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Sérendipité.

Mike Davis visite Dubaï.

Mike Davis, Le stade Dubaï du capitalisme, 2007.

Image1Mike Davis a encore frappé ! Un an après la parution du Pire des mondes possibles (Davis, 2006), remarquable essai, documenté et engagé, sur la pauvreté urbaine et les bidonvilles, l’anthropologue américain nous livre, une fois de plus, le fruit de sa réflexion sur l’avenir de la civilisation moderne. Le stade Dubaï du capitalisme est un texte court et percutant publié aux « Prairies ordinaires », dans une nouvelle collection dédiée à la pensée critique. À travers le phénomène Dubaï, capitale économique des Émirats Arabes Unis passée en moins de trois décennies du statut de village de pêcheurs à celui de ville-État, Mike Davis dresse un tableau plutôt sombre du système économique, politique et social qui s’est mis en place dans cette nouvelle métropole de la péninsule arabique. Il en rappelle brièvement les principaux fondements : ultralibéralisme et hymne tonitruant au consumérisme [1], mégalomanie de l’émir Mohammed al-Maktoum qu’il surnomme le « magnétiseur », discriminations contre les travailleurs asiatiques, etc.

[2], ni même sur son implication dans le processus de mondialisation, déjà bien analysée ailleurs (Wirth 2002, Marchal 2001, Dumortier et Lavergne 2001), que dans un double apport original, sociologique et anthropologique.

Dans un premier temps, Mike Davis, fort de son expérience dans l’étude des espaces de la pauvreté et des minorités, consacre la fin de son essai à l’envers du décor dubaïote constitué par les masses salariales immigrées exploitées, pourtant majoritaires sur le plan démographique. Il ne se contente pas de relater l’actualité des mouvements de protestation contre le non paiement des salaires et pour l’amélioration des conditions de travail qui ont eu lieu entre 2004 et 2006 sur les différents chantiers de la ville (défilés sur les autoroutes urbaines, interruption des travaux de Burj Dubaï, futur plus haut gratte-ciel du monde), mais il les replace dans le contexte social local. D’après Davis, les travailleurs asiatiques sont les « serfs invisibles » qui composent la base d’une pyramide sociale savamment édifiée par la famille régnante pour asseoir son autorité. C’est pourtant sur eux que repose le boom immobilier et, par extension, tout le développement de la ville. Et l’auteur d’observer dans ces rébellions les prémisses d’une fragilisation de la toute-puissance économique de la classe dirigeante et, par là-même, du modèle dubaïote.

Dans un second temps, un apport majeur se lit en filigrane à travers l’analyse anthropologique fine qui est faite de l’urbanité dubaïote. Le texte de Mike Davis est suivi de celui de l’historien des idées François Cusset, Questions pour un retour de Dubaï, et tous deux apportent un éclairage précieux sur les grands principes de l’organisation spatiale de la ville. Lorsqu’elle évoque pour la première fois la désagrégation de l’urbs et le commencement de l’ère de la « non-ville », Françoise Choay limite son analyse aux villes occidentales (Choay, 1994). Or, Dubaï semble être aujourd’hui la mieux désignée pour illustrer ce concept de la « posturbanité », ou du moins son application au cadre géographique du Moyen-Orient.

Mike Davis mentionne trois éléments de l’organisation de Dubaï, que l’on peut voir comme des indicateurs de posturbanité. L’ingénierie urbanistique d’avant-garde, avant toute chose, semble en être la base. Si elle séduit des architectes de renom tels que George Katodrytis ou Rem Koolhaas, Mike Davis la compare, non sans une certaine violence, aux projets imaginés par Albert Speer pour la capitale du 3e Reich. Puis, il évoque l’importation de modèles de développement occidentaux et le transfert tous azimuts de structures socio-spatiales « étrangères ». Ainsi Dubaï est-elle la « cité des mille et une villes », selon son expression. Elle emprunte à Las Vegas les aspirations à l’excès visuel, adopte la « stratégie de Singapour » pour le développement de son secteur commercial et s’ouvre, comme Hong-Kong et Miami, à l’investissement de ressortissants étrangers, britanniques, arabes et iraniens entre autres. Enfin, Dubaï n’échappe pas à la fragmentation ; elle semble même en avoir fait un principe urbanistique. Les liens sociaux, d’une part, en l’absence d’espaces publics, se restreignent à l’espace des communautés résidentielles fermées « à la Truman Show » et des « méga-enclaves » économiques autorégulées (zones franches, centres commerciaux, pôles de développement spécialisés dans la santé, internet et même… les échecs). D’autre part, les territoires quotidiens sont éclatés dans la ville qui s’étend désormais sur cent kilomètres de long, ce qui rend inévitable le recours à l’automobile et la multiplication des frontières internes.

L’article de François Cusset explore un peu plus les configurations spatiales de Dubaï et à travers elles, le concept de posturbanité. L’auteur en présente trois formes caractéristiques : la translation, la transplantation et l’enclavement. Par translation, il définit les modalités de l’importation de ces fameux éléments extérieurs. Ces derniers sont d’abord finement sélectionnés parmi ce qu’offre de plus cher et de plus performant la modernité occidentale, puis décontextualisés et restitués dans un cadre inédit et, enfin, renforcés sur les plans technique et stylistique. Cette « stratégie du sur-jeu […] du dépassement de l’original » permet de compenser, dans une certaine mesure, le déficit historique et identitaire que présente la ville de Dubaï. Le phénomène de transplantation renvoie quant à lui à l’absence de socle naturel (en dehors du sable, unique ressource locale utilisée dans le développement de la ville) et au vide environnemental qui préexistait aux constructions. En effet, ni les matériaux de construction, ni la végétation, ni les denrées alimentaires ne sont produits sur place. Enfin, François Cusset rejoint Mike Davis sur la question de la multiplication des enclaves économiques et résidentielles qui donnent à Dubaï son aspect de « ville-gruyère » et qui s’insèrent dans cette logique, posturbaine donc, qui défie les ancrages territoriaux.

Pour finir, on aimerait en savoir plus sur le fonctionnement des institutions locales, sur les jeux d’acteurs qui précèdent l’élaboration des différents projets urbains ou encore sur les réponses apportées par le pouvoir (et les ong) aux mouvements de protestation susmentionnés. Ces renseignements, seules des enquêtes de terrain plus longues que celles effectuées par Davis et Cusset auraient pu les apporter et, permettre de surcroît, d’effectuer une distanciation idéologique, qui n’a visiblement pas non plus présidé au travail de l’anthropologue Davis. Néanmoins, Le stade Dubaï du capitalisme apporte un éclairage nouveau sur le phénomène Dubaï, à « la rencontre d’Albert Speer et de Walt Disney sur les rivages de l’Arabie », selon la formule consacrée de Mike Davis, tout en présentant à partir de l’analyse de ses configurations spatiales atypiques, un souci évident de conceptualisation des nouvelles formes d’urbanité.

Mike Davis, Le stade Dubaï du capitalisme, Paris, Les prairies ordinaires, collection Penser/Croiser, 2007, 88 pages.

Résumé

Mike Davis a encore frappé ! Un an après la parution du Pire des mondes possibles (Davis, 2006), remarquable essai, documenté et engagé, sur la pauvreté urbaine et les bidonvilles, l’anthropologue américain nous livre, une fois de plus, le fruit de sa réflexion sur l’avenir de la civilisation moderne. Le stade Dubaï du capitalisme est ...

Bibliographie

Françoise Choay, « Le règne de l’urbain et la mort de la ville », in Jean Dethier, Alain Guiheux (eds), La ville. Art et architecture en Europe : 1870-1993, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1994, pp. 26-35.

Mike Davis, Le pire des mondes possibles, Paris, La Découverte, 2006.

Brigitte Dumortier, Marc Lavergne, Dubaï et la mondialisation : du souk à la zone franche, Paris, Éditions du Temps, 2001.

Roland Marchal, Dubaï cité globale, Paris, Cnrs, 2001.

Eugen Wirth, Dubaï, un centre urbain moderne de commerces et de services dans le Golfe arabo-persique, Lyon, Cahiers du Gremmo, 2002.

Notes

[1] Le Shopping Festival, parrainé par les centres commerciaux de la ville, qui a lieu chaque année en janvier, tient lieu de fête nationale.

[2] Lire notamment les articles de D. Hirst, Le Monde diplomatique, 02/2001, C. Ayad, Libération, 07/01/2006 et D. Farah, Washington Post, 18/02/2002.

Auteurs

Roman Stadnicki

Doctorant en géographie, rattaché au laboratoire CiteresEmam (Cnrs et Université de Tours), Ater à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Achève une thèse qui porte sur l’émergence de nouvelles centralités et les recompositions socio-spatiales dans la ville de Sanaa au Yémen. Derniers articles publiés : « Arabie Saoudite, Bahreïn, Émirats Arabes Unis, Qatar, Oman, Yémen », in Images économiques du monde 2008, Paris, Armand-Colin, 2007 ; « Sanaa : limites de la ville et identités urbaines », in Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, n°121-122 ; « Des portes de Sanaa aux nouvelles entrées de la ville : re-formation d’espaces de sociabilités », in Espaces et Sociétés, n°126.

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