La démocratie, si c’est est un principe fort, est néanmoins d’une pratique souple, reconnaissant un certain nombre de procédés de consultation populaires qui sont loin de s’équivaloir. Les scrutins sont soit majoritaires, soit proportionnels, et parfois même une hybridation des deux systèmes. Le référendum prend souvent l’allure d’un plébiscite. Quant au sondage d’opinion, qui était souvent plutôt une pièce à conviction opposable au tiers politicien, ce dernier décide maintenant de l’utiliser en préalable à l’enquête publique.
C’est ainsi que les Parisiens ont reçu, il y a quelques jours, un courrier de la Marie de Paris : « Construire avec vous l’avenir de Paris. Donnez votre avis ! » Il s’agit d’une consultation par la voie d’un sondage comptant 22 questions, en vue de la révision du Plu de Paris, le Plan Local d’Urbanisme, « qui fixera les règles d’urbanisme pour les vingt prochaines années : constructions nouvelles, transformation de bâtiments existants, occupation des espaces, préservation du patrimoine ». (L’ensemble des documents existe en ligne, sur le site de la Mairie de Paris)
L’idée que chacun se fait d’un Plu passant, n’en doutons pas, par celle d’une grande carte aux couleurs chamarrées de l’urbanisme contemporain, il était tentant de voir quel était justement le statut de la carte dans le cadre de cette consultation populaire. La carte est-elle une forme possible de question ? Sinon, quel est son rôle dans l’énoncé des questions posées ?
Deux fascicules ont été envoyés. L’un, de cinq pages, explique globalement la démarche et expose les enjeux du Plu (télécharger le document en pdf, 1,3 Mo).
L’autre est le questionnaire proprement dit. Premier constat : le questionnaire ne comporte pas de carte. Ni pour poser une question, ni pour y répondre. Ainsi, aucune question, même si elle fait référence à des lieux précis (Porte d’Orléans, Porte de la Chapelle…), ne s’appuie directement sur une carte de ces lieux et qui serait placée en regard de la question qui les concerne. Il faut sans doute voir dans cette absence de la question « où ? » un écho à l’intitulé du projet lui même : le plan est local, et une consultation de tous les Parisiens privilégie la cohérence de la société locale, renvoyant au second plan les enjeux infralocaux des quartiers. L’espace du questionnaire est donc surtout un espace générique parisien, décrit par des statistiques globales plutôt que par des configurations spatiales spécifiques.
Quant à la réponse par les cartes, la méthodologie associée est, on le sait, très difficile à maîtriser, tant sur le plan de la conception théorique que sur celui de la mise en œuvre pratique.
Si la carte n’a pas sa place dans le questionnaire, en lien direct avec les questions posées, elle est en revanche présente dans le fascicule explicatif accompagnant l’enquête. Si elle n’est pas un moyen de poser la question, elle est en revanche une manière de la contextualiser. En termes de proportions, on compte deux cartes pour six photographies, une proportion somme toute honorable pour la carte, qui est un objet graphique moins fréquent et moins abondant que la photo. Chacune de ces illustrations constitue un argument graphique s’inscrivant dans une (voire deux) des dix thématiques retenues par la Mairie de Paris. Celles-ci sont organisées et illustrées comme suit :
Un premier ensemble sur « l’embellissement de la ville » :
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1. Le paysage urbain : une photo des toits de Paris sur fond de Notre Dame ;
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2. Le patrimoine : une photo d’un hôtel particulier ;
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3. La végétation dans la ville ;
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4. L’architecture contemporaine : deux photos de bâtiments d’architecture contemporaine ;
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5. Les déplacements et le stationnement ;
Un second ensemble sur le « maintien de la diversité sociale et la lutte contre les inégalités » :
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1. Le logement : une carte sur les zones devant accueillir une part minimale de logements sociaux ;
Un troisième ensemble sur « le développement de l’emploi » : une carte des quartiers en cours d’aménagement ou de réaménagement :
Notons en passant que, dans la version papier du document, la seconde carte est tronquée sur sa droite, ce qui rend invisible les nouveaux quartiers de l’est parisien. En outre, manquent aux deux cartes des légendes complètes, qui pourtant en amélioreraient sensiblement la fonctionnalité ?
La question que pose l’arbitrage entre un recours à la photographie ou à la carte pour l’illustration des enjeux renvoie, on s’en doute, aux propriétés maintes fois détaillées des deux objets graphiques (niveau d’abstraction, perspective, etc.), et, dans le cadre disciplinaire de la Géographie, aux études comparant la carte et le « paysage ».
Si l’on a bien compris que les deux éléments qui discriminent ces deux médias sont d’une part la position du point de vue par rapport au sujet — vision horizontale ou oblique contre vision zénithale —, et d’autre part le niveau d’abstraction opposant la « capture » photographique à la construction cartographique, cette distinction finalement assez technologique mérite d’être complétée par d’autres aspects, exprimés en termes de propriétés communicationnelles.
Dans le cas qui nous intéresse ici, chacun des enjeux aurait pu être présenté par la photo et/ou par la carte. Les choix opérés par les auteurs révèlent alors l’orientation des questions posées. S’agit-il de rendre immédiatement sensible le sujet abordé, et l’on présente des bâtiments contemporains identifiant l’architecture contemporaine, ce qui pose au passage la question du choix du bâtiment représenté. S’agit-il au contraire de donner une vision globale, abstraite et spatialisée d’un phénomène ou d’un projet, et le recours à la carte s’impose, pour faire état de l’ampleur du parc de logement social projeté ou des grandes opérations d’urbanisme en cours.
S’il est difficile de tirer de cet unique exemple des conclusions générales, remarquons au moins que la carte y est associée à la notion de projet, et que la notion de projet est elle-même associée à l’occupation surfacique de l’espace : Une bonne carte est une carte visiblement pleine de virtualités urbaines. À l’inverse, la photographie semble associée à l’existant, aux réalisations (comme le montre la photo de nouveaux couloirs d’autobus), ce qui certes est structurellement contraint par l’existence nécessaire du sujet de la photo, sans oublier, par ailleurs, ni la valeur d’exemplarité de ce sujet — car on peut se contenter de ne montrer qu’un exemple avant-gardiste et représentatif d’un projet —, ni, en matière d’architecture et d’urbanisme, les possibilités de montage photographique et d’image de synthèse.
Que peut la carte ? Quel est ou quel peut être son rôle dans le processus de décision démocratique ? Cette courte analyse renvoie à des pistes de réflexion dont l’intérêt est de poser la question de la spécifié de la carte en termes techniques au sens fort du terme, c’est-à-dire non uniquement comme le savoir pratique du cartographe, mais comme la « médiation, idéelle et matérielle, entre la connaissance et l’action, rendue possible par cette connaissance » (Jacques Lévy dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, 2003). La question est celle de ce que peut faire la société de la carte plutôt que ce que la carte peut faire à la société.