À l’entrée du vieux port de Marseille, le projet Euroméditerranée prévoit la construction d’un musée, le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem). Il accueillera les anciennes collections du Musée National des Arts et Traditions Populaires (Mnatp) que les badauds en promenade au jardin d’acclimatation croisaient sans le savoir. Un concours d’architecture a été lancé, remporté par un architecte de la région, Rudy Riccioti. Son projet prévoit l’installation d’un cube d’acier et de verre de couleur blanche, dans le prolongement d’un quai du port de la Joliette (J4), au pied du fort Saint-Jean. Une darse doit être creusée entre l’ancien et le moderne, une passerelle aérienne jetée entre les deux, symbolisant quelque chose au yeux de leurs concepteurs, mais quoi ? Pour l’heure, le projet démarre poussivement. La tour du fort Saint-Jean a été aménagée pour pouvoir accueillir des expositions du Mnatp. En décembre 2006, une banderole malingre annonce un programme à faire chavirer les âmes sensibles : « Rêver Noël : Faire la crèche en Europe ». Mais la principale attraction du quartier, ce ne sont pas les escaliers en colimaçon de la tour qui conduisent à cette exposition, mais davantage la promenade qui débute à l’entrée de la tour et se poursuit jusqu’au bout de la digue, où s’ouvre une vue panoramique sur l’entrée du port autonome, le palais du Pharo et les îles du Frioul. Par tout temps, les gens viennent ici se promener, pique-niquer, pêcher, flâner. Qui sont ces gens ? Le musée a voulu rendre compte à sa manière de la fréquentation de cette promenade que l’on pourrait qualifier de « populaire ». Peut-être s’est-il rendu compte qu’il s’agissait là d’un aspect de la culture méditerranéenne, sans s’avouer qu’elle serait menacée par l’existence même du projet architectural. Car de cette promenade, il ne reste rien dans le coup de crayon de Rudy Riccioti, à l’exception de la passerelle, dont l’accès, on l’imagine facilement, sera réglementé : interdiction de pêcher, de s’asseoir, de manger, de jouer, de faire du roller, de s’embrasser… [1] L’architecte y est à la fois pour quelque chose, et n’y peut pas grand-chose, lui qui aime à décrire la géographie urbaine marseillaise vue d’en haut, à coup de feutre sur une feuille, traçant des lignes et des pans de la ville comme Dieu aimerait parfois se bourrer une bonne pipe. On ne peut pas demander ce que la promenade signifie aux hommes de culture rapide, de lettres vides, aux élus et aux chercheurs studieux, pas plus qu’aux architectes. Dans ce projet de musée voué à la culture, l’échelle du piéton disparaît d’un trait de gomme, et avec lui, l’une des promenades les plus belles de l’hyper centre de Marseille. L’institution muséale actuelle, fébrilement nomade entre la capitale et le Sud, a dû s’en rendre compte et être saisie par une forme de culpabilité : elle a demandé qu’on montre ces gens, qu’on en parle, bref, que l’on expose ce qui va disparaître. Dans un réflexe peut-être ultime, souhaitant sans doute se garder de toute dérive folkloriste, elle a accroché, comme cela se pratique sur les grilles du Luxembourg, des photos grands formats, harnachées par des cordages voyants, d’un grain qui laisse plutôt à désirer. Elles figurent une galerie de portraits. On est censé y reconnaître le petit peuple de Marseille, qui aime sa promenade, où il trouve les joies simples des saines distractions : la pêche, etc. Tout le monde le sait, surtout ceux qui voient Marseille de loin, les habitants sont mélangés, « métissé » (vocable honni mais qui revient parfois comme une scorie des années 1980), bref, ces portraits expriment le désir naïf de rendre compte de cette population « multiculturelle ». On y voit beaucoup de marseillais d’origine étrangère, et si le spectateur ne comprenait pas bien, la photo du minot genre bon ptit Beur, avec derrière lui le « Algerie » de la société Algerie Ferries, vient enfoncer le clou. Au milieu de ces portraits, minoritaires, deux photos de marseillais « d’origine française ». Ces catégories taillées à la serpe transpirent du traitement des faciès : le promeneur doit bien comprendre que d’un côté, on a un petit peuple dont le berceau d’origine est la Grèce, les Balkans ou le Maghreb, et de l’autre un même petit peuple, dont les traits du visage tirent davantage vers l’Européen des pays d’Europe occidentale. Ces derniers, tout comme les premiers, relèvent de la fresque pagnolesque : lui a le crâne rasé et l’air bonhomme, elle a la peau du visage ridée comme seules « les vieilles peaux » qui s’abrutissent au soleil l’obtiennent dès la quarantaine. Certaines femmes des quartiers sud, celles qui appartiennent à la bourgeoisie marseillaise des beaux quartiers, doivent bien rire, elles qui ont appris jeunes que le soleil abîmait la peau. Étrangement, les auteurs de l’exposition n’ont pas daigné leur tirer le portrait. Serait-ce parce qu’elles sont davantage coutumières de la régate en voilier ? Et qu’elles voient la promenade du petit peuple depuis le pont d’un dix mètres ? Résumons, ces portraits présentent des marseillais de souche qui peuvent distinctement être référés à une origine ethnique, de façon à ce que le message soit bien clair : les promeneurs sont d’authentiques marseillais, mélangés etc. Et surtout, ils sont socialement homogènes, c’est-à-dire plutôt débraillés, mal sapés, en short et tongues : des plagistes sympathiques, parce que pas méchants, conformes aux représentations du Sud folklorisé [2]. Cette exposition ne se limite qu’à un seul aspect de la population des promeneurs du fort Saint-Jean et de la digue. Elle évacue tous ceux, de classe moyenne et supérieure, qui se rendent aussi dans ce lieu pour y prendre l’air. Non content d’orner l’entrée du port de Marseille par un musée, symbole dont la pertinence est loin d’être certaine, l’institution cherche à se dédouaner par une mise en exposition des promeneurs, donc d’une culture, qu’elle contribuera à faire disparaître. Imaginerait-on de tirer les portraits des visiteurs du musée du Quai Branly un samedi après-midi avec le même parti pris populiste ? Ah, pardon, nous ne sommes plus en pays de folklore.
Le sens du portrait.
Résumé
Bibliographie
Notes
[1] Il fut un temps où l’auteur, en visite au Site de création contemporaine du Palais de Tokyo, roulait des pelles en veux-tu en voilà, devant les plantureuses sculptures de Louise Bourgeois, et l’on vint lui signifier, uniforme à l’appui et verbe haut, que dans cet établissement, le règlement interdisait ce type de contact.
[2] Jean-Louis Fabiani, Beautés du sud, Paris, L’Harmattan, 2006.
Auteurs
Christophe Apprill
Sociologue, il est docteur de l’Ehess. Il est membre du laboratoire Sociologie, histoire et anthropologie des dynamiques culturelles (Shadyc, umr 8562). Ses recherches portent sur l’histoire sociale du bal et la place de la danse dans la sociabilité et la culture en Europe occidentale et en Amérique latine. Il est l’auteur de Le tango argentin en France, Anthropos, 1998, et de Sociologie des danses de couple, L’Harmattan, 2005.
Partenariat
Pour faire référence à cet article
https://www.espacestemps.net/articles/le-sens-du-portrait/