Un champ d’étude en devenir.
En sciences sociales, le champ des études de mobilité est né il y a une quinzaine d’années et s’est développé avec une vigueur remarquable. Il n’est que de voir aujourd’hui le nombre de réseaux de recherche (le Cosmobilities Network, le GT Mobilités Spatiales et Fluidité Sociale de l’AISLF, etc.), de colloques, de thèses, de centres de recherche (Institut pour la Ville en Mouvement, CeMoRe, Forum Vies Mobiles, Observatoire de la mobilité en Région de Bruxelles-Capitale, etc.), de nouvelles revues (Mobilities, Transfer, Applied Mobilites) et plus généralement de publications qui se réfèrent à la mobilité pour se convaincre que la thématique, fort discrète auparavant, a fait une entrée fracassante en urbanisme, sociologie, philosophie, science politique, droit, aménagement du territoire, etc.
Rien de bien neuf à ce constat mille fois fait, pas davantage qu’à celui de l’acceptation large par la communauté scientifique de l’idée d’un mobility turn (Sheller et Urry 2006). Nous assisterions à une mutation radicale faisant de la mobilité un paradigme central de nos sociétés et de leurs imaginaires.
Dans ce contexte, et à la suite des études ayant exploré les différentes formes de mobilité de manière empirique depuis le début des années 1960, se sont développées de nombreuses réflexions portant sur les quantités et qualités de nos mobilités (Cresswell 2006) (Urry 2007), sur la manière dont elles sont vécues (Merriman 2012), sur le rôle qu’elles jouent dans la constitution de l’individu mobile contemporain (Kellerman 2006), sur la manière dont elles ont évolué au cours du temps, etc.
Les travaux qui se réclament du mobility turn sont très majoritairement menés en considérant que la mobilité – vue comme qualité de ce qui est mobile et s’oppose à ce qui est immobile – est une évidence et une constante [1]. N’évoluerait et ne poserait question que la façon dont nous sommes mobiles ou immobiles, mais pas la manière et les critères selon lesquels nous attribuons la qualité de mobile ou d’immobile à des entités.
En outre, la mobilité évidente qui sert de base à la majorité des travaux est envisagée comme une catégorie non généralisable. Pour être exact, il faut relever que Boltanski et Chiapello (1999) ou Bauman (2000) consacrent d’importants développements à une mobilité qui s’intègre chez eux dans une description d’évolutions sociales dépassant largement la question des déplacements physiques. Cependant, il semble que la jonction se soit peu opérée entre les études de mobilité et des réflexions plus larges offrant une place de choix à la thématique des mobilités. Cela se remarque, nous semble-t-il, dans le maintien, très majoritairement, de la mobilité dans le champ du déplacement. L’École de Chicago qui considérait « l’homme doué de locomotion » comme l’objet de ses travaux (Grafmeyer et Joseph 1984) a pourtant conceptualisé la mobilité sociale dans les années 1920 comme étant l’un des aspects du mode de vie urbain (Park et al. 1925). L’une des originalités de cette approche tient au fait que les mobilités sont pensées en termes de changement, comme des facteurs de désorganisation ou de rupture de l’équilibre (Gallez et Kaufmann 2009). Ces travaux montrent notamment comment la mobilité résidentielle est étroitement intriquée avec les migrations, mais aussi avec les parcours professionnels et familiaux. Sorokin reprendra ces travaux dans Social Mobility (Sorokin 1927), en définissant la mobilité sociale comme un changement de position ou de rôle, sans référence explicite à l’espace matériel. Aujourd’hui, ces approches ont été largement oubliées et l’usage du terme de mobilité dans les études éponymes reste essentiellement lié aux déplacements et aux transports. Ce qui sous-tend cette situation, à notre sens, est la persistance d’une conception unitaire de l’espace et de la mobilité au profit du seul versant matériel.
Enfin, réduite à sa dimension purement matérielle, la mobilité est généralement abordée comme univoque : on est soit mobile, soit immobile. Il est certes possible d’être plus ou moins intensément et plus ou moins souvent mobile, de même, le passage de l’immobilité à la mobilité peut se faire plus ou moins facilement en fonction de la motilité (Kaufmann 2004) de l’entité considérée. Il n’en demeure pas moins que les concepts de mobilité et d’immobilité sont conçus comme alternatifs. Il n’est pas possible d’être à la fois mobile et immobile.
Il y a bien sûr des travaux qui font exception par rapport à la tendance générale esquissée ici. Mentionnons les travaux de Michel Bassand (1986) qui propose de considérer la mobilité comme un phénomène social total, les recherches de Cécile Vignal (2005) (2006) (2011) sur les liens entre la mobilité professionnelle, la vie familiale et les mobilités quotidienne et résidentielle, et celles de Daniel Courgeau (1993) ainsi que de Laurent Gobillon (2001) sur la même thématique, qui cherchent à mettre en relief les liens entre des formes de mobilités matérielles et non matérielles. Enfin, les travaux de Sven Kesselring (2006) qui lient les mobilités matérielles à la communication à distance et questionnent les liens paradoxaux qui unissent mobilité et immobilité. Dans le présent article, nous entendons nous situer dans cette veine, afin d’ouvrir le champ des études de mobilité à de nouvelles perspectives.
Une mobilité changeante.
S’il est possible de s’entendre assez aisément sur une définition minimum de la mobilité comme une modification des coordonnées spatiales au cours d’une durée déterminée, cela n’implique pas que ce qui est reconnu comme mobilité le soit nécessairement de semblable manière à toute époque.
Il nous faut en premier lieu passer l’obstacle lexical qui se fonde sur le fait que le terme même de « mobilité » n’est d’un usage courant que depuis peu (Borja, Courty, et Ramadier 2014, p. 1). Puisque nous traitons des études de mobilité et du regard qu’elles portent sur le phénomène qu’elles s’attachent à étudier, y compris un regard historique, la question est moins de savoir si le terme « mobilité » était utilisé au 19ème siècle que de savoir quelle vision diachronique du phénomène aujourd’hui appelé « mobilité » est actuellement développée. Nous continuerons dès lors d’appeler « mobilité » une modification des coordonnées spatiotemporelles présentes ou passées, sans nous demander comment les nommaient leurs contemporains.
S’agissant donc de modification des coordonnées spatiotemporelles, on admettra aisément que ce qui sera reconnu comme mobile dépendra de la manière dont une société donnée, à un moment donné, construit les deux dimensions nécessaires à la définition de la mobilité : l’espace et le temps. Sera socialement construit comme mobilité ce qui pourra être reconnu comme relevant de la variation spatiotemporelle.
Ceci nous amène à nous interroger sur la variation, au cours de l’histoire, des représentations sociales de l’espace et du temps. Ce n’est pas le lieu de remonter à la nuit des temps, aussi tenterons-nous de définir l’articulation la plus récente, celle qui fait encore largement sentir ses effets aujourd’hui. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les travaux initiés par Bertrand Montulet et qu’il a poursuivis avec Christophe Mincke (Montulet 1998) (Mincke et Montulet 2010) (Mincke 2013) (Mincke 2014) (Mincke et Lemonne 2014) (Mincke 2015). Il s’agit de définir des morphologies spatiotemporelles, c’est-à-dire des assemblages particuliers de représentations du temps et de l’espace correspondantes.
Ainsi, à la période moderne, correspond une conception de l’espace comme structuré au travers de l’établissement de frontières, qui définissent ce que Jacques Lévy appelle un territoire (Lévy 1999). Apparaissent ainsi des circonscriptions coexistant sans s’interpénétrer. Elles sont éventuellement elles-mêmes subdivisées – compartimentées – par des frontières de niveau inférieur. Une des applications évidentes de cette conception de l’espace est par exemple la définition des territoires étatiques. Ceux-ci se juxtaposent et sont intérieurement subdivisés : départements, provinces, communes et autres circonscriptions administratives, judiciaires et électorales les structurent intérieurement selon une logique de poupées russes (Veltz 1996). À chaque échelle de la fractale se retrouve le même mode organisationnel : celui du tracé d’une frontière sans épaisseur dont on attend qu’elle sépare parfaitement des espaces conçus comme intérieurement homogènes du point de vue du critère choisi. À ces divisions étatiques sont censés correspondre des territoires culturels, linguistiques, ethniques, etc.
Il est évident que ces frontières ne peuvent prétendre à l’existence sans stabilité temporelle. De ce fait, à l’espace structuré par la frontière correspond nécessairement un temps, fait d’alternance de stases et de ruptures. C’est ainsi que le jeu de frontières qui structure l’espace stato-national ne varie que par ruptures brusques : une loi, un traité, une guerre, soudain, viennent déplacer des frontières dont la vocation est de durer. D’un état fixe, on passe à un autre, et c’est par ce biais que l’on passe du futur au présent et du présent au passé (Chesneaux 2004). Il n’est pas question de considérer les palpitations du social, de l’économie ou des relations politiques : les frontières spatiales et temporelles sont stables et sont défendues en conséquence. Cette construction sociale du temps amène à considérer l’histoire comme une suite de grandes dates (batailles, accessions au pouvoir, découvertes, inventions, réformes politiques et juridiques, etc.). La construction de la vie en âges séparés par des rites sociaux (communion, mariage, service militaire, maternité, etc.) et de la vie quotidienne en périodes distinctes vouées au travail et au repos, aux activités familiales et aux obligations sociales relève également de cette construction du temps.
C’est par cette double structuration de la définition d’ères et d’aires que l’espace-temps est arraché à l’informe. Ce n’est donc pas que l’espace et le temps ne peuvent être conçus hors de cette morphologie de la « forme-limite », c’est que cette morphologie fournit les outils nécessaires à sa structuration.
Depuis la fin des années 1960 à tout le moins, ce modèle, autrefois majoritaire, est contesté et battu en brèche (Braudel 1985). Une morphologie concurrente s’est progressivement développée, celle de la forme-flux (Mincke 2016) correspondant à une société réticulaire (Castells 1998). Pour celle-ci, le temps est avant tout un flux constant, érodant tout en permanence (Mongin 2013). C’est donc la vision d’un temps du changement continu, sinon rapide, qui émerge, rendant absurde toute tentative d’établissement de dates-charnières. Hier est toujours gros de demain et demain, toujours annoncé aujourd’hui. Les périodes temporelles s’interpénètrent toujours, comme l’adulte se distingue dans l’enfant, lequel survit longtemps en l’adulte.
Mais comment dès lors concevoir une frontière qui soit autre chose qu’un pur artifice ou une prétentieuse vanité ? Toute limite fixe apparait comme un Barrage contre le Pacifique : une chimère, toujours en construction, toujours déjà dépassée par la réalité. Ce n’est donc plus une manière pertinente de structurer l’espace.
Est-ce à dire que toute structuration spatiale est devenue impossible ? Certes non. Dans un monde en perpétuelle évolution, l’espace prend forme au travers des relations dont il permet l’établissement. Une entité sera spatialement située en fonction de son positionnement respectif par rapport à d’autres entités. Se dessine alors un écheveau de relations, fondées sur la communication et l’accessibilité, un réseau relationnel (Urry 2007). Celui-ci est bien entendu en évolution constante, de nouvelles relations s’établissant, d’autres disparaissant ou se distendant. Fait remarquable, la logique n’est plus exclusive – on est dans une circonscription ou dans sa voisine de même niveau – elle est inclusive, puisqu’on cumule nécessairement des relations multiples et non hiérarchisées.
On l’entrevoit déjà, la mobilité se concevra différemment dans ces deux morphologies spatiotemporelles (Mincke 2016). Dans la forme-limite, il s’agira de quitter un ancrage pour en gagner un autre. La mobilité est alors directionnelle, intentionnelle (puisqu’elle implique le choix du détachement et d’une destination) et elle implique le franchissement d’une frontière. La mobilité n’a de sens qu’à une échelle donnée et n’existe que si une frontière est transgressée. On est localement, provincialement, nationalement ou continentalement mobile en fonction des frontières que l’on franchit. On notera ici que la mobilité est seconde : elle présuppose un ancrage dans des circonscriptions qu’il s’agira de quitter. Elle est donc une mobilité-franchissement qui peut aussi être vue comme une mobilité sédentaire lorsqu’elle reste interne à un espace apparemment homogène (mais qui ne l’est pas pour l’entité mobile).
Dans le cadre de la forme-flux, on ne peut concevoir la mobilité comme un franchissement. Elle consiste alors, essentiellement, en la variation des données de relation et d’accessibilité qui caractérisent l’inscription spatiale d’une entité. Celle-ci est donc mobile par rapport à d’autres nœuds de son réseau de relations, ceux-ci l’étant eux-mêmes. Il en résulte que la mobilité est constante, puisque chaque entité est potentiellement mobile, faisant varier avec elle la position de chacune de ses relations. La mobilité est également irrépressible : voudrait-on demeurer en place que ce ne serait pas possible du fait qu’au moins certains des points par rapport auxquels la localisation s’opère se déplacent, eux. La mobilité n’est plus un choix. Elle est un donné fondamental et toute immobilité ne peut plus être que partielle et résulter d’un effort. Elle peut alors être qualifiée de mobilité-kinétique (Montulet 1998) – une mobilité qui tire sa valeur d’elle-même et n’est pas orientée vers un objectif particulier – ou de mobilité-dérive, dans la mesure où il ne s’agit plus de fendre les flots immobiles d’un port à l’autre, mais d’être porté par un mouvement qui nous dépasse et nous emporte autant que nous le suscitons.
Elles sont là, pour nous, les mobilités changeantes : dans le fait qu’il ne s’agit pas seulement de faire varier leur quantité ou leur qualité, mais leur nature profonde. Il s’agit également de les valoriser différemment. Si la mobilité-franchissement fut valorisée, ce fut comme conquête, comme instrument pour atteindre un ailleurs, un nouveau lieu. Alors la vitesse, la rectitude, la constance étaient des valeurs, mais il était hors de question de se déplacer sans raison ou de se laisser dériver. Nous aurons l’occasion de le voir au sujet de la généralisation de la mobilité aux espaces non-matériels, les mobilités sociales et professionnelles ont été vues comme positives, mais uniquement dans un parcours déterminé. Il n’était aucunement question d’être pris de bougeotte : nomadisme, parcours professionnel éclectique ou vagabondage étaient le signe d’un danger, celui que faisaient courir à l’ordre social fixé ceux qui prétendaient s’affranchir de ses frontières. Si le contrebandier se joue des frontières et en tire bénéfice, il ne peut être valorisé par un système dont il compromet l’étanchéité des cloisonnements.
À l’inverse, l’ode au nomadisme [2], à l’errance, à la mobilité constante que l’on entend aujourd’hui chanter sur tous les tons constitue une rupture radicale. Elle ne valorise pas le déplacement du point A au point B, mais le mouvement pour lui-même. La stabilité, la constance et l’immobilité sont associées à la paresse, au handicap social, à la rigidité et d’une certaine manière à la stérilité. La mobilité vaut pour elle-même et non seulement comme moyen de conquérir un ailleurs défini. C’est également en cela que les mobilités sont changeantes : dans la manière dont nous les pensons et dans celle dont nous les valorisons ou les dévalorisons.
Sans doute l’apparition et le succès du terme « mobilité » et sa capacité à reléguer au second plan ceux de « déplacement », de « transport » ou, dans un autre registre, de « migration » marque-t-il l’évolution de la mobilité, du franchissement conditionnel à la dérive constante et valorisée.
Spatialités et mobilités.
S’il apparait que la notion même de mobilité a changé de signification au cours du temps et qu’il n’est donc pas possible de comparer les pratiques de mobilité à des époques différentes puisque leur construction sociale varie, il convient d’interroger le concept de mobilité.
Dans de très nombreux travaux portant sur la mobilité, l’espace est considéré comme essentiellement sinon exclusivement matériel, même si, naturellement, certains chercheurs ont une vision plus large, comme Bernard Debarbieux (1995) (1997) lorsqu’il travaille sur les imaginations et les mondes intérieurs ou comme Armand Frémont (2010) lorsqu’il évoque l’espace vécu immatériel et la révolution des télécommunications, ainsi que le développement des lieux « virtuels ». Les questions de mobilité sociale, lorsqu’elles sont abordées, le sont en laissant entendre que l’espace social doit être considéré, mais en supposant implicitement un rapport mécanique et nécessaire entre spatialité matérielle et spatialité sociale. Il nous parait important de rompre avec ces idées, d’une part en conceptualisant la spatialité comme étant multiple et, d’autre part, en affirmant son indépendance vis-à-vis de la question de la matérialité. Ce faisant, nous poursuivons les réflexions de Jacques Lévy et Michel Lussault (2014) sur l’espace et la spatialité, en les affranchissant de leur nature exclusivement matérielle.
Les références langagières à des formes de spatialités non matérielles sont nombreuses : la mobilité sociale, naturellement, mais aussi les frontières disciplinaires, l’empiètement d’une autorité sur les compétences d’une autre, les individus hors-la-loi, l’exclusion sociale, etc. Tous ces termes se réfèrent à des spatialités dont la nature peut être interrogée.
Dans cette entreprise, il est nécessaire de repartir de l’affirmation selon laquelle l’espace est une dimension, tant il semble fréquent que les implications de cette caractéristique soient oubliées. L’espace n’est pas une matérialité en soi, il est une dimension structurante, dans laquelle se déploient des objets et des pratiques. Les routes et paysages ne sont par exemple pas l’espace, mais des objets caractérisés par leur dimension spatiale, comme ils le sont par ailleurs par la dimension temporelle ou, dans d’autres systèmes d’attribution de sens, par l’esthétique, leur configuration économique, écologique, juridique, etc. Ce que nous appelons « espace » est en fait le résultat d’un processus de structuration : la spatialisation.
La spatialisation est l’attribution et la caractérisation de positionnements aux objets considérés. Les positionnements, absolus ou relatifs, permettent d’identifier les modalités de déploiement des objets, ainsi que la variabilité de leur relation à d’autres objets inclus dans la spatialisation considérée. Ils permettent par ailleurs l’établissement de hiérarchies d’intimité des objets, sous la forme de différentiels de proximité.
Reconnaitre que l’espace est le résultat d’un processus de spatialisation n’enlève rien au fait qu’il existe un large consensus pour qualifier d’espace le résultat de certaines de nos structurations de la réalité matérielle à travers l’établissement d’un système d’attribution et d’organisation de positionnements. L’espace matériel peut donc tout à fait être pris comme une figure de l’évidence spatiale, mais pas comme une figure exclusive. Tout au plus peut-on considérer qu’il est communément admis que la notion d’espace recouvre son usage vis-à-vis du monde matériel.
Il est cependant important d’aller plus loin puisque la spatialisation dépend de processus représentationnels et non de la nature intrinsèque d’un objet auquel elles seraient appliquées. Si une société structure, à l’aide du même type de catégories, les jeux de positionnements et de proximités dans la réalité matérielle et dans une autre réalité, quelle qu’elle soit – en établissant une topologie de l’au-delà, par exemple [3] –, il convient d’admettre que nous sommes face à deux processus produisant des espaces. Que l’un d’eux soit matériel n’entraîne pas qu’il soit plus parfaitement un espace que celui qui ne l’est pas.
Pour autant, nous ne sommes pas prêts à affirmer que le social est réductible à l’espace ou que la spatialisation est extensible à tout processus de construction sociale. Ce que John Urry (2000) a tenté de démontrer, puis de conceptualiser pour la mobilité, nous ne sommes pas prêts à le faire pour l’espace. La spatialisation n’est qu’un mode de structuration du réel parmi d’autres et le social ne peut, par définition, y être réduit.
Dans la perspective que nous esquissons, la spatialisation ne renvoie pas qu’à des démarches explicites. Elles peuvent être des pratiques reposant sur des catégories spatialisantes. Ainsi, ce qu’il est convenu d’appeler « l’espace social », en tant que structuration particulière des relations sociales, est le produit d’une spatialisation du fait qu’il repose sur l’usage de frontières, de catégories de proximité, de distance ou de mobilité, etc. On pourrait en dire autant des espaces juridiques amenant à considérer des domaines de compétences, des empiètements, des frontières (entre légal et illégal, valide et non valide, innocent et coupable, compétent et non compétent, etc.) ou encore des flux (de dossiers). D’innombrables espaces non matériels peuvent ainsi être identifiés. Les marchés, et plus généralement l’espace marchand, tout comme l’espace politique, en font notamment partie. La spatialisation est donc un processus de structuration qui doit autant aux acteurs sociaux déployant des pratiques sociales particulières qu’aux observateurs décrivant lesdites pratiques [4].
Pour reprendre l’exemple de l’État-nation, on notera qu’il ne repose pas uniquement sur un territoire national distinct et intérieurement structuré. Il nécessite également la définition de territoires juridiques, à savoir des espaces matériels sur lesquels un ordre juridique s’applique, mais également des domaines de compétences ayant pour conséquence que certaines matières seront réglées au niveau national, d’autres à un niveau régional ou local. Hors de toute structuration de l’espace national, la répartition des compétences entre différentes institutions – ce qu’on appelle « déconcentration par services » – et leur attribution à différents niveaux de pouvoir correspond à une logique de spatialisation. L’État-nation suppose par ailleurs la définition d’une communauté nationale et, la plupart du temps confondu, d’un groupe humain bénéficiant de la citoyenneté. De même manière, les prestations en termes de sécurité sociale, de protection diplomatique ou de soutien aux activités (culturelles, économiques, d’enseignement, etc.) dessinent d’infinies spatialités qui sont, certes, liées à des géographies physiques, mais non exclusivement. Un national bénéficiera ainsi à l’étranger de la protection diplomatique du fait de sa localisation à l’intérieur des frontières du corps national. Les forces de l’ordre d’un État européen membre de l’espace Schengen pourront agir hors des frontières dans le cadre du droit de poursuite (art. 40 et 41 de la Convention de Schengen) : les compétences étatiques s’affranchissent alors partiellement du cadre géographique matériel au profit d’autres critères, les espaces matériel et légal cessant de correspondre et révélant leur relative autonomie.
Les études de mobilité doivent prendre en compte les évolutions des constructions sociales de l’espace, du temps et de la mobilité, mais elles doivent également considérer le fait que, les espaces n’étant pas nécessairement matériels, la question de la mobilité se pose dans des espaces de natures très différentes et multiples. Il nous parait en effet essentiel de prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle, si la mobilité évolue (notamment) avec les représentations sociales de l’espace-temps, ces mutations concernent l’ensemble des espaces, une hypothèse qui va dans le sens des travaux de Nathalie Ortar (2015) lorsqu’elle évoque la recomposition du sentiment de proximité et des pratiques sociales chez les travailleurs mobiles (et leurs conjoints) pratiquant la multi-résidentialité, ou nos propres travaux sur les liens paradoxaux entre la complexité des programmes d’activités et l’étendue des mobilités matérielles dans la vie quotidienne, chez les grands mobiles (Ravalet et al. 2015)
Dans un contexte de multispatialité, il serait vraisemblable que l’on pratique et valorise de semblable manière les mobilités professionnelles, géographiques, disciplinaires, familiales, sociales, etc. C’est une des hypothèses que nous entendons poser ici.
Des mobilités intriquées.
De l’ensemble des développements et discussions qui précèdent, découle une importante conséquence : il est impossible de décrire les mobilités au moyen de la dichotomie d’états mobile versus immobile.
L’opposition radicale entre mobile et immobile pose un premier problème, du fait de la nécessité de tenir compte de la question de l’échelle. Ainsi, comme nous le faisions observer ci-dessus, la mobilité-franchissement et la mobilité-sédentaire sont les faces d’une même pièce. Ainsi, lorsque l’on prend en compte des mobilités interurbaines, les déplacements d’une mère au foyer qui assure l’ensemble des déplacements domestiques intra-urbains (école, activités extrascolaires des enfants, courses, etc.) n’apparaissent pas. Ce n’est pas que cette personne est immobile en soi, c’est que sa mobilité n’est visible qu’à une certaine échelle, dans ce cas, l’échelle intra-urbaine, plutôt qu’interurbaine. Même si l’on ne prend en compte que les mobilités matérielles, l’approche dichotomique pose donc problème.
Si l’on prend en considération le fait que les espaces sont multiples, la vision binaire est encore moins appropriée. En effet, des mobilités disjointes peuvent se développer dans les divers espaces considérés. Ainsi, par exemple, une mobilité matérielle n’entraîne pas nécessairement de mobilité sociale (Blum, de la Gorce et Thélot 1985) (Gallez et Kaufmann 2009) (Lévy 1999). Des effets d’entraînement sont certes possibles, mais pas nécessaires. Même s’il n’est pas socialement considéré comme un grand mobile, le travailleur non qualifié qui effectue quotidiennement un long trajet en bus pour exercer une activité professionnelle faiblement rémunérée sera physiquement mobile, mais ne connaîtra pas de mobilité sociale correspondante (Ravalet et al. 2015). Sa mobilité matérielle peut au contraire être vue comme un moyen pour lui d’éviter le déclassement social, et donc la mobilité descendante qui découlerait de l’absence d’activité professionnelle (Vignal 2006).
Il s’agit dès lors moins de considérer que la mobilité matérielle entraîne une modification de la position sociale que de s’interroger sur les corrélations entre (im)mobilités. Une mobilité sociale descendante peut-elle entraîner des modifications des mobilités matérielles ? Une mobilité professionnelle aura-t-elle des effets dans les espaces matériels, sociaux, etc. ?
De la même manière, les situations sociales étudiées en contexte de mobilité doivent être complexifiées. Ainsi, longtemps, la coprésence a pu être considérée comme entraînant un ensemble de contacts physiques et sociaux, du fait de l’interdépendance des divers espaces impliqués dans la situation considérée. Aujourd’hui, il est parfaitement possible d’être coprésent dans des espaces immatériels et, partant, de dissocier coprésence sociale et coprésence physique. Dans un même bus, les passagers peuvent vivre des systèmes de coprésence très différents, allant de celui du lecteur, physiquement coprésent, mais non socialement, à celui de l’internaute, physiquement coprésent à ses compagnons de voyage mais socialement coprésent à ses amis sur un réseau social, en passant par la personne téléphonant et celle qui engage la conversation avec son voisin. Ainsi, la coprésence téléphonique s’est généralisée, tandis qu’apparaissait celle sur les réseaux sociaux, qui permet des formes lâches de simultanéité – allant de la synchronisation forte de Twitter à la participation à des discussions plus étalées dans le temps de Facebook, par exemple. Une erreur serait de considérer avec Urry (2007, p. 224) (ibid, p. 237) qu’il ne s’agit là que de communications, envisagées comme des ersatz de la seule réelle coprésence, la coprésence physique. Ce serait largement négliger les particularités de ces modes d’interaction, qui ne peuvent être décrits comme de simples pis-aller ou comme des communications interstitielles demeurant dépendantes de rencontres physiques.
La mobilité matérielle peut donc s’accompagner d’une immobilité sociale disjointe, par exemple parce que le mouvement du bus n’implique plus la distanciation sociale de ceux que l’on vient de quitter. Partout dans le monde, nous sommes également proches de nos amis Facebook, des variations de proximité se produisant bel et bien, mais au gré des constitutions de groupes, interactions, tags, pokes, interventions sur les murs respectifs et autres formes d’interpellations. Les espaces matériels et sociaux sont ici disjoints.
La mobilité ou l’immobilité d’une personne ne peut donc s’apprécier par rapport à un seul espace, ni en considérant que les espaces multiples dans lesquels elle est inscrite sont directement interdépendants. C’est la disjonction croissante de ces espaces qui fait que, si les mobilités intriquées purent longtemps passer quasiment inaperçues, du fait de leur caractère inévitable et stable, elles doivent être prises en compte, maintenant que leur intrication n’est plus nécessaire et peut fortement varier au cours du temps.
On le comprend, de nouvelles questions émergent. Ainsi, se pose celle des relations précises entre diverses mobilités. Par exemple, lorsque la mobilité professionnelle est valorisée, plutôt que la fidélité, au long de la carrière, à un employeur et à une fonction, la conséquence n’en est pas seulement un mouvement dans l’espace professionnel, mais un ensemble de mobilités d’ampleur et de nature diverses. Ainsi, des travaux indiquent que l’immobilité dans certains espaces – comme l’espace familial – est nécessaire à la mobilité dans d’autres – comme l’espace matériel, pour les grands mobiles professionnels (Endres 2016). À l’inverse, c’est du fait de leur stagnation sociale que l’on peut exiger d’autres individus une mobilité accrue, comme celle, croissante, des sans-emploi, sans cesse sommés de se mobiliser davantage, allant chercher un emploi plus loin géographiquement, plus loin de leurs qualifications, plus loin de leur secteur, plus loin de leurs ambitions et goûts, se formant à de nouvelles compétences, etc. C’est à la fois leur incapacité à initier une mobilité sociale ascendante et leur crainte d’une mobilité descendante – consécutive, par exemple, à une privation d’allocations – qui les contraignent à de nouvelles mobilités, matérielles ou non.
L’exemple des arbitrages résidentiels dans le Grand Genève.
Comme on le voit, mobilités changeantes et changements par les mobilités sont intimement liés, dès lors que l’on prend en compte toute la gamme des mobilités. Pour approfondir et exemplifier notre analyse, nous proposons une exploration empirique de la question des arbitrages en matière de localisation résidentielle dans le Grand Genève. Ce terrain transfrontalier, que nous avons eu l’occasion d’étudier dans le cadre d’une recherche récente (Thomas et al. 2011) [5], offre en effet un terreau privilégié pour approfondir les relations intriquées entre les mobilités matérielles et non-matérielles et, par ce biais, celles liant les dimensions matérielles et non-matérielles de l’espace.
L’agglomération franco-valdo-genevoise – ou « Grand Genève » – forme un espace transnational et transcantonal de près de 2000 km2, positionné à cheval sur quatre espaces géographiques et politiques distincts : le Canton de Genève et le District de Nyon en Suisse, ainsi que le Genevois français, divisé entre la Haute-Savoie et le Pays de Gex. Les collectivités publiques de ces diverses entités administratives ont signé en 2007 une charte d’engagement, en vue de collaborer en matière d’aménagement du territoire, de mobilité et de logement. Concrétisant ainsi un projet vieux de plusieurs décennies, le projet d’agglomération franco-valdo-genevois donne corps à une communauté urbaine dont les diverses composantes pensent leur territoire au-delà de leurs frontières respectives et répondent de manière conjointe à des problèmes sociaux, économiques et environnementaux.
Le Grand Genève regroupe 208 communes pour une population d’environ 860.000 habitants. Le cœur de l’agglomération en constitue le principal bassin d’emploi, puisque 75% des postes se situent dans le canton de Genève. En revanche, la moitié de la population habite en dehors de ce bassin d’emploi, entraînant de ce fait un déséquilibre entre la localisation de la population et celle des emplois.
La forte demande en logements et l’insuffisance des constructions, dans un contexte de forte croissance démographique depuis plusieurs décennies, ont entraîné une importante hausse des prix du foncier et de l’immobilier en France, et ce de manière particulièrement aiguë depuis les accords bilatéraux de 2002 entre la Suisse et l’Union européenne.
Pour aborder les arbitrages de localisation résidentielle dans le Grand Genève, nous nous basons sur les données d’une grande enquête menée en 2010, selon une méthodologie mixte qualitative et quantitative (Thomas et al. 2011). La phase qualitative de l’enquête s’est intéressée aux arbitrages en matière de choix résidentiels et aux modes de vie de ménages vivant dans l’agglomération, afin de comprendre comment les différentes dimensions de l’espace sont expérimentées, évaluées et qualifiées au quotidien, ainsi que le rôle qu’elles détiennent au sein des processus d’arbitrage résidentiel. La phase quantitative de l’enquête a permis de déterminer le poids des différentes spatialisations dans les arbitrages de localisation résidentielle (enquête téléphonique administrée à 2416 ménages).
D’une manière générale, les aspects juridiques relatifs à la fiscalité, à la santé, à la sécurité sociale et à l’école sont apparus comme ayant une importance considérable dans les arbitrages de choix résidentiels des ménages dans le Grand Genève.
Lorsqu’on interroge les habitants de l’agglomération sur leur lieu de vie idéal, la grande majorité des ménages indique le pays où ils résident. Ce qui implique, a contrario, qu’ils n’ont pas particulièrement envie d’aller vivre de l’autre côté de la frontière. Seulement 4 % des résidents suisses déclarent vouloir vivre idéalement en France, et 12 % des résidents français en Suisse. On peut donc considérer que 88 % des résidents français n’ont pas envie de vivre en Suisse et 96 % des résidents suisses ne souhaitent pas habiter en France. On pourrait donc être tenté de conclure à la prédominance d’une forme-limite, dans laquelle franchir la frontière nationale matérielle, en déménageant, nécessite de quitter un ancrage. Cette première lecture ne résiste cependant pas à une analyse plus approfondie, qui donne à voir une intrication forte des types de spatialisation des modes de vie entre les dimensions matérielles et non-matérielles de l’espace.
À y regarder de plus près, en effet, il apparait que la difficulté à envisager de déménager de l’autre côté de la frontière nationale résulte en grande partie d’attachements institutionnels non matériels aux systèmes médicaux et scolaires.
Dès lors, il apparait que l’établissement géographique est notamment déterminé par des relations spatiales intriquées des habitants avec, non seulement un espace matériel, allant des quartiers au territoire national, mais également des espaces non-matériels structurant des systèmes médicaux et éducatifs.
L’attachement au système médical.
Le fait de vivre quelque part ne se limite pas à un enracinement dans les espaces matériels, mais implique des rapports particuliers aux institutions étatiques. Pour les décrire, il ne suffit pas d’affirmer la superposition, par exemple, de l’espace matériel national français et de la sécurité sociale française, à moins de vouloir affirmer que tout droit à la sécurité sociale française est perdu du fait de l’établissement à l’étranger, ce qui serait inexact.
Ainsi, un couple de Français, nouvellement arrivé dans l’agglomération pour des motifs professionnels, était prêt à résider en Suisse, mais a finalement révisé ce choix en raison d’un système médical qu’ils jugent désavantageux dans ce pays :
« Nous on s’en foutait d’habiter en France ou en Suisse, on était prêts à faire une nouvelle expérience, et puis, donc moi j’avais ce boulot, on savait pas où est-ce qu’on allait s’installer et puis on a comparé les deux systèmes, et puis on s’est dit « on va se faire dépouiller avec ce système d’assurance maladie », surtout dans la perspective qui était encore lointaine, mais dans la perspective d’avoir une grossesse, un bébé, on voulait pas quoi, pis moi le système il me plaisait pas, je veux dire payer, payer puis encore avoir une franchise de 2000 frs ça veut dire encore payer quand on est malade… » (Patrick).
La préférence accordée à un système médical plutôt qu’à un autre ne semble a priori rien avoir à faire avec le choix d’un logement ou avec celui des caractéristiques matérielles d’un espace, comme une commune ou un quartier. Dans l’exemple précité, cependant, cela apparait comme un attachement décisif, contrecarrant la volonté de faire une expérience dans un autre pays. Il est par conséquent nécessaire de considérer le choix résidentiel comme touchant à des sphères de la vie sociale dépassant de loin la question de savoir quel logement un revenu peut offrir, ou un ménage peut souhaiter.
Si l’on prête attention au discours tenu par Patrick, on peut constater l’intrication de divers espaces. C’est ainsi qu’il affirme de prime abord qu’ils « s’en foutaient » du pays où son couple s’établirait. Vraisemblablement, pour sa compagne et lui, Genève était bien un phénomène urbain transfrontalier relevant de la forme-flux, dont les caractéristiques de l’espace géographique ne dépendaient pas du tracé de la frontière franco-suisse. Bien davantage que d’habiter d’un côté ou de l’autre d’une frontière, il s’agissait de s’établir en un lieu permettant d’entretenir un rapport avantageux avec le pôle d’attraction genevois.
Dans le même temps, l’affirmation qu’ils étaient prêts à faire « une nouvelle expérience » semble indiquer que le fait de quitter l’espace national n’est pas totalement anodin et que, d’une manière ou d’une autre, la frontière interétatique n’a pas perdu toute consistance, indiquant la pertinence d’une analyse en termes de forme-limite.
Cependant, ce qui les a retenus n’est de toute évidence pas la peur de quitter la terre française, mais bien le fait que l’établissement d’un domicile modifie la relation à un système médico-administratif auquel ils souhaitaient continuer d’appartenir. L’espace matériel n’est donc ici que l’accessoire d’un espace administratif. C’est ce dernier qui prédomine, et le refus d’une mobilité dans celui-ci qui entraîne la limitation de la mobilité dans l’autre. On voit donc un espace administratif marqué par la forme-limite imposer le tracé d’une frontière dans un espace matériel pourtant largement perçu selon la modalité de la forme-flux.
Dans un autre sens, il faut remarquer que le couple considéré s’inscrit dans le cadre d’une mobilité qui le fait arriver dans l’agglomération genevoise. La question de l’échelle se révèle ici dans toute sa complexité. D’une part, une mobilité interurbaine les amène à franchir les limites de la ville, voire du département ou de la région, dans lesquels ils étaient préalablement établis. Cette mobilité-franchissement effectuée, à moins qu’ils ne considèrent la France comme une continuité relevant de la forme-flux, ils envisagent leur établissement dans une Genève qu’ils perçoivent comme une étendue ponctuée (forme-flux). D’autre part, arrivant à Genève, ils sont rappelés à une autre réalité par une frontière administrative, laquelle les incite à retracer dans l’espace matériel une frontière qu’ils ne voyaient pas nécessairement, au milieu de la continuité urbaine grand-genevoise. On voit ici, au niveau matériel, deux jeux d’échelles et de tensions entre forme-limite et forme-flux.
Il faut y ajouter que l’établissement du couple fait suite à une mobilité professionnelle dont il serait intéressant de connaître les tenants et aboutissants. On peut douter qu’elle ait pour point focal le désir de venir s’établir à Genève. Elle peut en tout cas parfaitement procéder d’une mobilité-dérive dans l’espace professionnel, qui aurait secondairement des répercussions en termes de mobilité matérielle (résidentielle). Cette mobilité-dérive professionnelle justifierait la mobilité-franchissement interurbaine, tandis que le choix d’une immobilité administrative justifierait le refus d’un franchissement supplémentaire, celui de l’invisible frontière nationale.
Ces mobilités, on le notera, ne prennent sens que dans le cadre d’une perspective temporelle incertaine, mais clairement définie : la naissance d’un enfant. Dès lors, on peut supposer que le rapport aux espaces considérés aurait pris une autre signification à un moment différent de la vie du couple.
L’attachement au système scolaire.
Le système scolaire fait également partie des ancrages forts des habitants aux territoires où ils vivent. Ce phénomène est renforcé par la différence qui définit les systèmes d’un pays à l’autre, mais également d’un canton ou d’un département à l’autre. Caroline a par exemple fait de la scolarité de ses enfants l’élément décisif pour appuyer sa décision de déménager d’Annemasse à Plainpalais, dans le centre de Genève.
Ainsi, la volonté d’acquérir un bien et l’obligation pour ce faire de déménager en France, se sont avérées, pour ce couple binational, en contradiction avec la préférence déclarée pour le système éducatif suisse :
« On a fait aussi un choix comme ça pour notre fils parce que pour nous, ça nous semblait plus simple et évident, vu qu’il était à Genève, de suivre sa scolarité à partir du cycle, pour avoir une filière suisse et puis rester, même s’il voulait jusqu’à l’uni[versité] sans problème d’équivalences ou de choses comme ça, puis de toute façon c’était plus simple parce qu’après, là, il faut partir à Grenoble, Chambéry, Lyon et que ça n’a pas tellement d’intérêt » (Monique).
L’enfant de la famille de Monique était en bas âge lorsque ses parents ont pris la décision d’acheter une maison à Veigy, dans le Genevois Haut-savoyard. Il a commencé par être scolarisé en France, mais dès que ses parents ont estimé qu’il pourrait se rendre seul à Genève, il a été transféré à nouveau dans le système suisse.
Il ressort de cet exemple que le ménage de Monique a dû procéder à un arbitrage entre divers ancrages spatiaux. En premier lieu, le marché immobilier genevois dont ils dépendent leur impose de déménager en France pour pouvoir acquérir un bien, puisque les logements y sont meilleur marché. Ils sont prêts à faire la démarche, l’appartenance à l’espace (aréolaire) suisse comptant pour eux visiblement moins que l’acquisition d’un bien dans l’hinterland (réticulaire) genevois. On voit donc ici forme-limite et forme-flux entrer en concurrence.
Mais un obstacle survient : les systèmes scolaires nationaux sont différents. Ils sont séparés par une frontière qui, pour être franchissable via des équivalences, n’en est pas une passoire pour autant. Franchir la frontière des États n’implique pas de quitter Genève, mais bien de quitter le système éducatif suisse. Le prix du franchissement en sens inverse, via une équivalence, sera jugé trop élevé par Monique et son mari, lesquels renonceront par conséquent à leur liberté d’établissement dans l’espace genevois.
La situation décrite est due à une régulation administrative du système qui lie l’espace éducatif et l’espace matériel. Dans d’autres systèmes, il est possible de découpler les deux, mais ici, l’imposition légale d’une spatialisation relevant de la forme-flux a retracé une frontière claire au sein d’un ensemble urbain qui, pour un couple sans enfant, apparait réticulaire, sans frontière marquée. On le voit à nouveau, c’est un espace légal (lié à l’organisation de l’enseignement) qui impose un rapport particulier à l’espace matériel.
Ce que cet exemple indique également, c’est que la question de l’arbitrage résidentiel n’est qu’une façon de voir les choses. Les mêmes outils conceptuels pourraient être mobilisés pour mener à bien une recherche portant, cette fois, sur les arbitrages éducatifs. L’intérêt de l’intrication des espaces est de permettre un décentrement et, sans pour autant quitter le domaine des études de mobilités, d’autoriser l’interrogation des relations à l’espace sous un autre prisme que celui des espaces matériels.
Le jeu avec des spatialités multiples de natures différentes.
Un approfondissement de l’analyse des intrications des différentes spatialités matérielles et non-matérielles à l’œuvre dans les arbitrages de choix résidentiels dans le Grand Genève met, en outre, à jour des combinaisons inédites, qui jouent avec les frontières des formes-limites et les opportunités des formes-flux. C’est ainsi, par exemple, que certains ménages ont des doubles domiciles, avec une résidence principale dans un pays et une résidence secondaire dans l’autre. Il n’est d’ailleurs pas rare, dans ce cas, que la résidence principale ne soit en fait qu’une boîte aux lettres, et n’ait donc pas de matérialité à proprement parler. Le but de ces doubles domiciles est généralement de jouer avec les spatialisations respectives des différents espaces matériels et non-matériels, pour combiner ce que les formes-limites ne permettent pas de combiner, et donc élargir le potentiel d’accueil du Grand Genève en matière de modes de vie résidentiels.
Les nombreux cas de figure identifiés ont généralement en commun que ceux qui les pratiquent travaillent en Suisse. Ce travail en Suisse peut alors s’associer à une maison possédée en France, qui est officiellement une résidence secondaire, et une adresse fiscale à Genève, pour des questions d’accès au système scolaire et/ou au système de santé suisse. Mais, pour des couples non mariés, ce peut aussi être une résidence principale en France pour un des deux parents, pour avoir pleinement accès au système scolaire français – lequel accroit davantage le capital de mobilité des enfants du fait qu’il est peu ou prou présent dans le monde entier, ce qui le rend très attrayant pour des expatriés ou des familles de cadres mobiles –, et une résidence principale en Suisse pour l’autre parent, afin d’avoir pleinement accès au système de santé et aux hôpitaux genevois et français. Les possibilités sont multiples et révèlent en fait une belle motilité (Kaufmann 2014), très créative et jouant avec des contraintes et opportunités multiples et de natures différentes.
Élargir l’usage des outils.
Les exemples que nous venons brièvement de développer ne font qu’indiquer en quoi la lecture, en termes d’intrications et d’interdépendances, des mobilités et immobilités peut apporter un éclairage essentiel. En effet, la mobilité matérielle peut y apparaitre secondaire par rapport à d’autres (im)mobilités, de même que diverses (im)mobilités interdépendantes s’agencent en ce qui apparait comme une gestion intégrée par les personnes d’un ensemble de mobilités. Il n’est pas question pour eux d’en isoler une, encore moins de donner la primauté à la mobilité matérielle, mais bien de procéder à des arbitrages entre les conséquences de divers déplacements dans les espaces dans lesquels ils s’inscrivent, compte tenu de leurs interdépendances et disjonctions.
En premier lieu, l’approche que nous proposons offre, à notre sens, la perspective de permettre d’élargir l’usage des outils forgés pour comprendre les espaces et les mobilités matérielles. C’est ainsi que la (dé)valorisation des ancrages spatiaux, la désaffection pour les frontières claires, la valorisation du « nomadisme », la nécessité de fixités spatiales sécurisantes ou encore l’accroissement de la motilité sont des thématiques permettant de penser le rapport aux espaces matériels, mais qui pourraient être mis à profit pour décrypter la relation aux espaces immatériels. Variations des ancrages familiaux, professionnels, philosophiques et religieux, politiques, nationaux, etc. : telles sont quelques problématiques qui pourraient ainsi être explorées, sans qu’il n’y ait besoin de les rendre dépendantes de questions de spatialisation matérielle. Dans une telle perspective, les études de mobilité seraient à même de féconder bien d’autres champs de recherche.
En deuxième lieu, si l’on fait l’hypothèse qu’il est probable que les perceptions de l’espace-temps et de la mobilité, dans leur évolution, concernent autant le monde matériel que les réalités sociales immatérielles (mais spatialisées), alors s’ouvre la perspective de mieux comprendre un ensemble de phénomènes sociaux, désormais susceptibles d’être rassemblés sous l’appellation de mobilités et d’être compris comme dépendant d’un même type de rapport au monde. Il ne s’agit plus, alors, de se contenter d’importer des outils intellectuels, mais également de questionner des logiques communes, de proposer des typologies de rapports à l’espace transcendant la séparation entre matériel et non matériel. C’est ainsi que les logiques idéologiques sous-tendant le rapport à l’espace et à la mobilité (Endres, Manderscheid, et Mincke 2016) peuvent être considérées comme pesant sur bien d’autres domaines que les déplacements dans l’espace.
Il ne s’agit cependant pas de réduire le social à la mobilité, mais bien de comprendre que la spatialité, elle, n’est qu’un seul et unique registre, une dimension dans laquelle prennent place des mobilités.
Pour terminer, relevons encore que ce type d’approche offre la perspective d’enrichir les études sur les mobilités matérielles en clarifiant la mesure dans laquelle ces dernières sont interdépendantes ou disjointes d’autres mobilités et sont appréhendées par les individus comme l’une des faces d’une problématique de mobilité qui dépasse le simple rapport au monde matériel.