« Le globe était rempli d’un liquide dans lequel flottaient des fougères vertes et des cailloux en apesanteur. Si on le faisait tourner rapidement, les zones bleues se mêlaient aux vertes, les jaunes devenaient marron : les océans se fondaient aux chaînes de montagne et les Amériques ne faisaient plus qu’un avec l’Asie. Assise à la table de la salle à manger, penchée au-dessus du globe, Bakul le fit tournoyer puis le manipula plus délicatement : elle cherchait à localiser l’Inde mais se laissait distraire par les girafes et les zèbres minuscules peints sur certaines parties d’Afrique » (Roy 2011, p. 155).
« Le regard perdait ses repères et la pensée ses atterrages… » (Gracq 2014, p. 182).
L’expérience ordinaire du monde est fatalement horizontale, mais l’horizon ne fuit plus, il tourne [1]. C’est notre expérience, malgré un apprentissage de l’ordre qui fait croire que le monde est orienté dans un seul sens à la fois, celui que nos cartes en forme de calques imposent. Or l’expérience n’est pas l’expérimentation. Si l’expérimentation comprend une forme d’autorité dans l’expression figurée d’une exploration restituée après réglage et selon un appareil normatif rigoureux auquel l’exercice cartographique a été progressivement soumis, l’expérience directe est ouverte à l’exploration des formes que la figure peut elle-même prendre par-delà toute codification. Elle peut même offrir une autre forme possible à l’expérimentation, artistique par exemple, autour du « thème » de « la » carte (Béziat 2014). L’expérience est vécue et rapportée plus ou moins « fidèlement » comme on dit. Fidèlement à quoi ? Cela reste à voir, maintenant que les sources de vérité multipliées mettent à mal l’autorité et que les cartographies changent de camp pour des expérimentations autres sur la base d’expériences dont la variété est explosive. Détournements artistiques et cartographies contributives, après les contre-cartographies militantes (Hirt 2009), peuvent-ils être rapprochés pour avancer dans une prometteuse analyse des usages réclamée par Matthieu Noucher (2017) ?
Outre les « détournements » artistiques (Béziat 2014), une expérience sociale inédite est à l’œuvre à travers la cartographie contemporaine débridée qui défie la critique classique du pouvoir des cartes (Noucher 2017). Si Harley affirmait, dès 1989, que « les cartes sont trop importantes pour être abandonnées aux seuls cartographes » (Gould et Bailly 1995, p. 115), le débordement cartographique submerge aujourd’hui l’autorité scientifique et technique en proposant une information alternative qui échappe aux contours de la cartographie dite critique ou radicale, y compris les contre-cartographies. Les « petites cartes du web », comme les désigne Matthieu Noucher (2017), annoncent-elles un nouveau régime cartographique (Joliveau, Noucher et Roche 2013) ? Pour en prendre la mesure, il semble nécessaire d’envisager plus que les représentations de l’espace et leurs significations cachées, en cherchant les propriétés du ou des espaces dans lesquels les représentations sont aujourd’hui développées. Nous admettrons, pour ce faire, la possibilité de mondes divers, connectés autrement qu’en étant plaqués sur un seul plan. Derrière le rapport horizontal/vertical, mobile/fixe, il y a la vision zénithale, l’encadrement, l’échelle unique du fond topographique de la carte visant, toujours ultimement, la reproduction de la réalité à l’échelle 1/1. Or, pour envisager la variété des espaces de représentation, il nous faut retrouver la vision horizontale, la mobilité et l’horizon tournant comme limite, une échelle inconstante.
« … la mer rend horizontal un savoir qui était vertical, elle pousse la fixité de la terre à se confronter au mouvement incessant et infini des vagues. Et au fur et à mesure que les mystiques descendent des montagnes du recueillement des oracles, au fur et à mesure que leur parole descend vers l’horizontalité de la mer, acceptant d’aller par les rues, de se sentir plurielle, contredite, démentie, contestée, le miracle … s’accomplit » (Cassano 1998, p. 42-43).
Le monde de la mobilité générale ne ressemblerait-il pas à la mer, dont l’horizon est égal à lui-même vers tous les azimuts ?
Voyages autour du Niger.
La figure des itinéraires, qui mémorise et fixe les étapes, fut probablement un des premiers gestes cartographiques avant même que l’idée n’en soit pensée. Ptolémée, dont on a retenu la tentative de fixer géométriquement l’image de la terre en ses dimensions (géographie) et en ses contours (chorographie), était lui aussi animé par cet impératif de localisation d’un corpus de lieux identifiés par les voyageurs et les savants explorateurs ou compilateurs de l’Antiquité grecque (topographie).
« Ces gens-là sont très conteurs, trop conteurs peut-être. Quelques voyageurs, arrivés à Kazeh ou aux Grands Lacs, ont vu des esclaves venus des contrées centrales, ils les ont interrogés sur leur pays, ils ont réuni un faisceau de ces documents divers et en ont déduit des systèmes. Au fond de tout cela, il y a toujours quelque chose de vrai… C’est au moyen de ces documents que des essais de cartes ont été tentés… » (Verne 2000, p. 147).
Eldorado illustre le type idéal d’un projet fondé à la fois sur des expériences compilées et sur des déductions à caractère « scientifique », elles-mêmes alimentées par des fantasmes transmis de génération en génération d’explorateurs, géographes, cartographes et autres aventuriers du monde, tous plus ou moins conquérants par l’esprit, jusqu’au passage à l’acte. Une histoire édifiante, qui a conduit des Monts de la Lune (aux sources du Nil) à la montagne de Kong (aux neiges et à l’or du Sahel), pour aboutir à la solution de l’énigme d’un fleuve, le Niger, qui coule dans deux directions opposées, peut introduire notre réflexion.
Ptolémée a repris la question portée aux sources du Nil six siècles après Hérodote et quelques décennies après Marin de Tyr, qu’il cite abondamment dans sa « géographie ». La grille des méridiens et des parallèles quadrillant la figure de la terre lui a permis de localiser quelques 8000 lieux, en compilant les descriptions d’itinéraires dont il disposait dans la bibliothèque d’Alexandrie. Mais certains étaient incertains. Il fallait les déduire, ce que la carte permettait une fois posé le graticule qui en quadrille le fond. Ainsi sont nés les Monts de la Lune, dont les neiges et les glaces alimentent deux lacs aux sources du fleuve qui coule vers la mer. Le Nigeir, quant à lui, devait couler d’ouest en est vers une région de lacs intérieurs (Tchad ?), les témoignages de marchands carthaginois ne pouvant en livrer la clé (De Sagazan 1951).
« Les Arabes nous fournissent, à la vérité, beaucoup plus de détails que Ptolémée ; mais les contradictions qui y règnent en rendent l’application très difficile. Le Nil des Nègres, dit Edrisi, coule de l’Orient à l’Occident… Léon l’Africain applique au fleuve Niger ce que dit Edrisi du Nil des Nègres… mais il avoue toutefois qu’il y a des auteurs qui font couler le Niger vers l’Orient, et en terminent le cours dans un grand lac. » (Malte Brun 1853, p. 633).
Encore au 19e siècle les discussions vont bon train. Il faudra en attendre la toute fin pour que la question soit close.
Al-Idrîsî, mille ans après Ptolémée, lui aussi compilateur rigoureux et s’associant des voyageurs expérimentés, a cru pouvoir placer, toujours par déduction, une montagne en barrage à la sortie du Niger vers l’océan. De ce fleuve, en corrigeant l’Alexandrin, il fait le Nil du pays des Noirs, une branche du Nil connu, coulant d’est en ouest vers cette montagne fabuleuse, le Wangara [2], là où Al-Bakri, un siècle avant lui, avait situé la source de l’or que les commerçants de l’empire de Ghana faisaient passer sur l’autre rive du Sahara.
« C’est à cette section qu’appartient le lieu où s’opère la séparation des deux branches du Nil. Entre, d’une part, le Nil d’Égypte, qui traverse ce pays du sud au nord (c’est sur ses rives et dans ses îles que la plupart des villes d’Égypte sont bâties) ; et, d’autre part, la branche qui coule de l’est vers l’extrémité de l’Occident (toutes ou du moins la majeure partie des villes des Noirs y sont situées » (Idrîsî 1999, p. 83).
Les voyageurs arabes comme Ibn Battuta, descendant le fleuve nécessairement d’ouest en est, n’en répétèrent pas moins l’hypothèse du bras du Nil coulant d’est en ouest : « Nous partîmes de Zâghari et arrivâmes au grand fleuve qui est le Nil ou Niger, dans le voisinage duquel se trouve la ville de Cârsakhou [3]. Ce fleuve descend d’ici à Câbarah [4] puis à Zâghah [5]… De Zâghah, le Nil descend à Tonboctoû et à Caoucaou [6]… » (Ibn Battuta 1982, p. 409)
Leur compilateur, Ibn Khaldûn, en 1377, n’a pas relevé la contradiction et conserve l’hypothèse idrisienne.
« De ce dernier lac partent deux fleuves. Le premier coule vers le nord et traverse la Nubie puis l’Égypte. À la fin de son parcours, il se divise en plusieurs branches rapprochées appelées canaux, qui se jettent dans la mer Byzantine, à Alexandrie. C’est le Nil d’Égypte… Le second fleuve tourne vers l’ouest et continue à couler dans cette direction jusqu’à la mer Environnante. C’est le Nil des Noirs. Toutes les nations noires se trouvent sur ses bords » (Ibn Khaldûn 2002, p. 268).
Un peu plus tard, la montagne que Léon l’Africain pose aux sources de l’or et du Niger au début du 16e siècle a pris une importance considérable, aux deux titres de l’or qui irrigue les marchés méditerranéens avant la découverte de l’Amérique, et de la neige qui alimente en eau ce fleuve dont on ne sait pas encore ce qu’il devient vers l’aval. Ce qui est retenu par les Européens qui abordent le Golfe de Guinée, c’est une montagne de plus en plus présente entre les gisements d’or et le fleuve d’écoulement ouest-est, présence que confirme le partage entre les deux traites négrières, arabe au nord et européenne au sud. Le Soudan est partagé en deux versants. Pourtant, si, au 18e siècle, les géographes et cartographes compilateurs gardent l’idée d’une montagne, la chaîne ne fait pas l’unanimité. Les Français de l’Isle (1700) et surtout d’Anville (1748) doutent et introduisent alors le blanc sur leurs cartes de l’Afrique intérieure quand les informations ne sont pas vérifiées par l’observation (Surun 2004). C’est alors qu’un nouveau récit s’impose, pourtant juste allusif.
Mungo Park n’est pas le premier explorateur à tenter de rejoindre le Niger en remontant le cours de la Gambie. Il l’atteint en 1796, aux environs de Ségou, et atteste qu’il coule vers l’est ! Puis vers Bamako : « Je suis monté au sommet d’une colline, d’où j’avais une large vue sur le pays alentour. En regardant au sud-est, j’ai vu au loin des montagnes que j’avais déjà aperçues depuis les hauteurs de Marraboo, où l’on m’avait informé qu’elles se situaient dans un grand et puissant royaume, nommé Kong ; un royaume dont le souverain pouvait lever une armée bien supérieure à celle du roi des Bambara » (Park 1980, p. 243-244). Compilant toutes les sources depuis Ptolémée, un géographe cartographe faisant autorité en Angleterre, le major James Rennell, premier cartographe européen de l’Inde et consultant auprès de l’African Association qui avait subventionné Park, en déduisit que le fleuve Niger se perdait dans des lacs intérieurs, parce qu’une chaîne continue empêchait son exutoire océanique. Les montagnes de Kong sont nées (1798), ornant les cartes d’atlas pour un peu plus de cent ans, leur dernière figuration datant de 1905 dans le Mittelschulatlas publié à Vienne (Benarous 2012).
Il a fallu qu’une autre autorité, de terrain cette fois, s’impose pour qu’elles disparaissent. C’est le capitaine Louis Gustave Binger entrant, en février 1888, dans la capitale du puissant Royaume de Kong (nord-est de la Côte d’Ivoire actuelle) qui doit se rendre à l’évidence : il n’y a pas de montagne là, mais de mornes plaines, d’ailleurs propices au tracé de voies commerciales. Un nouveau coup de gomme, de nouveau du blanc sur la carte, et enfin le parcours complet du fleuve oblige à reconnaître un double tracé sud-ouest / nord-est, puis nord-ouest / sud-est, pour un débouché atlantique au fond du Golfe de Guinée.
Cette histoire géographique et cartographique, très résumée, est assez emblématique de bon nombre de problèmes dont la solution n’a été que provisoire avec l’épisode de la cartographie scientifique techniquement encadrée. En passant de l’horizontale des itinéraires à la vision zénithale de la compilation figurée, l’autorité qui fait foi a changé de bord, après que le blanc de la carte a été rétabli pour obtenir un calque. La déduction associée à l’imaginaire a laissé la place à la mesure stricte des localisations, vérifiées dans l’unité de l’échelle des distances. Des expériences ont été opposées aux expériences dans un procès en créance gagné par la science et la technique de l’arpentage, expurgées des visées imaginaires. Or, si cette purification désigne le versant de la vérité, cette unique vérité n’en est pas moins construite, aujourd’hui encore. La forme contemporaine de la traduction cartographique, par l’usage du GPS et des cartes contributives qui en alimentent les bases de données, réduit la vision à la proximité horizontale de la position constamment actualisée en situation et en projection. Le rapport horizontal/vertical est-il transformé ? Dans quelle mesure ? Quel est le fond, au fond, de la carte qui s’impose ? Le calque de la terre et des objets qu’elle porte est-il le seul but possible, ramenant tout à un seul plan et dans un seul cadre contraignant ? Des réponses éthiques suscitées par une esthétique de la représentation de l’espace, alternative à la vérité scientifique provisoire, sont suggérées et défendues ici depuis l’expérience de l’espace nomade qui a conduit à proposer l’hypothèse de l’espace mobile (Retaillé 2013).
Autorité.
Les voyages et les expériences qui les jalonnent ont longtemps alimenté, seuls, les corpus géographiques en informations de première main. Mais les voyageurs ont été le plus souvent des commerçants, éventuellement aventuriers, que des savants, au moins jusqu’à ce que soient lancées les expéditions d’exploration à proprement parler. Jusque-là, les savants, dans l’ombre de leur cabinet, ont compilé, recoupé, retenu ou rejeté les récits qu’ils pouvaient collecter, jugeant finalement, en classant les sources selon leur crédibilité. L’autorité était détenue par ceux qui moissonnaient l’information et non par ceux qui la produisaient. Il y a plusieurs raisons à cela : la vision zénithale, la géométrie des polygones, la reconnaissance de la valeur du blanc (sur la carte). La montée en science et en technique a permis d’envisager le calque de la terre en dimension réduite à l’échelle, de rendre visible ce qui ne l’est pas, de pointer les lacunes, cela dans un plan quadrillé au pantographe.
De l’horizon au zénith.
Les pieds sur terre ou sur mer, mais le nez en l’air et l’esprit ou l’imagination flottant plus haut encore, un voyageur sans cartes (Green 1951) reste toujours pris dans la contingence des circonstances qui guident ses pas ou ses brasses. Ces circonstances ne sont pas extérieures ; elles n’encadrent pas une gouverne. Dans la circonstance, ce qui la fait se dessiner c’est bien le lieu de son appréciation, autrement dit celui ou celle qui la désigne. D’où l’importance du récit-source ; d’où, aussi, la qualification d’autorité de tout ce qui, ensuite, élimine le sujet pour atteindre l’objet purifié.
Techniquement, mais pas seulement, le passage de la vision horizontale, et des suggestions qu’elle fait naître, à la vision zénithale artificielle par construction, bascule plus que l’image [7]. Il fallait une orientation ferme et définie par avance pour désigner l’horizon fuyant droit devant ; les cartes marines ont pu donner cette valeur au blanc, au vide, qui devient distance et direction. Au bout du blanc une ligne se dessine et l’horizon cesse de fuir. Cela n’est possible qu’à la condition d’un frein opposé à la girouette par le cap à tenir. En vrai, on le sait, la girouette vire sans cesse et l’horizon tourne. La carte stabilisée permet d’éviter ce tournis et, surtout, permet que tout le monde se retrouve dans le même système de référence, un cap maintenu. Alors, si l’horizon fuit bien de la même manière pour chacun, en lançant chacun sur sa ligne et du fait de la rotondité de la terre, l’horizon sera occlus, car il aura été rempli de tous les itinéraires autorisés, cela jusqu’au point de saturation. C’est le mirage, ou le miracle, de l’exhaustivité recherchée.
Ce basculement de l’horizontale à la verticale par la fixation de l’orientation vers un horizon fuyant mais orienté, chaque fois unique, puis finalement occlus par la somme de tous, retire ce qui fait le vrai d’une exploration, et qui est à rapprocher du tâtonnement dans la solution d’un problème. Or le tâtonnement de l’exploration ne satisfait pas l’obligation de certitude du compte rendu cartographique qui, par destination, vise le partage, donc la réduction, des contingences de l’expérience située. C’est le premier cas, et sans doute le plus probant, que nous rencontrons d’un tour de passe-passe permettant de cacher derrière la représentation de l’espace par sa figure (figuration), la substitution d’un espace de représentation à un autre. Le passage de l’horizontale à la verticale est de cet ordre : l’expérience vécue d’un horizon tournant, variable selon les options choisies en situation, mute en plan borné. Là réside le coup de force constitutif de la cartographie, celui-là même qui a porté son progrès et son efficace : la transformation de la sphère en plan et de l’horizon en bords, pour être clair.
La projection qui a occupé des générations et des générations de cartographes, à la fois géomètres et géographes, contient nombre d’indices d’inconfort. Le nombre des essais justement, jamais satisfaisants au titre d’une démonstration de l’ordre vrai du monde, rend compte d’une recherche jamais close, qui est celle de l’arrière-plan : l’espace de représentation qui s’impose subrepticement. Dire qu’il s’impose exprime abruptement la manière de faire, en rendant incontestable et même nécessaire l’opération de lissage. Il fallait bien ramener à un seul plan, recueillant, vu du zénith, toutes les informations discordantes ou concordantes de voyages, de parcours, de choses vues, pour aboutir à l’image du monde par compilation topographique, juxtaposition chorographique, dans une mesure géographique dûment calibrée. Il fallait donc s’accorder sur la distance et l’échelle (constante).
L’échelle des distances.
Chez Idrîsî comme chez Ptolémée et jusqu’aux récits des explorateurs, les distances ne peuvent qu’être appréciées à l’aune des temps de marche, tant que la possibilité de faire le point comme en mer n’est pas mobilisée. Aussi les mesures fluctuent-elles au point que, chez nos deux anciens de référence, les compartiments du quadrillage [8] sont inégaux et la restitution chorographique assez éloignée de notre précision, même si des formes peuvent être reconnues. Parce que c’est bien là un objectif de la carte : que la vue saisisse l’image immédiatement et reconnaisse l’objet qui a d’abord été métaphorisé en hexagone, botte, taureau bien connus, palanche ou terre sous le ciel, moins connus (Vietnam et Chine), le dernier constituant même un idéogramme.
Cette difficulté à rendre les distances dans des directions précisées conduit à une sorte de triangulation primitive, comme le texte d’Al Idrîsî la restitue à partir de chacune des étapes des itinéraires parcourus :
« Le premier climat commence à l’occident, avec la mer occidentale… dans cette section, dont nous avons dessiné la carte, on trouve les villes d’Awlîl [9], Silla [10], Tokoror [11]… De l’île d’Awlîl à la ville de Silla, seize jours de marche. Silla est sur la rive septentrionale du Nil. C’est une ville à la population sédentaire et un lieu de rassemblement pour les Noirs…Elle fait partie des dépendances du Takrûrî… la ville de Tokoror (est) au sud du Nil, à deux jours de marche de Silla par terre ou par le Nil… De Silla et Tokoror à Sijilmasa [12], on compte quarante jours de marche pour une caravane. La localité des Lamtuna du Sahara est Azoggi ; vingt-cinq jours de marche la séparent de ces deux villes… De même de l’île d’Awlîl à Sijilmasa, une caravane met environ quarante jours et de Tokoror à celle de Barîsâ, sur les bords du Nil, douze jours vers l’est… » (Idrîsî 1999, p. 69-71).
Sans poursuivre plus, malgré le grand intérêt de la suite, un schéma simple donne à voir la tentative de repérage. Mais les marches dans les dunes du Trarza, sur les berges du fleuve Sénégal, à travers les rochers de l’Adrar, sans compter la pénibilité de la traversée du Tanezrouft qui est une des options possibles, ne se valent pas [13]. La métrique universelle vaut-elle mieux que la réalité de l’épreuve ? Et comment comparer les caravanes d’hier et les convois d’aujourd’hui ? Comment placer le trajet en autonomie, dans des conditions de sécurité et de confort inégales ? Quoi qu’il en soit, une échelle uniforme des distances a été posée pour traiter le contenu d’un même cadre, un compartiment climat/section pour suivre toujours Ptolémée et Idrîsî. La recherche d’une unité d’échelle traduit bien l’obsession du rapport unifié de l’expérience des distances à leur figuration dans le cadre imposé. L’expérience de la distance n’en subsiste pas moins dans un rapport dissymétrique du temps et de l’espace (Grataloup 1986). Le temps cartographié est synchronique alors que son expérience est diachronique.
D’une section à l’autre la dimension du cadre varie donc, contrainte par les expériences situées ! Il a fallu attendre longtemps pour aboutir à un fond isomorphe : les portulans avec l’usage des instruments de marine, surtout la montre. Mais la pratique de la variation d’échelle a perduré, à travers l’implantation de cartouches selon le niveau de précision de l’information. Pour cela, l’échelle fixe posée a priori est une garantie de vérité, en même temps que l’expression d’une exigence qui ne peut plus se satisfaire de remplissages fantaisistes. L’échelle des distances garantit celle des aires et, plus tard, l’évaluation des territoires à une autre condition. Outre la fixation du cadre, il devint nécessaire de tracer, à l’intérieur de la carte, des limites qui isolent des unités mesurables en surface. La carte des itinéraires mute alors en carte des pays. Une tradition précoce qui n’exclut pas le genre premier mais le supplante. Miquel (1967) y voit l’expression d’une géographie totale, à l’œuvre dans l’empire abbasside au 10e siècle. Les Kitab al-masalik wa l-mamalik traitent de l’empire par le biais des routes et des États, décrits dans une forme à la fois poétique et scientifique (ce qui n’est pas contradictoire dans ce cadre historique et culturel), mais aussi politique au sens de la pratique de l’espace d’alors, un espace de routes.
Les blancs de la carte.
Après des siècles d’illustrations imaginaires qui ont orné les cartes anciennes pour meubler les terres inconnues, Coronelli, sur les deux globes offerts à Louis XIV (1681-1683), a pris le parti d’introduire du texte pour pointer ce qui est vaguement connu ou rapporté des régions non encore explorées par les Européens. De l’Isle et d’Anville, presque un siècle plus tard, sont allés un peu plus loin en introduisant le blanc sur leur carte comme nous l’avons déjà vu, une manière de désigner ce qui attend encore une exploration rigoureuse permettant de localiser ce qui n’est qu’identifié à travers les récits de voyageurs. L’effet est même renforcé par l’introduction de cartons variant l’échelle sur la même figure. La discontinuité de la connaissance géographique s’en trouve soulignée et, par là même, un programme s’ouvre. Rennel, admirateur de d’Anville qui est son contemporain, suit la consigne même si, nous l’avons vu, l’erreur est encore possible avec les montagnes de Kong. Il n’est pas si facile de se débarrasser des mythes. La déduction des grands ensembles géographiques fondée sur les bassins hydrographiques et la continuité des chaînes de montagne, armant la terre à la manière proposée par Philippe Buache dans ses mémoires à l’Académie royale des sciences au milieu du 18e siècle, pouvait justement conduire à projeter les reliefs nécessaires à la satisfaction de l’hypothèse. Tant que le Niger ne se jette pas dans le Golfe de Guinée, il faut expliquer sa perte dans une mer intérieure ou dans les sables. Les montagnes de Kong sont là.
Ce parti pris du blanc est pourtant fécond (Laboulais 2004). Outre l’appel à l’exploration scientifique que les sociétés savantes relaient en la finançant, il introduit une exigence clairement formulée par d’Anville. Rien ne figure sur une carte qui ne soit rigoureusement localisé. L’objectif d’exhaustivité est affirmé, ce qui oblige à soigner le traitement de l’échelle, dont les cartons sont emblématiques. Mieux vaut le blanc ensuite comblé que la contradiction qui désoriente (Cassano 1998, p. 47). La capitalisation de la contradiction doit conduire à lever le doute en éloignant les errements, même autorisés. Saturer l’espace (Zumthor 1993, p. 383-384) en visant la limite qu’est l’horizon, jusqu’à son occlusion, voilà bien le but. Et c’est vrai à toutes les échelles. Affiner le détail jusqu’à la haute définition des images satellitaires : la quête est la même ; on la doit à l’introduction du blanc sur la carte.
Mais c’est une tout autre réflexion qui s’engage désormais dans cette voie. Si la carte vise le plein et la continuité, la carte éphémère des connexions est lacunaire, faisant surgir des informations dispersées selon le rapport contribution/consommation. S’agit-il bien de lacunes, au demeurant ? La carte qui surgit au clic néglige l’accessoire en privilégiant l’appel, qui est une sorte de sollicitation. L’effet « tunnel » s’aplatit et s’étale en effet « couvercle », laissant dans l’ombre tout ce qui ne répond pas aux critères de la sélection. Pourtant, à l’usage, une carte « exhaustive », disons une carte touristique de type IGN au 1/200 000, est-elle exploitée dans le registre de son exhaustivité ? La sélection des étapes, le choix des activités envisagées et programmées relève bien aussi du blanchissement. La différence, c’est que sur la base d’une figure exhaustive à l’échelle, le choix est délibéré et sans doute orienté ; dans l’option des cartes sous clic une machine traite le demandeur comme information parmi d’autres, en lui laissant croire qu’il est central. Le pointage s’en trouve amplifié, par le profil d’utilisateur qui l’emporte sur la mise à plat d’une information ouverte à tous également. De ce point de vue, il n’y a rien de commun entre la cartographie décalcomaniaque et la cartographie contributive, nécessairement sélective. La valeur du blanc y est inverse. Dans le premier cas, le blanc doit être réduit ; dans le second, il est déduit par un algorithme obscur, ce qui oblige à reconsidérer l’idée de discontinuité de l’espace (informé).
La triangulation, qui permet de localiser tout objet identifié et singularisé à la surface de la terre, quels que soient les biais des choix normalisés ou maintenant contributifs, est fondée sur des points de repère, joints par des lignes virtuelles. La réduction des blancs sur la carte signifiait la victoire de la connaissance géographique élémentaire. Mais que reste-t-il du récit au degré zéro de la figure de la même manière que Barthes pointait un degré zéro de l’écriture ? Il est sans doute possible, à ce point, de traiter les choix des géographes-cartographes, aujourd’hui des contributeurs et ceux des lecteurs, consommateurs de cartes, comme autant de récits dérivés qui trouvent, malgré tout, leur inspiration dans la compilation de l’expérience des autres.
Infinitifs.
La projection est le premier geste de l’activité cartographique, dans un sens plus large que la technique de transformation de la sphère en plan. Projeter une attente vers l’inconnu de l’horizon, puis rapporter les informations ajoutées les unes aux autres, permet de remplir progressivement ce qui n’était qu’un espace ouvert au départ, ou bien de corriger les objets imaginés par des objets confirmés dans leur caractère et leur localisation. Décider du vrai.
De l’ouverture à la découverte.
Transformer la projection en confirmation permet de répéter la projection avec une assurance accrue, jusqu’à la prévision possible. Cette boucle de la confirmation conduit à la réalisation et au renforcement d’un tableau de marche qui devient fixe. Elle peut être décomposée en deux niveaux : voyager, relever, décider (Rivière 1980) pour l’établissement d’un fond, puis cartographier, construire, inventer (Besse 2001), ce qui produit l’inverse de l’aphorisme admis depuis Korzybski (une carte n’est pas le territoire) et de ses principes de sémantique générale. Oui, une carte devient le territoire lorsque, plus qu’une information compilée en image, elle est brandie comme une icône, c’est-à-dire une preuve de la présence. Ce que Baudrillard (1981) avait déjà affirmé.
John Brian Harley (1989) a probablement libéré la parole critique portée à « la » carte, du côté de la discipline géographique et de son outil privilégié. Il a pu souligner l’autonomie de l’outil et les jeux de pouvoirs que le rapport de deux « langues » pouvait induire entre le tableau ou le récit (littéraire puis statistique) et leur figure codifiée. La traduction figurée prit alors le tour d’une épuration. La route n’est pas si longue des itinéraires et de ce qui les guidait dans la cartographie « primitive », contrainte par le désir de ne pas se perdre, au projet de rendre compte de la « face de la terre » : la géographie, au sens de Ptolémée, augmentée de la terre comme support exclusif de l’identité « anthropologique » par attribution. Il a suffi de passer de l’horizontal au vertical par le choix décisif de ce qui constituait le corpus des cartes, à commencer par leur cadre. Cette opération ontologique dépasse la traduction d’un récit en figure. La découverte que fixe la carte entre dans une composition qui acquiert le niveau d’une esthétique. Les associations qualifiées comme équilibrées et, plus encore, comme harmonieuses trahissent le registre du jugement. « Ces deux petits dieux, le langage et l’image, nourrissent et façonnent l’expérience » (Morrison 2017, p. 39).
D’ailleurs, dans la Carte à l’œuvre (2014), Julien Béziat poursuit la série des infinitifs associés à la cartographie : représenter, fonder, pratiquer. Par la représentation, les cartes fondent, dès le dessin de leur cadre, et invitent à une pratique de l’espace ainsi désigné, ouvert à la performance qui lui donne son sens par l’attribution de qualités différenciées posées sur l’espace de représentation et par la fixation d’un système de liens donnant forme à une figure unifiée (ce qu’est la composition). Il y a bien une esthétique dans la carte géographique tout comme dans ses « détournements » artistiques, et la performativité y est pour quelque chose. Les infinitifs, associés par deux ou par trois, sont conformes à notre mode de penser et pourraient être multipliés. Mais après avoir porté l’éclairage sur la production cartographique orientée ou technicisée sous couvert de science, il est indispensable d’en examiner la réception, qu’elle soit obéissante ou critique. Rendre cohérent ce que je sais et ce que je vis devient l’angle d’éclairage d’une scène cartographique dont la « Traverse » tente de cerner les contours et les personnages.
Illimitation et imprévisibilité.
L’histoire que raconte l’épisode de la Montagne de Kong, souligne une tension armée par l’invention (la découverte). Les infinitifs, relevés précédemment, ouvrent une suite qu’il est possible de conjuguer en contexte, toutes les conjugaisons prenant une valeur relative aux circonstances de leur énonciation. Le débat à distance sur le sens d’écoulement du fleuve Niger et sur son exutoire intérieur ou océanique, sur, aussi, la nécessaire existence d’une chaîne continue divisant le Soudan en deux versants (origine du Sahel de notre actualité) trouve encore matière à rebondissement. Les objets de controverses sont multiples, comme les récits que « la » carte est censée arbitrer et que l’objectivation zénithale doit « prouver ». Si voyager et relever peuvent être justifiés, décider de ce qui est juste, jusqu’à pouvoir désigner la Vérité, suppose les conditions d’une décision, une sorte de jurisprudence conduisant à la règle qui s’impose. Le dessin de la limite, le passage des confins à la frontière ont ainsi constitué des étapes décisives du remplissage des blancs de la carte. Les unités géographiques ont, dès ce moment, été définies par leur contour avant même que d’être remplies. Le geste technique montrant le territoire a fortement contribué à la formation des circonscriptions admises, dont les États modernes principalement, mais aussi les régions mondiales comme l’Occident ou l’Orient, le Sud, etc. Leur délimitation précède leur définition indécidable, ce qui est une manière de faire en extension, permettant l’économie de l’autre : la définition en compréhension, plus exigeante sur les contenus. C’est une question de méthode, qui reste vraie en actualisant la série des infinitifs. Projeter en imaginant, remplir en ajustant, confirmer en réalisant. Les cartes des itinéraires élargis en aires sont alors porteuses d’une tension qu’elles ne résolvent pas et que l’on retrouve dans le double sens du quadrillage (Brunet et Dollfus 1990), avec d’un côté le fixe des limites établies et, de l’autre, la mobilité portée par les filets de réseaux. En privilégiant le fixe qui évite de se perdre, les cartes (les cartographes) ont choisi l’objectif du calque arrêté et attaché à la surface de la terre plutôt que l’ouverture conservée d’une carte toujours projetée. Soit la réalisation confirme le fixe « nomenclaturé » ; soit la réalisation confirme la possibilité d’un ou de multiples parcours. L’illimitation et l’imprévisibilité des itinéraires devaient être supplantées. Ce qui était ouvert a été fermé.
Le cheminement et l’horizon.
La projection d’un itinéraire continu et orienté vers son but et le quadrillage cartographique des itinéraires accumulés ont transformé le cheminement vers l’horizon ouvert et tournant. Plus d’imprévisible, plus de découverte mais un but qualifié par avance, à redécouvrir et à confirmer. Le voyage sur la carte, puis par la carte, réduit l’incertitude presqu’à zéro. Le monde est plein. Mais une mutation vient perturber l’autorité cartographique. Si la vision zénithale du fond reste acquise, les informations qui y sont portées échappent désormais aux classements positifs, si longtemps objets de négociations et d’harmonisation (se rappeler le projet d’une carte du monde au millionième, discuté durant le cinquième congrès de l’Union géographique internationale, en 1891, à Berne).
Ce qui avait été réglé, la variation de l’échelle et la nomenclature des objets, leur localisation absolue même, est mis à mal. La hiérarchisation de l’information, si difficile à atteindre, est bouleversée par le versement d’informations de sources diverses. Comme si le cheminement des contributeurs reprenait le dessus en matière d’autorité, ouvrant autant d’horizons désorientés. Et l’utilisateur, qui peut être aussi un contributeur en rapportant sa propre expérience, se retrouve placé dans la dimension horizontale toujours au point d’origine, réglant son cheminement dans « l’intuition de l’instant » (Bachelard 2014). Le blanc est réapparu sur la carte, l’information géographique est de nouveau discontinue. Le « petit cabotage dans l’archipel de la consommation » (Cassano 1998, p. 63) ignore la continuité topographique pour se soumettre aux clignotants qui s’affichent sur les écrans. C’est sans doute cela, « habiter l’oxymore » (Cassano 1998, p. 66), quand la mobilité et la multiplication des instants-lieux – plus éphémères que les moments de lieu (Équipe MIT 2005) – rendent l’espace lui-même mobile.
L’hypothèse de l’espace mobile provient de l’expérience nomade, puis de la reconversion de ses savoir-faire « avec » l’espace dans la grande mobilité contemporaine (Retaillé 2009). Elle comprend la multiplication d’informations circonstancielles, toujours provisoires. Or les cartes-calques de cet espace de la mobilité sont toujours contraintes par la traîtresse vision zénithale. Seules la constance de l’échelle et la fixation d’un cadre ont été levées. La discontinuité de l’information a fait retour. Autrement dit, tout ce qui a été jusqu’à présent reconnu sous le nom générique de « la » carte apparaît bien pour ce dont il s’agissait : la fabrique d’un calque de la surface terrestre et des objets qui y sont disposés, y compris des objets non visibles directement depuis un point d’observation quelconque, les lieux non encore advenus – y compris les blancs dont nous avons vu la valeur.
Le calque ou la carte.
« Si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est tout entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel… La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une œuvre d’art, la construire comme une action politique ou comme une méditation » (Deleuze et Guattari 1980, p. 20).
Libération ?
En 1980, Deleuze et Guattari nous invitaient à distinguer la carte du calque, ce qui nous renvoie à la figure de l’Empire que Borges a plaisamment cherchée pour nous, après Caroll et quelques autres (Palski 1999). Cette carte-là est bien un calque, suivant la ligne de mire de l’échelle 1/1. La vraie carte serait autre chose, selon nos auteurs. Pouvons-nous reconnaître dans la carte renversable et démontable, connectable, une théorisation avant l’heure de la cartographie critique (cartographie radicale, contre-cartographie) puis, c’est autre chose, de la cartographie contributive, une fois établies les nouvelles possibilités de faire ? Ou bien ne serait-ce pas toujours une forme du calque, quelles qu’en soient les sources institutionnelles et professionnelles, marquées du sceau du pouvoir, puis individuelles, marquées du sceau de l’égotisme, à moins qu’il ne s’agisse de la main cachée du marché derrière des algorithmes qui satisfont les deux ? L’égotisme de la mesure de soi et le petit cabotage dans le marché de la consommation que suggèrent les épingles et autres textes de la réalité augmentée surgissent même s’ils ne sont pas explicitement demandés. La carte d’aujourd’hui, contributive ou œuvre d’art, devient-elle vraiment une expression libre et inventive que les « détournements » autorisent (Béziat 2014) ? Le détournement suffit-il à révolutionner un genre d’expression, ou bien, là encore, le vieux fond ne reste-t-il pas si puissant que même en croyant le subvertir on en reste prisonnier ?
Deleuze et Guattari promettent à la carte une plasticité à laquelle on pourrait croire après l’épisode des cartographies critiques : cartographies radicales et contre-cartographies se recouvrant plus ou moins. Et pourtant, malgré cet impératif qui s’impose deux fois :
– prendre en compte la mobilité généralisée, donc le changement du point de vue, y compris celui d’ego, qui ne peut plus être transcrit dans la figure zénithale, sinon par une succession de vues toujours soumises à la même règle (donc réduites) ;
– prendre en compte la communication dans un système « proxémique », où l’échange entre les acteurs de l’espace fabrique cet espace (Casti 2012) (Lévy 2012) ;
il subsiste une entrave gênante.
L’expérience de la « cartographie participative », au sens large, qu’elle dérive de la contre-cartographie et de la négociation ou de la contribution, ne me semble pas aussi libérée qu’on voudrait le penser. Il reste quelques obstacles à lever pour obtenir cette libération, si jamais elle était revendiquée, ce qui n’est pas certain au demeurant. Pour donner à la carte un autre statut que celui du calque et de ses évolutions, quelques étapes dans l’appropriation du processus de la connaissance sont encore à franchir, soulignant au passage la forte contrainte de l’information qui dit son nom (mise en forme), absorbée par celle de la communication (mise en commun), toutes deux dissymétriques.
Impératif théorique.
Producteurs et utilisateurs de cartes sont bien, ensemble, toujours soumis à un code qui s’impose, sinon rien ne passe ni ne se passe. Le « zonage à dire d’acteurs » (Caron et Cheylan 2005, p. 112) en est le plus bel exemple, quand tous les acteurs ne songent même pas à remettre en cause la nécessité d’un « zonage ». C’est ce genre d’implicite ou d’évidence qu’il nous faut pister et, en arrière, le postulat fondamental qu’en un lieu il ne peut y avoir qu’une seule chose, alors que la variété des dires prouve le contraire. Pour lever la contradiction, les cartes centrées sur soi offrent une possibilité nouvelle, qui est celle de la diversité des perspectives et des corpus, et un défi que l’accumulation de l’information communiquée dans l’accumulation de la vue zénithale « arrêtée » comme une somme ne permet pas. Il faut y ajouter les trajets et les croisements possibles, parce que là seulement interviendra la confirmation d’une promesse productive de lieu et pas seulement consommatrice de l’offre. Les nouvelles formes de cartes, produites et consommées dans le même mouvement et non plus seulement exposées et fixes, donnent sans doute du sens à la distinction du calque et de la carte, en conservant la mobilité de l’information. Il n’en reste pas moins que le fond implicite est toujours là et que, malgré eux, les contributeurs sont liés par une nomenclature cachée, même si elle semble illimitée et non plus sélectionnée. Pour répondre au défi théorique identifié par Joliveau, Noucher et Roche (2013), la proposition de partir des usages (Noucher 2017) pourrait avec profit s’emparer de l’hypothèse de l’espace mobile, à développer de ce point de vue pour réussir à formaliser la nature de l’espace. Et pour gommer, au moins pendant un premier moment méthodologique, l’effet de pouvoir et ce qu’il reste du cadre topographique, pour entrer par les usages avant la production, peut-être est-il efficace d’observer ce que fait le GPS lorsque la carte « routière » est négligée et plus loin, ce qu’est l’espace dans les sociétés sans cartes (calques). Comment les lieux se produisent-ils en deçà du « besoin » de nomenclature par tri ?
Deleuze et Guattari nous mettaient donc la puce à l’oreille, en 1980, dix ans avant que Harley nous alerte pour de bon. Le doute pouvait s’installer sur les effets (l’efficacité) de la sémiologie graphique des cartes, jusqu’à celle que Bertin nous avait enseignée au motif que l’œil était « le meilleur ordinateur du monde », comme il disait. Au même moment, Claude Raffestin (1980) dénonçait la dictature de l’œil parmi les intuitions-preuves de la géographie « réaliste » (Orain 2009). Les ordinateurs se sont multipliés depuis, « gonflés » au-delà de l’imaginable. Les logiciels prêts à l’usage, puis les « applis », ont balayé les laborieuses saisies manuelles sur de gigantesques tables à numériser les arêtes, clic après clic. Et l’œil, avec la possibilité de zoom en plus, peut désormais scruter directement ce que seuls les astronautes pouvaient contempler de loin. Nous ne rouvrirons pas ici le vieux dossier de l’illusion des sens, mais plutôt celui de l’expérience qui ne s’y réduit pas (Casti 2012). C’est, au passage, une nouvelle mutation du rapport espace/temps, qui demande un arrêt réflexif.
D’abord le temps a été la principale mesure des choses. Zumthor (1993) nous dit qu’à partir du 14e-15e siècle, la perception du monde devient principalement spatiale. Après la domination d’une pensée médiévale toujours plus ou moins millénariste, la multiplication des parcours et la projection vers l’inconnu déjà là, qu’il faut approcher ou éloigner, donne à la distance un statut nouveau. On sait désormais qu’elle sépare mais qu’elle peut être franchie, en acceptant le risque d’être soi-même placé dans un monde plus vaste et plus divers qu’on ne le croit, susceptible de me regarder (Zumthor 1993 p. 386). Le calque détermine la distance et les limites ; la carte ouverte par la mobilité et la valeur de l’instant lève l’option dominante du déterminé.
Projection, introjection.
La projection est une sortie de soi vers le monde, faisant place à l’imaginaire ; l’introjection relève de l’incorporation, proche de l’identification de l’extérieur (l’autre) à soi. Le calque, par l’échelle constante au sein d’un cadre, met à distance ; la carte, finalement plus sélective par le jeu de l’identification et du rapport à soi, rapproche ou même associe. Ainsi, deux mouvements se sont succédé, de l’individuel au collectif, vers l’exhaustivité normalisée, puis de ce collectif à l’individuel de nouveau situé et centré (central). Le dialogue entre une mémoire « morte » qui peut être activée à tout moment et l’impulsion de l’instant fusionne projection et introjection.
Après la cartographie critique (radicale ou contre cartographique), les récentes « petites cartes du web » ont-elles réellement produit cette révolution de la cartographie ou bien restent-elles, malgré tout, prises dans les jeux d’autorité compris dans les arrière-plans ? Les attendus classiques de la cartographie, malgré toutes les adaptations données et, plus sournois, les algorithmes qui guident les applis contemporaines, tout comme les fonds, restent les mêmes dans les discussions contre-cartographiques. Ils sont toujours là, mais masqués dans les cartes contributives. L’espace des représentations contradictoires est-il à ce point incontesté, incontestable ?
La multiplication des représentations égo- ou ethnocentrées de l’espace n’a pas encore permis de sortir du cadre. Ce cadre n’est plus imposé au sens strict, c’est pis : il est resté « naturel », partagé, implicite, et surtout caché. Le fond topographique reste, après toutes les transformations qu’il a pu subir, le même point de départ pour tous : l’origine. Il y a là le signe d’un succès universel. Depuis que s’est imposé le geste de pouvoir de la cartographie moderne, il faut reconnaître que même ses contestataires ne savent pas (ne peuvent pas) s’en départir. Le fond de carte, blanc, est devenu un « commun ». Ensuite, mais seulement ensuite, chacun y pose ce qu’il entend et comme il l’entend. Ce n’est plus qu’une affaire de code et de controverse sur les signes, leur dénomination, leur emplacement. C’est bien là le nœud du problème : l’emplacement. La donnée majeure de la carte peut toujours paraître à demi : elle est (égo-) ethnocentrée par le choix de l’information mais non par le cadre commun à tous, disons implicite (Joliveau, Noucher et Roche, p. 10). Comment répondre au défi imposé à l’analyse de cette nouvelle production multiple ? Quelle « nature de l’espace » informe-t-elle, même à demi, quand les fonds de compilation et de restitution restent contraints, sous la forme de bases de données géoréférencées. Ce terme pose problème, à moins de lui donner le sens (informatique) d’information en circulation, donc susceptible de modification ou d’adaptation au moment de la réception/interprétation. Le fantasme de l’invariance de la donnée vs. la production intersubjective de sens n’est pas maîtrisable, ou seulement en partie et toujours selon une « grille » d’assignation en catégories, puis en lieux, pour finir par une évidence qui ne trompe pas. Mais qu’est-ce qu’un lieu ? Qu’est-ce qu’une géographie « spontanée » ? Il faudra aussi traiter cette question. Ailleurs peut-être.
Esthétique.
L’hypothèse de l’espace mobile n’a été également possible qu’après un détour par l’esthétique, non pas celle qui juge l’expression artistique, du beau, du vrai, mais celle qui qualifie l’expérience humaine et la faculté d’inventer (Laborit 1974). Cela conduit à lui lier l’éthique.
La dictature de l’œil.
Les cartes sont à voir. À l’acmé de leur évolution scientifique et technique, les préceptes de la sémiologie graphique étaient dominants, en noir et blanc (Bertin 1973 [1967]), juste avant le retour des couleurs qui avaient enluminé les cartes anciennes « vecteur(s) de la divagation géographique, surpassant même, par moment, le texte qu’elle(s) se devai(en)t d’illustrer » (Dupuy et Puyo 2014, p. 22). Que s’exprimât alors l’imaginaire d’un temps culturel situé ou, plus simplement, que l’imagination ait complété, de tout temps, un message oral, écrit, figuré vers un horizon indéfini, les cartes ont toujours été, aussi, à lire. Toutes renvoient à une information chiffrée de quelque façon, littéraire, statistique, photographique, compilée aujourd’hui dans des « bases de données » qui s’ouvrent sous la pression d’un simple « clic ». Il se pourrait que le bestiaire fabuleux des cartes anciennes et la liste des bonnes affaires à portée de géolocalisation actuelle ou projetée entretiennent un lien de parenté et fassent rêver de la même manière, c’est-à-dire de multiples façons, selon l’attente de chacun. Le pouvoir des cartes établies sur la base de l’autorité centralisatrice n’aurait finalement régné que trois petits siècles. C’est peu au regard des millénaires pendant lesquels les figures ont rendu visible ce qui ne l’était pas immédiatement. Ces images sont bien à voir, mais pas seulement. Elles ne valent que par ce qu’elles ouvrent : la carte du prix du terrain dans la France de l’Est, publié en 1959 par le magazine « Elle » (Bertin 1973, p. 34-35), a dû éveiller nombre de projets échafaudés par de jeunes ménages dans une région alors prospère. Et sans doute la carte de Bertin était-elle plus efficace que celle du magazine pour le lancement de stratégies résidentielles adaptées aux situations individuelles. À chacun son Eldorado. Carte ou calque ? Lançons l’enquête par l’examen du rêve raisonné, son esthétique.
L’adaptation de la métrique à la réalité nouvelle (l’est-elle vraiment ?) de la mondialisation (de la mondialité ?), par l’abandon de l’impératif topographique, conduit au choix nécessaire de la métrique topologique adaptée à la spatialité sociétale, en privilégiant l’espace « habité » (le mot convient-il dans ses multiples dérives métaphoriques ?) et ses ressorts « proxémiques ». Le monde contemporain, selon Casti (2012), serait toujours plus dépendant des cartes, ce que confirmerait leur prolifération hors normes sur le web. Cela renvoie à l’impératif cartographique comme substitut à l’impératif territorial (Retaillé 1996) ; cela renvoie, plus encore aujourd’hui, à la fabrique du lien social depuis le bas, jusqu’à se demander si « la » carte, même définie comme opérateur (au sens de l’acteur-réseau) ne reste pas un objet médiateur fixe dans ses qualités et ses fonctions, alors que la plasticité l’emporte par ailleurs. Ce dont il serait question alors, c’est de la différence énorme qui distingue le changement de forme de l’ensemble, comme les anamorphoses les présentent, de la transformation permanente qui touche chaque « unité » (à l’identité suspecte d’essentialisation par l’être), prenant un profil de circonstance qui ne touche pas seulement la « forme » mais aussi la « substance », pour conserver un vocabulaire qui ne convient sans doute plus.
En mettant en regard la synthèse de l’intuition post-moderne proposée par Deleuze et Guattari en 1980, qui distingue la carte du calque, et le contour du défi qui s’impose à l’analyse critique de la carte « malléable » comme elle est produite par l’usage du web 2.0 (Joliveau, Noucher et Roche 2013) (Noucher 2017), il est possible d’envisager les « écarts » productifs de « commun » (Jullien 2016) pour identifier la supposée nouvelle nature de l’espace social, quand les limites d’identification « territoriale » apparaissent définitivement comme fictionnelles, malgré leur rappel constant (ce qui est un signe). Avec l’espace mobile, hypothèse esthétique et éthique (Retaillé 2014), d’autres formes spatiales et d’autres conceptions du territoire peuvent (re)devenir visibles après avoir été masquées (escamotées ou oubliées) par le calque. Plus que l’appréhension du provisoire, c’est l’éphémère qui devient envisageable comme « structurant », si l’on peut dire, d’une manière forcément différente de ce que l’idée même de structure supporte. Et cela, il faut l’éclairer (Retaillé 2005) (Mbembe 2005) (Ben Arrous 2012). Foucault aurait-il pu révolutionner la géographie pour faire de son objet « l’explicitation des pratiques et des connaissances que les hommes ont de cette réalité matérielle qu’est la terre… un ensemble de relations à un système de formes » (Raffestin 1997, p. 141) ?
Nouvelles pratiques dans la production et l’usage : dans quel ordre ? Comment comprendre sinon avec un autre espace de représentation ? La révolution cartographique est inachevée, le fond conventionnel est toujours là (géoréférencement, dit-on), caché tout comme l’information d’une « réalité augmentée » qui surgit au moment de pointer une position, et conforme à un profil espionné par des procédures algorithmiques. Leurs systèmes d’évaluation restent obscurs et probablement gouvernés par les cadres « moraux » de leur auteur collectif, qui ressemble au « marché » compris dans l’éventail ouvert de la sphère mercantile à la sphère idéologique en passant par le politique et quelques autres choses, dont les articulations ressemblent précisément à celles d’un SIG multicouches. « On passe ainsi d’une logique de représentation de l’information géographique à une logique de représentation géographique de l’information » (Joliveau, Noucher et Roche 2013, p. 33). Même adaptée aux « situations de mobilité », cette nouveauté introduite par la cartographie contributive reste très encadrée par un référencement qui la maintient sous la coupe du pouvoir d’une représentation dominante qui reste fixe. Cette cartographie libérée ne l’est pas tant ; elle paraît comme usage superficiellement subversif du pouvoir des cartes, comme la contre-cartographie pouvait l’être, sans remettre en cause le geste premier qui encadre, qui encarte. Producteurs et utilisateurs peuvent bien être, désormais, confondus en étant alternativement dans l’une ou l’autre position, ils n’en deviennent pas, pour autant, les maîtres des cartes. Comme les maîtres des horloges, les maîtres des cartes sont invisibles et les cadres en usage tant par les producteurs que par les consommateurs restent implicites : du commun minimaliste mais contrôlé. Par qui ? « Casino et Hanna S. P. proposent d’aller plus loin et de ne plus considérer les cartes comme de simples représentations de lieux, mais comme des sujets mobiles et pleins de sens à travers un ensemble de pratiques socio-spatiales conflictuelles, complexes, intertextuelles et inter-reliées » (Joliveau, Noucher et Roche 2013, p. 42).
Projeter, calquer ou représenter, avec la limite de l’obsession du miroir et du 1/1 comme solution à « l’obsession de la représentation » (Legendre 2004, p. 71), réduisent la figure à la fiction spéculaire. Aucune déformation, une fois passées les critiques de la cartographie radicale, négociation prenant en compte la variété des noms (toponymes), des vocabulaires, des tracés (de limites singulièrement), ne constitue une réelle révolution. L’autorité de la carte s’impose toujours, accordée au degré de pouvoir de celui qui l’étale. Aucune contre-cartographie n’est allée au bout de la critique qui devait porter sur le premier principe qui est celui de la vision zénithale objectivante. Les deux autres, que sont la fixation d’un cadre et l’uniformité de l’échelle, ont été dépassés, quant à eux : assurément concernant l’échelle grâce aux anamorphoses, mais moins sûrement concernant le cadre, par la carte en déroulement continu suivant la progression, comme en affichent nos GPS, les zooms ne changeant rien à l’affaire. Il faudrait d’abord distinguer la représentation de la figuration.
Les divagations pré-cartographiques des cosmographes, tout comme la cartographie dite scientifique, sont totalement solidaires à ce titre, et on peut même se demander si les usages artistiques contemporains détournant « la » carte sont aussi libérés qu’on voudrait le croire : il ne suffit pas de subvertir les codes pour échapper aux codes. Ce que déjà les contre-cartographies nous avaient révélé et que l’image satellitaire n’a pas balayé : il s’agit bien toujours de se poser dans une vision surplombante qui permet de rêver à l’échelle 1/1. Tant que l’image est arrêtée et qu’il s’agit de rendre visible ce qui est invisible dans la continuité élargie de la perception commune, le même procédé est à l’œuvre. Il est proche de la fonction imaginative qui a à voir avec l’image.
Esthétique et éthique.
Le couple s’impose depuis l’espace vécu (du ressenti à l’imaginé et projeté). La validation esthétique et le lien esthétique-éthique passent par la définition de la vérité (Ferry 1990). L’esthétique pré-classique est dominée par un rapport dominant au temps et par la trajectoire du monde dans un horizon matériel limité, mais infini par l’imagination et la foi (Zumthor 1993). L’esthétique classique des cartes militaires et d’ingénieurs vise le calque et la parfaite restitution encodée de la réalité libérée des subjectivités : le ressenti, le vécu, l’imaginé doivent être évacués. Il y a là rupture. Avec l’esthétique romantique, le remplissage de ces cartes héritées et désormais à peu près fixées est idéologique, par l’illusion que les bonnes et belles cartes argumentent la communion d’un sol et d’un peuple (d’une identité). Puis l’esthétique « moderne », au sens du 20e siècle débutant, introduit la possible réfutation de l’expérience « empirique » pour remonter vers un intime subjectif assumé et plus près du vrai par ce qui est entre les motifs (selon Cézanne et Braque), jusqu’à l’esthétique post-moderne du télescopage. La saisie de l’instant reprend place. Les filtres représentationnels de Clément (2006) dessinent les périmètres du crédible et de l’audible, du pensable, ce qui opère sur la définition même du lieu, qui est éphémère malgré tout ce que l’on a dit, même si la tendance à la reproduction participe du processus de confirmation-réalisation par les sites.
Dans le problème qui nous retient de la carte ou du calque, la résistance de l’autorité cartographique, qu’il s’agisse de la cartographie officielle ou de la contre-cartographie moins libérée qu’on le pense, est fondée sur un rapport esthétique/éthique masqué par l’argument scientifique et politique dans des proportions inversées pour l’une et l’autre. Ce qui est beau et vrai, c’est ce qui est en harmonie, en ordre, conforme au monde de la raison, non ce qui invente mais ce qui montre l’ordre. Le classique de l’Antiquité comme de l’époque justement dite classique (17e-18e) se ressemblent, de ce point de vue. Le beau et le bien sont confondus contre le désordre, mais cette harmonie doit être découverte dans l’Antiquité, parce qu’elle était « en soi » alors qu’elle est « pour nous » dans le monde moderne, jusqu’aux avant-gardes de la période contemporaine (Ferry 1990).
Imiter la nature se retrouve dans l’un et l’autre classicisme, ce qui fait l’écart aussi bien avec l’imagination « médiévale » qu’avec celle du romantisme qui exprime le sentiment intérieur, mais surtout avec le post-modernisme qui s’annonce depuis Nietzsche : il n’y a pas d’état de fait en soi, mais seulement des interprétations, non pas un monde mais une infinité de mondes qui ne sont que les perspectives de l’individu vivant sa volonté de puissance. Le perspectivisme a remplacé l’expression de la vérité, l’être a été supplanté par l’intersubjectivité, ce qui fait une place croissante au non-être, à la circonstance, au flux (Jullien 2016).
Or, dans les sciences, il n’y a pas de contestation possible de la preuve, au moins au sein d’un même « paradigme », la vérité étant affaire de démonstration d’abord, puis, selon la perspective kuhnienne, déjà présente dans la manière de poser les problèmes. La science n’étant plus cumulative mais historique, le chemin s’ouvre à la pluralité des modalités de la connaissance, avec une idée de l’universel situé vers la fin et non plus posé au départ. Cela n’a rien à voir avec le relativisme culturel.
Comment tous ces écarts (Jullien 2016) se réduisent-ils et deviennent-ils productifs dans l’activité cartographique, qui, par l’image, relève aussi d’une esthétique contribuant à son autorité ? Comment, surtout, pouvons-nous désormais poser le ou les problèmes à examiner ? Avec quels outils traiter de la pluralité des mondes ? Et, dans le même temps, la forme contemporaine de la conscience de soi, par la manière dont elle est « expériencée » et dont les pôles structuraliste et individualiste ne rendent désormais plus compte en opposition doctrinale ?
Qu’est-ce que la centration sur soi de la cartographie contributive, aux sources et aux exploitations multipliés ? Comment la médiation entre les hommes opère-t-elle ? À travers quoi ? La médiation est-elle autonome du médiateur, ou, mieux encore, du média (déjà vieille question luhanienne), ou bien est-elle devenue radicalement non-intelligible, tant elle est circonstancielle et erratique ? Disposons-nous, autrement dit, des moyens de la penser ? Le consensus est-il possible, sous la forme d’une fixation, même provisoire, comme il existe une mode du (bon) goût ? Par quelle voie (voix ?) s’exprime-t-il et sous quelle forme ? Une carte qui ne serait plus calque peut-elle dépasser ce stade de l’illusion de vérité (l’échelle 1/1) pour rendre compte d’expériences partagées (communes pour Jullien), surtout quand elles sont éphémères ? Au-delà, comment l’objectivité se fonde-t-elle désormais sur la subjectivité poussée à son paroxysme ? Comment les cartes fabriquent-elles du lien social désormais ? Ne serait-ce pas qu’elles sont encore des calques en partie ? La science cartographique n’est-elle pas encore présente dans la « sensibilité » à l’espace, qui trouve sa source dans une expérience de la distance toujours annulée qu’autorisent la « virtualité » et/ou la « réalité augmentée » (mal nommée ?), plus que l’intersubjectivité, conduisant à une réalité « brisée » que les avant-gardes du début du 20e siècle ont exposé par l’art ? Un siècle plus tard, la cartographie est-elle brisée ? Toutes ces questions pourraient constituer un programme phénoménologique d’étude de la mutation cartographique au-delà de ses aspects techniques et même sociaux et économiques, voire politiques, en proposant un socle de sens.
Imaginaire et autorité.
L’imaginaire géographique joue un rôle reconnu dans la constitution d’identités collectives (Debarbieux 2015) (Walter 2006). Si l’on comprend assez bien le rôle de la cartographie moderne classique et son remplissage romantique dans la consolidation de « communautés imaginées » (Anderson 1996), la forme sociale que recouvre la cartographie contributive contemporaine reste opaque. La quête des entités closes (la géographie maniaque du découpage, la cartographie maniaque de la discrétisation), en introduisant de la discontinuité dans la continuité, de l’assignation dans la mobilité, trouve son accomplissement dans l’usage de la monolangue du territoire que fixent les ritournelles territorialisantes. La mesure en forme la base rythmée : discrétisation, disons-nous, et inclusion-exclusion par classe sont les mesures aux deux sens du tempo et de la statistique normale.
Les usagers et contributeurs de la cartographie débridée forment-ils une mouvance associée, au moins partiellement, à la forme mobile de l’espace et produisant un nouvel espace dont la mesure est difficilement saisissable (Giraud 2019) ? Quel est le lien qui fait mouvance plutôt qu’association ? Ce lien n’est pas celui de la mobilité, ce qui serait très réducteur. C’est un problème à traiter avec, à la clé, celui qui en découle : la carte n’apporte pas de solution finale, encore moins de preuve. Mais elle est une des manifestations de la nouvelle figure sociale à déchiffrer dans un autre paradigme que celui du fixe et de l’assignation à la double qualité localisation/caractère. Cette « carte » sans cesse remodelée, renversée, impossible à suivre, saisie dans l’instant pour être immédiatement effacée par une autre interrogation (requête), renvoie, par analogie, aux figurations furtives de l’espace (du moins ce que nous appelons ainsi) des sociétés sans cartes (calques), sur lesquelles il faudrait plus se pencher pour orienter cette réflexion. Il existe déjà quelques balises chez Bonnemaison (1986-1987, Vanuatu), Bernus (1988, Touaregs), Collignon (1996, Inuit)… concernant des sociétés « traditionnelles », moins concernant les environnements modernes contemporains, comme « la ville sans plan » (Louiset et Retaillé 2007).
Alors que la reconnaissance des formes cartographiques iconisées suppose leur stabilité, leur standardisation (Jacob 1992), la cartographie du nomadisme et, mieux si possible, celle de l’espace mobile présentent plus que la valeur du blanc dont nous avons vu la portée heuristique. La cartographie habituelle du nomadisme, d’abord, ramène cette présence au monde dans un espace de représentation qui ne lui convient pas (espace du fixe) et aboutit à la trahison de la réalité vécue et pensée. En prendre conscience, c’est s’obliger à placer le mouvement d’abord plutôt que des lieux à la double qualité fixée de la ressource et de la localisation. La carte du nomadisme ne peut être qu’une forme ouverte en attente des trajets qui permettent de la remplir, provisoirement, jusqu’à ce que d’autres trajets la renversent. Le lieu est ce qui se passe au croisement de mobiles (Certeau 1980, p. 189) ; les trajets variant continûment, il est éphémère, malgré la persistance physique des sites qui l’accueillent. Il faut donc sans cesse se référer aux récits qui traversent l’espace et franchissent la distance dans la variété des temps, plutôt que découper et fixer des limites. La carte, autrement dit, sert à définir les lieux, tandis que le calque les reporte à l’intérieur d’un cadre en forme de lit de Procuste. La carte se dessine en même temps que le récit se dit, éventuellement s’écrit ; le calque épluche et trie, niant que le chemin (le récit) soit en lui-même un lieu (Zumthor 1993, p. 173), pour remplacer la diachronie de la distance par la synchronie de l’espace surplombé. La cartographie contributive, comme libération des cadres de la cartographie autorisée, ne ramène-t-elle pas quelque partie de temps en mutant à chaque intervention, qu’elle provienne de l’utilisateur ou du contributeur dans son cheminement ? Imprévisibles et illimités, bien qu’apparemment lacunaires, ou justement parce que lacunaires, l’espace et ses objets ne sont pas fixés par saturation. De ce point de vue, la cartographie contributive peut ressembler à une libération de la carte vis à vis du calque, comme les artistes en usent. Mais, nous l’avons vu et Béziat nous le rappelle, il reste toujours quelque chose de l’amont : le cadre de fondation qui définit l’espace de représentation et de la pratique est à la fois technique et mental, ontologique.
Conséquences.
« La recette est toujours la même : on commence par l’histoire d’un manuscrit, transmis ou retrouvé miraculeusement : d’où vient que cette fiction n’a jamais cessé de séduire les écrivains, et qu’ils la reprennent effrontément les uns après les autres, comme si elle était toujours fraîche ? Le manuscrit raconte l’épopée d’un héros aventureux, qui a couru des périls de la mer, et qui, ayant fait naufrage, a pris pied sur une terre inconnue, de préférence australe. Ici commence l’essentiel : l’abondante description d’un pays dont les géographes n’avaient pas idée. On entasse des souvenirs empruntés aux utopies, aux expéditions lointaines, on ajoute des traits saugrenus, et volontiers des gaudrioles… Ce qui frappe encore, c’est le triomphe de l’esprit géométrique. Tout régler au cordeau, tout ordonner suivant le nombre et la mesure… Supposez un pays qui a 41 600 villages ; chaque village comprend 22 familles, et chaque famille 9 personnes : total : 38 230 000 habitants, qui représentent 10 400 000 pieds cubes de chair. Au bout de dix mille ans, calculez ce qu’elle deviendrait : un monceau incomparablement plus grand que la terre ; et donc la résurrection des corps est impossible… Quand on est enivré de cet esprit-là, et qu’on se réveille devant le concret, on souffre » (Hazard 1994, p. 33-35).
Je l’ai en partie mentionné plus haut, la « trahison » cartographique du nomadisme par la projection de parcours sur un calque fut une souffrance (Retaillé 2011) (Retaillé 2013) (Retaillé 2014). Cette souffrance exprime la difficulté ou l’impossibilité d’un passage de la projection à l’introjection. Or, les nouvelles manières de produire des cartes par contribution, cartes « lacunaires » du point de vue de l’exhaustivité du calque, soulignent le retour de l’expérience, de « l’espace vécu ». La rupture avec l’autorité de la carte (calque) qui ouvre à d’autres choix que « scientifiques », plus « spontanés » mais néanmoins raisonnés en vue d’une autre manière de faire de la science, donne à l’espace en société connectée une mobilité intrinsèque qui déconcerte mais que les nomades ont toujours su valoriser, justement parce qu’ils ne disposaient pas de cartes (calques) pour naviguer à travers l’étendue. Cela à la différence des marins. « Moi, messieurs, quand je parle du Cap de Bonne Espérance, c’est un endroit immuable et cartographié, pas un bazar à succursales multiples » nous dit Victor Ploubaz (interprété par Jean Gabin) dans le film de Michel Audiard, Le drapeau noir flotte sur la marmite (1971).
Rendre cohérent ce que l’on sait et ce que l’on vit semble s’imposer comme un nouvel impératif (est-il si nouveau ?), du moins en matière de carto-géographie, en reconnaissant la fiction territoriale portée par la carte devenue territoire par l’iconisation de sa figure. Et l’on peut ou doit s’interroger sur l’absence d’effet de la nouvelle expérience de l’espace (est-elle si nouvelle ?), celle continue du nomadisme, quand l’horizon (qui tourne) constitue la seule limite, avec une capacité inégalée d’invention du monde (Sutre 2017). L’éthique et l’esthétique liées de nos savoirs s’en trouvent atteintes.
Le vice de l’origine est au départ (si l’on peut dire) du choix d’orientation entre expérience et autorité, avec son double sens du point zéro du temps et de l’espace qui assigne l’identité croisée à des repères extérieurs et fixes. Au lieu de cela, l’intuition de l’instant, qui n’est pas que celle du temps, réintroduit l’effet de sujet. D’ailleurs, si une intuition ne peut qu’être expérimentée (expériencée ?) et non prouvée (Bachelard 2014, p. 9), c’est en situation quelque part, le quelque part entrant dans l’expérience, peut-être même comme son catalyseur. Le lieu est alors la seule réalité, expérientielle (circonstancielle) de l’espace, orientant l’espace lui-même. Pour le reste, la seule chose que nous sachions est que la distance projetée sépare, le lieu surgissant, introjecté, comme étape dans l’expérience du mouvement : l’espace réel qu’il dessine ne peut être que mobile lui-même, difficilement contraint par l’objectif du calque. La « carte » que décrivent Deleuze et Guattari est alors mieux adaptée, du fait même qu’elle admet le discontinu, ce qui entre en contradiction avec l’exhaustivité qui est au cœur du projet géographique et plus encore du projet cartographique, surtout lorsque le blanc y est introduit. Il en ressort que le rapport qui importe n’est pas tant celui du lieu à l’espace mais celui du lieu à la distance, prenant en compte ses multiples formes.
L’idée de l’origine tend à faire à croire qu’il n’y en a qu’une et qu’elle est absolue, ce qui est la condition de la cartographie autoritaire. Or, dans l’hypothèse de l’espace mobile, l’espace n’explique pas le lieu ; c’est à l’inverse le lieu qui explique l’espace par la distance projetée et lui donne sa forme fluctuante, après son inversion par introjection. Ce qui est provisoirement absolu, finalement, c’est la circonstance localisée de l’instant. Un absolu éphémère que le calque sert à stabiliser, quitte à forcer la réalité. L’espace géographique devenu cartographique devient la fiction conventionnelle d’une généralité paresseuse qui prend consistance quand la figure, la représentation, masque le phénomène. Pis, par le calque, la fiction de l’espace formé devient une substance, celle-là même qui est appelée territoire. Un autre chapitre s’ouvre là, bâti sur une véritable anaphore qui arme les discours substituant la représentation à la réalité : territoire, territoire, territoire (Retaillé 2015). La carte qui semble si pauvre par sa discontinuité et son éphémérité ne devrait-elle pas être prise autrement qu’à l’aune du calque ? Autrement que comme report de lieux immobiles ; autrement que comme une attention portée à soi dans le plein déjà là appelé « monde » ; mais comme une attention portée au monde qui monte à ma conscience en la constituant.
Nicolas Bouvier (1963) illustre un « usage du monde » ouvert à l’expérience par le voyage pour en grappiller les miettes. Chez Olivier Rolin (1993), le monde surgit différemment, par le télescopage d’événements synchrones à distance. L’illusion de l’espace plein, continu, et de la distance seulement dépassée par le déplacement s’envole d’elle-même, plus que par un effet d’échelle du « village planétaire » à la manière de Mac Luhan. L’introjection fait mieux : c’est cela « l’invention du monde ». La « posture constitutiviste en géographie », formalisée par Frédéric Hoyaux (2015), par exemple, permet de théoriser de telles propositions littéraires avec la mobilité comme un des facteurs premiers dans la « constitution » de l’espace géographique, tout comme « l’habiter » à distance, qui lève également l’obstacle de la distance physique. Ce qui pose la question de la solution scalaire adoptée dans le passage bijectif géographie-cartographie. Le numérateur de l’échelle est donné pour un fixe, base de l’axiomatique géographique (en un lieu il n’y a qu’une seule chose ; deux lieux sont nécessairement séparés) ; le dénominateur étant arbitrairement fixé comme base finie (et pleine) de l’examen (Bachelard 2014, p. 36-39). Ici, je peux proposer d’inverser le rapport : le lieu, circonstanciel et éphémère, constitue la référence et le monde, intégrale des lieux, sa (ses) résultante(s), aux formes et aux dimensions variables.
L’hypothèse de l’espace mobile permet la recherche de l’espace « complet » (une intégrale des lieux, multipliés par le mouvement) et non celle de l’espace fictivement plein (une somme à plat des lieux fixés). Le point de vue de l’expérience y prévaut. L’échec de sa cartographie jusqu’à présent, et peut-être son impossibilité, me semble illustré par le malaise provoqué par la cartographie contributive, dont l’espace de représentation, comme celui des nomades, n’est pas isotrope, pas conforme à celui de notre habitude ancrée par apprentissage. L’espace mobile est anisotrope, il est la résultante d’un jeu de distances aux formes variables et combinées selon la circonstance de surgissement du lieu et d’introjection du monde. Alors que les habitudes spatiales fixées sur le calque passent pour des propriétés de l’espace obéissant à des lois, avec l’espace mobile des lieux de circonstance les appels et les surgissements illuminent une constellation seulement potentielle, gisant dans l’ombre, sans existence égale pour tous.
Avec la mobilité de l’espace des représentations, l’origine est multiple dans les deux dimensions du temps et de l’espace. L’accumulation qui conduit au plein du monde ne peut alors être qu’une vue hors sol, zénithale, souveraine, n’ayant que peu de prise sur l’ordinaire et gouvernant pourtant les décisions et les échecs fréquents des acteurs dominants. Avec l’origine multiple, il ne peut y avoir de processus cumulatif, ni hiérarchie, mais une reprise en variantes qui illustrent la propriété de l’espace mondial mondialisé. Après son « humanisation » et sa « civilisation », la « mondialisation » du monde et son espace mobile, dont les nouvelles cartographies « non maîtrisées » sont emblématiques, font signe vers les « parentés » de situation (réseaux ?) et, non symétriquement d’ailleurs, vers les vides, les intervalles dont le calque voudrait faire croire qu’ils disposent d’une substance vraie, durable, territoriale par leur délimitation, alors qu’ils ne sont que mouvances (Giraud 2019).
Comment faire coïncider une épistémologie et une esthétique en s’appuyant sur une éthique scientifique, non surplombante par définition (Jablonka 2014, p. 26) ? En réhabilitant le sujet écrivant ou dessinant une carte pour y trouver un bénéfice épistémologique ? Géographes et cartographes ne se retrouvent pas dans la profusion cartographique. Peut-être peuvent-ils alors, eux-mêmes, se placer dans la situation du producteur non professionnel, comme, par exemple, avec la proposition de l’espace mobile, hérétique dans le paradigme dominant de la géographie. C’est pourtant un moyen de prise de possession du monde, à la manière de Georges Perec défendant la littérature réaliste selon la « ligne générale » (Jablonka 2014, p. 16), tournoyante, jamais fixée comme un genre par un type d’objet, ni même un style.
« J’[ai] perdu mon ancienne carte et la boussole avec » (Sinha 2011, p. 62).