Une vision naïve des débats actuels sur l’environnement naturel consiste à opposer ceux qui se soucieraient de la nature et ceux qui n’en feraient que peu de cas. Cela se produit par exemple lorsque le choix périurbain est présenté par ceux qui le font mais aussi par certains chercheurs comme valorisant la nature et que l’option alternative, celle d’une urbanité plus forte, serait indifférente, voire hostile à une relation forte avec la nature. Il serait facile de montrer que les paramètres de la relation périurbaine à l’espace se rapprochent beaucoup de celle de la ruralité : une privatisation productive de la nature, le jardin remplaçant l’exploitation agricole, la recherche d’une localisation intermédiaire face au monde urbain, ni prégnant, ni inaccessible, et un manque d’intérêt pour les biens publics. En quoi organiser un barbecue dans un jardin privé dans un lotissement français ou britannique est- il plus « naturel » que d’organiser un barbecue dans un parc public à Berlin ou à Stockholm ?
La réalité est tout autre : comme le montre le tableau ci- dessous, il y a plusieurs idées, plusieurs images, plusieurs conceptions de la nature qui circulent dans les sociétés contemporaines. Le périurbain apparaît comme une variante relativement peu spécifique de l’univers agro- industriel. La Suburbia nordaméricaine en est fortement contemporaine et l’Europe de l’Ouest a comblé son décalage en raison d’une incitation plus tardive à la possibilité pour les segments les moins solvables de la « classe moyenne » d’accéder à la propriété.
C’est ici que les choses se compliquent car, sur la direction qu’il convient de prendre pour prolonger le Néolithique ou pour en sortir, les avis divergent. Pour certains, le mélange prédation/ production est indépassable et il vaut mieux revenir à un Paléolithique sophistiqué, dans lequel, cette fois, on contrôlerait les prélèvements effectués sur le stock naturel, ou à un Néolithique autolimité qui s’imposerait une réduction des productions pour éviter que les destructions corrélatives ne dépassent ce que l’environnement naturel peut supporter. D’où les termes de « critique du productivisme », de « finitude » ou de « décroissance ». Le Rapport Meadows au Club de Rome, The Limits to Growth (1972) fut sans doute le document fondateur d’une argumentation rationnelle en ce sens. En 1986, la publication par l’ONU du « Rapport Brundtland », Our Common Future (1987), joua un rôle décisif dans la construction d’une prise de position alternative. Ce document se fondait lui aussi sur la conscience écologique, mais en l’interprétant de toute autre façon que ne l’avait fait le Club de Rome. La notion de développement, qu’on oublie parfois un peu lorsque l’on évoque le paradigme du « développement durable », est ici essentielle : pour ses promoteurs, il est non seulement possible mais nécessaire d’intégrer les paramètres naturels dans la production d’une situation meilleure pour la société et ses composantes (ce que signifiait jusque- là couramment le mot « développement »). On peut caractériser comme néo- naturaliste le paradigme de la décroissance et « post- lithique » celui du développement durable.
Il y a donc plusieurs natures dans le débat public contemporain. Et ces concepts en opposition renvoient à des divergences parfois très premières : c’est aussi deux visions de la place des humains sur la Terre/dans le Monde qui se jouent. Il existe aussi des dissymétries qui ne facilitent pas les comparaisons terme à terme. Ainsi, les partisans de la décroissance se fondent sur ce qu’ils estiment être un constat (« Regardez ce que nous avons fait ») tandis que ceux du développement durable construisent un projet (« Réfléchissons à ce que nous pourrions faire »). De même, l’idée de « valeurs intrinsèques » à la nature, qui est, à y regarder de près, essentielle à la cohérence du modèle néo- naturaliste, laisse les « post- lithiques » consternés car, pour eux, la notion même de valeur est une invention humaine hautement sensible aux contextes historiques : il leur apparaît donc parfaitement absurde d’attribuer aux plantes ou aux animaux des réalités dont nous sommes, nous humains, les auteurs. Enfin, il existe bien sûr une multitude de positions intermédiaires, notamment dans la vie politique, emplie de compromis et d’hybridations. Ainsi, en matière de mobilité, le « droit à la mobilité » peut être commun au post- lithiques et aux agro- industrialistes, la « mobilité douce », aux néo- naturalistes et aux post- lithiques, la mobilité privée liée aux gradients d’urbanité péri- ou hypo- urbains, aux agro- industrialistes et aux néo- naturalistes.
La nature constitue un marqueur extraordinairement transversal d’enjeux de société qui, pour une part, existaient précédemment mais ont été « allumés », activés, par la mise en scène de ces nouveaux plans de conflit. Selon la place qu’on attribue à cette ou à ces nature(s), on exprime aussi l’idéal qu’on forme pour la société. C’est dire à quel point il est vain de croire que ces controverses pourraient être tranchées soit par la subjectivité (une sensibilité plus ou moins grande aux réalités non humaines), par l’esthétique (une valorisation plus ou moins forte des paysages naturels) ou par la technologie (une capacité plus ou moins grande à résoudre un problème). C’est bien du politique dans son sens le plus englobant qu’il est ici question. En tout cas, les protagonistes peuvent au moins s’accorder sur un point : la nature se trouve plus que jamais en plein coeur du monde social.