En quelques décennies, le numérique s’est massivement diffusé à l’ensemble des dimensions de la société. Limité dans un premier temps à l’armée puis à quelques organisations gouvernementales et privées, le numérique s’est banalisé avec le développement de l’informatique personnelle, l’augmentation des puissances de calcul et la réduction des coûts de production par unité de traitement (flops – opération à virgule flottante par seconde). Peu lisible dans un premier temps, l’augmentation de la puissance de calcul et la miniaturisation des dispositifs numériques ont pourtant largement transformé l’espace. Ce changement est plus généralement un changement d’état d’une partie de notre environnement, selon un processus de numérisation par lequel une réalité particulière devient numérique. En cela, la numérisation crée non seulement de nouvelles réalités aux propriétés singulières (un livre numérique n’est pas un livre), mais elle tend aussi à transformer la valeur relative de réalités, dont la résistance à ce processus leur confère une qualité propre.
L’inégale propension de notre environnement à être numérisé oppose ainsi largement l’information à d’autres réalités, dont la matérialité est consubstantielle de leurs qualités. Aussi, pour bien comprendre les enjeux du numérique, il est important de ne pas confondre le numérique et ce dont il rend compte. Un livre, une musique, un paysage, une ville ou un corps numérisés entretiennent certes une relation étroite avec leurs référents, mais s’en distinguent aussi largement. Dans tous les cas, ils auront été réduits à des chiffres, présentant une alternative plus ou moins efficiente dont la pertinence dépend étroitement de la problématique considérée. Un ebook, un fichier mp3, une photo, un modèle de ville en trois dimensions ou une IRM peuvent satisfaire de nombreux besoins, mais ils ne répondront pas à toutes les virtualités de ce dont ils sont l’information. Devant une jambe à caresser, une banane à manger, un toit pour abriter ou un médicament pour soigner, le numérique, seul, est particulièrement impuissant.
Néanmoins, l’information est une composante si déterminante de notre existence que le potentiel de sa numérisation doit être considéré très attentivement. L’information est probablement ce qui nous distingue le plus de l’homme préhistorique. La localisation et la communication de l’information constituent des enjeux majeurs, car cette dernière est au coeur de la connaissance et par continuité de l’action. C’est pourquoi les dispositifs d’accumulation et de circulation de l’information (école, livre, CD, radio, télévision…) participent pleinement de l’identité de l’individu contemporain, de ses virtualités, de ses cultures et de ses pratiques. En permettant un traitement automatique de l’information, la numérisation a ainsi largement accru ses virtualités spatiales.
Cette dynamique s’est particulièrement développée avec la généralisation de la téléphonie mobile et d’Internet , deux puissantes technologies spatiales de synchorisation qui ne cessent de recomposer l’ordre des choses, jusqu’à ce que les sociétés ont de plus intime : le lien social. Nous assistons à présent à un processus puissant de dématérialisation et d’interconnexion qui change profondément l’espace, les agencements et plus généralement la place des choses, dans un environnement de plus en plus vaste. Longtemps incorporée dans des dispositifs matériels (livre, CD, billet, etc.) et territoriaux (salle de classe ou de concert, bourse, etc.), l’information, une fois numérisée, a largement gagné en mobilité.
Elle peut à présent être transmise à des vitesses considérables, pour un coût négligeable, tout en pouvant être traitée en ses parties, individualisée, transformée, dupliquée et stockée. Le numérique est en cela une puissante technique de manipulation du réel, une technique remarquable de contrôle, dont le potentiel porte autant de libertés que d’asservissements. À la numérisation d’une partie de l’espace, des réalités qui l’habitent, des relations qui s’établissent, s’ajoute aussi l’émergence d’espaces inédits, dont l’architecture et les modalités d’interaction sont fondées sur le numérique et la connexité. Facebook, Wikipédia, la messagerie électronique, Skype, Google Map ou Meetic sont autant d’espaces, réels, mais immatériels, qui proposent des modes d’interactions singuliers, multiscalaires, symétriques, pouvant être synchrones ou asynchrones. Chacun de ces espaces est autant de lieux réticulaires qui oeuvrent à rendre la distance non pertinente pour des problématiques singulières.
Adopté massivement, le numérique recouvre ainsi un potentiel d’interaction sociale considérable, dont les virtualités restent encore à définir. Opportunité remarquable de renouvellement de la coexistence, le numérique pose aussi de nombreuses problématiques spécifiques qui engagent à reconsidérer des notions spatiales élémentaires telles que la distance, le lieu ou la localité, mais aussi des notions plus générales telles que la valeur, la propriété, la production, la vie privée ou l’expertise. Le numérique, sans précautions, peut aussi être une puissante incitation au réductionnisme, lorsque le Monde doit absolument être numérisé, réduit à des chiffres dont la puissance de traitement est à la hauteur de leurs limites. La science, la politique ou l’économie doivent absolument réaliser qu’en changeant l’espace, le numérique change aussi la société, dans son ensemble.