Les vide-greniers sont des théâtres d’objets que j’affectionne. Le dimanche, au cœur des villages, les gens se rassemblent sur ces marchés où les objets s’animent. Dès le milieu de la matinée, les participants reproduisent la posture des objets mélangés et serrés les uns contre les autres. Objets et personnes se bousculent à la recherche d’une occasion à saisir. J’y fais souvent la même rencontre. Sur de nombreux étals, je retrouve une bouteille, vide. Elle a beau changer de forme (petite, longue, fine, large…), de couleur (marron, verte, jaune, bleue…), de noms (Jack Daniels, Pastis 51, Rhum blanc de Trois Rivières…), se présenter seule ou parfois en série, sa présence énigmatique m’interpelle : pourquoi des gens ont-ils conservé leurs bouteilles vides ? Après les avoir emballées, mises dans leur voiture, conduites parfois des dizaines de kilomètres puis déballées, ils les exposent et les proposent à la vente. Comment comprendre que l’on puisse accorder autant d’égards à quelque chose qui a disparu ? Une autre question me vient aussitôt : qui peut vouloir acheter des bouteilles vides ? Ces bouteilles ne sont-elles pas déjà mortes comme on le dit couramment en les nommant des cadavres. Pourquoi les gens ramènent-ils leurs morts, les exhibent-ils ? Pour que l’on vienne leur prendre ? Pour trois fois rien, le prix d’une consigne. Parfois je devance leur appel et c’est moi qui les interpelle. J’attrape une boîte de whisky, 10 ans d’âge. Est-elle bien là, toujours là ? Dans la maladresse discrète de vérifier sa plénitude, je secoue la boîte pour sentir la vie d’une bouteille. Elle est absente. Le vendeur éclate de rire : « Vous ne croyez quand même pas qu’il y a la bouteille et qu’en plus elle est pleine ! ». Pour le vendeur, le comique de la situation repose sur l’ignorance des règles du jeu : ici nous ne sommes pas dans un supermarché. On achète le reste de ce qui n’est plus : une boîte de whisky, vide. Une autre fois, sur la grande braderie de Lille, la scène relève de l’illusion. Un vendeur, assis sur sa chaise, attend derrière son étal sur lequel il a disposé plus d’une trentaine de bouteilles d’alcool juxtaposées, ordonnées, les étiquettes tournées en direction des passants. Reconstitution d’un bar où l’on ne peut rien boire, toutes ces bouteilles sont vides. Je l’interroge : « Vous pensez que vous pouvez les vendre ? ». « Bien sûr, me répond-il l’air heureux, il y a des collectionneurs ». Le reste n’est pas rien, car si toutes ces bouteilles sont conservées et proposées à la vente c’est bien qu’elles possèdent encore quelque chose. Que contiennent ces objets vides ? Une preuve d’existence ? Par cette souveraineté du vide, l’objet se prête à l’échange. Bouteille dont le vide retient sa fête, sa mélancolie ? L’objet résiduel nous réfléchit par son pouvoir de dire l’histoire et l’humanité dont il a été investi et qui demeure, irréductible, comme reste. Comment nommer ce pouvoir de rendre présent ce qui absent ? Un souvenir.
Souvenir.
Résumé
Bibliographie
Notes
Auteurs
Octave Debary
Octave Debary est maître de conférences (Université Paris 5, Iut René Descartes), Membre du laboratoire de recherche du Lahic – Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain, Umr 8177, Cnrs-Ehess, Paris. Docteur en anthropologie sociale de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, il a mené sa thèse La fin du Creusot ou l’art d’accommoder les restes sous la direction de Jean Bazin (soutenue en 2001). Par la suite, il s’est engagé dans des études postdoctorales à l’université du Québec à Montréal/Université Laval Québec (rattaché à la Chaire de recherche du Canada en patrimoine – titre de la recherche : Objets et mémoires : des objets recyclés à la mémoire rachetée, 2003). Il développe une approche anthropologique de la mémoire et du musée. Il vient de publier dernièrement avec Laurier Turgeon l’ouvrage collectif Objets et Mémoires, Paris-Québec, Msh-Pul, 2007.
Partenariat
Pour faire référence à cet article
https://www.espacestemps.net/articles/souvenir/