrait le mythe d’un art refusé à Paris mais couronné à l’étranger. Kahnweiler parvint à ses fins : on parlait de Picasso à l’étranger et Paris ne comprenait pas cette réception incroyable.

Pour exporter Picasso à l’étranger, et obtenir qu’on parlât sérieusement de lui, comment fit-il, cependant ? Kahnweiler fit marcher son intelligence.

Entre 1909 et 1912, les expositions de Picasso à l’étranger montraient très rarement des œuvres abstraites ; elles s’arrêtaient généralement au cubisme cézannien, encore figuratif, de 1908-1909. Les œuvres présentées, de la période bleue ou de la période rose, donnaient de Picasso l’image d’un artiste inséré dans le courant symboliste et Art nouveau, mais surtout d’un excellent coloriste et dessinateur. À partir de 1912, les expositions de Picasso à l’étranger montrèrent des exemples de cubisme analytique ou synthétique — mais toujours présentées dans une perspective historique ou rétrospective (c’est-à-dire à côté d’œuvres plus anciennes de Picasso), et jamais des œuvres trop difficiles à rapprocher d’un sujet. L’objet de ces expositions était manifestement de montrer, visuellement, que Picasso n’était pas arrivé jusqu’au cubisme sans une évolution mûrie et progressive. Le cubisme devenait l’aboutissement logique d’une double évolution : celle de Picasso et celle de l’histoire de l’art [34]. En 1913, Picasso était suffisamment connu à l’étranger pour que Kahnweiler expose des toiles plus radicales, mais toujours dans une mise en valeur rétrospective et historique. La démonstration par l’image se faisait sans discours justificatif. Elle n’en était que plus convaincante.

L’intelligence de cette stratégie internationale de la vision est évidente si l’on relit, a contrario, l’exemple futuriste. Dans la stratégie futuriste, les œuvres, leur contexte d’exposition et la manière de les exposer à l’étranger étaient secondaires : il s’agissait en fait de proclamer le futurisme, une théorie, plus que de montrer et faire découvrir la peinture futuriste. Les peintres futuristes en furent collectivement et individuellement les premières victimes, et du futurisme on ne retint que le mot.

C’est pourquoi l’art qui réussit le mieux (qui est en résumé celui que nous connaissons le mieux aujourd’hui) parce qu’il a été consacré par l’histoire de l’art, fut celui qui pratiquait une géopolitique en silence, corollaire de la stratégie visuelle. C’était le silence des œuvres, de leur mise en scène, celui de leur langage pictural. Ce silence, c’était aussi celui du regard des amateurs. Ce regard comparait toujours les œuvres qu’il voyait les unes avec les autres, ce regard cherchait de l’histoire des formes, de la signification, il appelait le dialogue des tableaux les uns avec les autres. Le silence, complétant la stratégie d’expositions différenciées, était extrêmement efficace : il créait de l’énigme. La géopolitique devenait une quête au trésor.

Qu’en déduire ? D’abord, que le triomphe de l’avant-gardisme fut inséparable de l’internationalisation de la diffusion des œuvres concernées ; mais que cette internationalisation n’était pas une mondialisation ou une diffusion homogène : elle jouait au contraire sur toutes les différences de potentiel disponibles, entre les pays, les héritages et les langues, entre les milieux, les groupes et les coteries, et jusqu’aux décalages entre les supports artistiques, les sujets et les traditions ; décalages qu’une représentation géographique et géopolitique mentale rendait facilement compréhensibles, et que l’activité picturale était portée à représenter spatialement. Ces jeux sur ces différences de potentiel furent extrêmement efficaces pour fabriquer du désir, de la rareté et de la distinction. Ils tiraient parti du silence édifiant des œuvres confrontées d’abord aux regards d’une élite de collectionneurs, à la fois argentés et avertis, et que distinguait toujours leur très petit nombre. La force du mutisme et du secret, amplifiait celle, finalement, d’une sorte de collusion, de complicité secrète, de conspiration dont ces élites avaient besoin pour construire leur identité sociale. Leurs usages sociaux et imaginaires d’une peinture nouvelle, philosophique, qui demandait des explications, firent le reste. Selon un processus qu’il faut ajouter, semble-t-il, à la définition du « grand artiste ».

Résumé

L’avant-garde prétend appartenir à l’avenir ; ou plutôt : que l’avenir lui appartient. La valorisation du futur s’est imposée dans le système de valeur de la modernité, dont l’échelle se calque sur une échelle chronologique orientée. Plus on est d’hier, moins on vaut ; inversement, plus on parvient à faire accepter que l’on est « en avance sur son temps », plus l’on a de chances d’être consacré. […]

Bibliographie

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Xavier Tricot (éd.), James Ensor, Lettres, Bruxelles, Labor, Archives du Futur, 1999.

Notes

[1] Par « avant-gardes », entendons une position progressiste et marginale dans le milieu de l’art, susceptible d’évoluer : qui était hier d’avant-garde peut, tout en restant « moderne », se laisser dépasser par de plus jeunes et devenir pour eux un artiste d’arrière garde.

[2] Par « champ de l’art » ou « champ artistique », j’entendrai, à la suite de Pierre Bourdieu, un espace de concurrences et de luttes pour la domination, régi par des règles propres, susceptibles d’être modifiées (Bourdieu, [1992], 1998, 1re partie).

[3] Qui fut un des thèmes du dernier congrès international d’Histoire de l’art, à Montréal, au mois d’août 2004 (« Sites et territoires de l’Histoire de l’Art »).

[4] Ce qui permettrait d’analyser d’un point de vue plus subtil les descriptions par Rachel Esner de la réception française de ces peintres (Esner, 1993 et 2001).

[5] D’après une lettre du peintre belge Henri Evenepoël parlant de Matisse à son père, Paris, 2 février 1897, Bruxelles, Archives de l’Art Contemporain, inv. 19 356.

[6] On peut suivre le débat dans les coupures de presse collectée par Octave Maus en 1904, et conservées dans les Archives des xx et de la Libre Esthétique à Bruxelles (Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique). Plus particulièrement, voir Octave Maus, « Impressionnisme et nationalisme », Le Peuple, Bruxelles, 12 mars 1904 ; « Correspondance de Bruxelles » Le Bulletin de l’art ancien et moderne, Paris, 2 avril 1904 ; Edmond Picard, « Le Salon de la Libre Esthétique — dernières paroles », La Ligue artistique, Bruxelles, 5 avril 1904. La polémique se répandit dans les plus grands quotidiens bruxellois — du Peuple, où Picard s’était exprimé en premier, au Soir où l’on réglait ses comptes avec le nationalisme français.

[7] Sénat de Belgique, Annales parlementaires, Séance du 22 avril 1904, p. 57.

[8] Cf. James Ensor, « Une réaction artistique au pays de Narquoisie » initialement publié dans La Vie Nouvelle, n° 3, mai 1900, pp. 149-152, puis dans La Ligue artistique, 7e année, N° 12, 18 juin 1900, pp. 1-2. Ainsi que « Sur l’art flamand. Au pays de Narquoisie » in Le Tout Liège, 9e année, 8 octobre 1903, p. 1.

[9] James Ensor, « Sur l’Art flamand — Au pays de Narquoisie », La Verveine, 9 avril 1904. L’article était déjà paru dans Le Carillon d’Ostende.

[10] Lettre d’Ensor à Théo Hannon, le 23 février 1904 (Tricot, 1999, p. 439).

[11] Poussé par le Chancelier Bülow qui entendait rappeler, de façon sensationnelle, que l’Allemagne ne se laisserait pas mettre à l’écart de l’entreprise européenne de colonisation, et que la France ne pouvait modifier l’état politique du Maroc sans l’autorisation d’une Conférence internationale, Guillaume ii débarqua le 31 mars 1905 du Hohenzollern à Tanger pour quelques heures. Il dénonça, après un entretien avec l’oncle du sultan, les visées françaises et espagnoles sur le Maroc, ce qui provoqua une crise diplomatique.

[12] La querelle est bien expliquée dans Engels, 1997, « Excursus : „Ein Protest deutscher Künstler“ 1911 und die Antwort ».

[13] Philip Zilcken, Enquête sur l’art en Hollande, Réponses très internationales : A. Bredius, J. Israëls, C. Lemonnier, C. Mauclair, O. Maus, H.W. Mesdag, F. de Miomandre, F. Mistral, E. Picard, S. Pierron, Em. Verhaeren., C. Harms Tiepen, La Haye, 1912. L’enquête fut reprise par la revue bruxelloise l’Art moderne, dirigée par Octave Maus.

[14] Quelques publications révélatrices : dès le 8 mars 1909, on peut lire des extraits du manifeste du futurisme dans Le Soir de Moscou (Marcadé, 1989, p. 90). Le 1er août 1910, on retrouve dans la revue londonienne The Tramp un extrait de « Futurist Venice » et du « Initial Futurist Manifesto » (pp. 487-488). En juin 1911, c’est « Contre l’Espagne passéiste » que les futuristes se prononcent (Prometeo, Madrid). Au printemps 1912 les futuristes sont à Berlin, invités par la galerie Der Sturm de Hervarth Walden. En 1914 Marinetti et ses compères sont à Moscou (janvier-février) puis à Saint-Pétersbourg (Salle de la Bourse Kalascinikov). La même année Marinetti publie, en collaboration avec C.R.W. Nevinson, le manifeste Vital English Art, Manifesto futurista, dans Lacerba (n° 14, 15 juillet 1914).

[15] On accusait des artistes de Barmen d’avoir falsifié des dessins à la manière futuriste, pour les présenter à la Berliner Neue Secession qui les aurait pris au sérieux. Voir „Pechsteins Pech“, Münchner Neueste Nachrichten, n 365, 20. Juli 1912. Marc rédigea spontanément une « Erwiderung » qui parut dans le même journal n° 384, le 30 juillet : « Beitrag zur heutigen ästhetischen Zerklüftung » (Lankheit, 1983, p. 185).

[16] Wassily Kandinsky, « Sur la question de la forme » (Lankheit, 1981, p. 192-sq. (p. 202) et version originale : Lankheit, [1965], 2000, p. 142).

[17] Cf. sa lettre à Franz Marc, Munich, le 19 juin 1911 : « Da bringen wir einen Ägypter neben einem Zeh, einen Chinesen neben Rousseau, ein Volksblatt neben Picasso u. drgl. noch viel mehr ! Allmählich kriegen wir Litteraten und Musiker. Das Buch kann “Die Kette” heissen oder auch anders. » (Lankheit, 1983, pp. 40-41) : « Mettons un Égyptien à côté d’un Zeh, un Chinois à côté d’un [Douanier] Rousseau, une feuille populaire près de Picasso et plus encore dans ce genre ! Au fur et à mesure, nous obtiendrons [la participation d’] écrivains et de musiciens. Le livre pourrait s’appeler „La Chaîne“, ou autrement ».

[18] Blast, n° 1, pp. 9-28.

[19] Cette analyse est possible grâce au répertoire informatique présenté plus haut.

[20] Journal, 28 novembre 1910. Nachlass Kessler, Deutsches Literatur Archiv, Marbach am Neckar.

[21] D. Bourliouk, « Les “fauves” de Russie », Almanach du Blauer Reiter (Lankheit, 1981, pp. 99-100 et Lankheit, [1965], 2000, pp. 42-43).

[22] D’après les dénombrements proposés dans les Annuaire Statistique de la Ville de Paris, Paris, Masson, 1913 (1915) – Est considéré comme étranger un artiste à l’étranger.

[23] Guillaume Apollinaire, « M. Bérard inaugure le Salon d’Automne », l’Intransigeant, 14 novembre 1913 (Caizergues et Décaudin, 1991, p. 606).

[24] Hommage à Blériot 1914, huile sur toile, 194 x 128 cm, Kunstmuseum, Basel.

[25] Archives Delaunay. Il est frappant que Delaunay et Picasso aient été interpellés par le même prospectus.

[26] Anonyme [G. Apollinaire], « La vie artistique », La Cote, 19 mars 1913. Je souligne.

[27] Cet amas est conservé au Getty Institute (Archives Marinetti, Series viii, Libroni, Box 28-145).

[28] A. Zakrjevsky, « Chevaliers de la folie », Moscou, 1914 (C. de Michelis, 1973, pp. 150-152, cité par Roche-Pézard, 1983, pp. 115-116).

[29] Lettre de Kandinsky à Walden, s. d., Berlin, Sturmarchiv, Kandinsky — f° 146 : « am stärksten sind für solche Hasenfüsse Erfolgargumente. Schreiben Sie bitte Th.[annhauser], dass meine Verkäufe von Jahr zu Jahr diese letzte Zeit zunehmen, dass ich dieses Jahr für 11 T[ausend] M. verkauft habe, dass ein Sammler in Chicago über 20 Sachen von mir […] erworben hat u.s.w. […] Th. Ist ja naiv, wie ein Kind : er weiß nicht, — was in der Kunstwelt passiert. Hat also keine Ahnung, welche Stelle meine Bilder jetzt einnehmen, wie sich überall über sie geschrieben wird. […] Sagen Sie ihm, dass das „Geistige“ ins Englische, Holländische und Russ. übersetzt ist. U.s.w. — was Sie alles passend finden. ».

[30] « dies ist jetzt schon der 2. Versuch, die Fauves salonfähig zu frisieren ». Marc à Kandinsky, Hitzingen, 27 juillet 1911 (Lankheit 1983, p. 47). La phrase allemande est beaucoup plus percutante que ma traduction en français.

[31] Trois œuvres y sont présentées : Pont de la Seine, Paysage et Pêcheurs.

[32] Boccioni à Severini, juin-juillet 1912, Seil, p. 357 (Roche-Pézard, 1983, p. 206).

[33] Marinetti à Severini, 24 avril (1914) (Roche-Pézard, 1983, p. 154).

[34] Voir Joyeux-Prunel, 2005, a, annexes, dont un résumé est proposé ici (« Picasso exposé à l’étranger : une stratégie intelligente d’exportation »).

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