On peut considérer la notion de « mémoire publique » comme située à mi-chemin entre la mémoire collective et la mémoire officielle (ensemble des injonctions au souvenir véhiculées par les autorités politiques). Si l’on cantonne la mémoire collective à la production et la transmission de souvenirs communs dans le cadre étroit de « groupes intermédiaires » (familles, églises, etc.) au sens de Maurice Halbwachs, on parlera de « mémoire publique » pour désigner en outre des groupes qui problématisent publiquement un « trouble » mémoriel et identitaire. Dans certains cas, ce trouble peut déboucher sur une demande de reconnaissance (compassion, repentance, réparations, etc.) auprès des pouvoirs officiels et de traduction de leurs revendications en politique publique mémorielle. La mémoire publique se rapporte corrélativement à un « public » spécifique au sens de Dewey (2010), c’est-à-dire ici un « public mémoriel » qui expose publiquement une insatisfaction, un trouble, un sentiment d’injustice, un déni de reconnaissance au regard de l’état présent de la mémoire — à la différence de groupes qui ne cultivent que pour eux-mêmes, sans souci de publicisation, leurs souvenirs communs — et tentent de mettre en place des procédures pour les résoudre.
La notion pragmatiste de mémoire publique que l’on se propose de théoriser se distingue sous un autre aspect du mode d’objectivation scientifique de la mémoire collective que l’on rencontre dans les études halbwachsiennes. En théorisant la notion de cadres sociaux de la mémoire ou de mémoire collective, Halbwachs (1997) a proposé de manière inédite une sociologie du souvenir-avec. En s’opposant à la thèse bergsonienne — et plus généralement à ce que Ricœur (2000) appelle « l’école du regard intérieur » — d’une réduplication du passé dans le présent de la mémoire, Halbwachs a ouvert la voie à l’analyse des reconstructions du passé en fonction des horizons de sens du présent. Pionnière, la sociologie halbwachsienne de la mémoire a aussi ses limites et ses propres travers. Limite d’une sociologie de la mémoire collective qui, dans la lignée de Durkheim, tend parfois à faire de celle-ci un méta-sujet réifié qui s’imposerait aux mémoires individuelles [1]. Limite d’une sociologie des cadres sociaux qui ne permet pas toujours de rendre compte de la dimension processuelle de la mémoire-souvenir : sont privilégiés les souvenirs déjà constitués sous la forme de cadres sociaux, comme les souvenirs familiaux analysés par Halbwachs (1994). Il est toutefois possible, comme nous y invite Gérôme Truc (2011), d’essayer de repenser le projet halbwachsien à l’aune d’une pragmatique de la mémoire, notamment dans le miroir de Mead. Ainsi, la présente contribution ne vise pas à liquider la mémoire collective, mais aspire à l’enrichir au prix d’amendements conceptuels, des apports que l’on pourrait trouver dans la notion pragmatiste de « mémoire publique ».
Si cette notion est rarement usitée dans les travaux sur la question, on a vu récemment se développer des recherches sur la mémoire directement inspirées d’un cadre pragmatiste, qu’il s’agisse, par exemple, des enquêtes menées par Truc sur les commémorations des attentats du 11 mars 2004 à Madrid (Truc 2011), celles de Paola Diaz (2014) sur la mémoire des crimes de la dictature au Chili ou, plus médiatement, les réflexions de Cédric Terzi et d’Alain Bovet (2005) sur la composante narrative de l’expérience publique. L’apport considérable que l’on peut tirer de perspectives pragmatistes sur la mémoire publique, aussi variées soient-elles, consiste à saisir le phénomène mémoriel non comme un objet déjà constitué ou comme un phénomène réduit à son indexation à un arrière-monde déjà constitué (cadres sociaux, structures sociales, champs de force, etc.), mais comme un souvenir-avec en train de se faire. C’est cette double dimension de la mémoire publique — souvenir-avec exposé publiquement et souvenir-avec en train de se faire — qui exige de recourir à une méthode d’investigation ethnographique.
Parler d’« épreuves » contribue au mieux à thématiser le projet d’une pragmatique de la mémoire publique. « Épreuves de la mémoire » dans le sens où, d’une part, les souvenirs peuvent faire l’objet de controverses, de disputes dans les arènes publiques qui peuvent renvoyer à des grammaires (raconter, argumenter, interpréter…) qui sont instanciées en situation pour justifier un ordre mémoriel plutôt qu’un autre. « Épreuves de la mémoire » dans le sens où, d’autre part, des groupes ou des individus peuvent éprouver un trouble (Dewey 2008) de reconnaissance mémorielle et identitaire et attirer l’attention d’acteurs sociaux et politiques. « Épreuves de la mémoire » dans le sens, enfin, d’un jeu de déterminations réciproques de la mémoire et des collectifs — ce que les collectifs font à la mémoire et ce que la mémoire fait aux collectifs.
La notion d’« épreuves de la mémoire publique » peut se laisser thématiser dans ce que Louis Quéré (2002) appelle, dans sa re-problématisation de la théorie de l’enquête chez Dewey (2010), l’expérience publique. À la différence de l’action publique souvent réduite à des activités stratégiques menées par des acteurs déjà constitués, l’expérience publique crée un public autour de problèmes spécifiques, public défini autant par sa faculté d’être affecté par un environnement que par sa faculté active d’enquête, d’exploration et de résolution des problèmes : « Le public est ainsi conçu comme le collectif formé par tous ceux qui sont ou peuvent être affectés par les conséquences souhaitées ou indésirables des activités sociales, ont un intérêt commun à les réguler normativement et s’organisent pour le faire [2] » (Quéré 2002, p. 139).
Analyser pragmatiquement les épreuves ou l’expérience de la mémoire publique implique en même temps de saisir la matérialité de sa production et de la transmission des souvenirs, c’est-à-dire leur mnémotechnie. Loin d’être neutres axiologiquement, ces technologies de mémoire sont le plus souvent l’objet de controverses et de disputes. C’est vrai des lieux de mémoire au sens de Nora, du choix de leur implantation, des administrateurs du lieu, de la symbolique véhiculée… Toutefois, les lieux de mémoire ne sont pas réductibles à des espaces fixes et fortement institutionnalisés, mais peuvent se donner comme performances éphémères, comme dans le cas de commémorations, dont il importe de rendre compte de la teneur praxéologique.
La mémoire comme pratique, comme art de faire, de dire, de raconter (De Certeau 1990) peut être décrite à l’aide de matrices tirées de « théories dramatistes » comme nous y invitent Kenneth Burke (1969), Joseph Gusfield (2008), Paul Ricœur (1985), Cédric Terzi et Daniel Cefaï (2012). C’est vrai a fortiori lorsqu’il s’agit de rendre compte de rituels commémoratifs comme ceux entourant l’esclavage. La mémoire-souvenir doit être ethnographiquement appréhendée comme la mise en sens, la mise en scène et la mise en intrigue (Cefaï et Terzi 2012) d’événements passés reconfigurés dans le présent. Ces technologies de sens peuvent être considérées à la fois comme des ethnométhodes (au sens de Garfinkel 2007) d’agents commémorants, c’est-à-dire des méthodes ordinaires (par opposition aux méthodes scientifiques) qui permettent de construire ou de maintenir un ordre symbolique et comme des dispositifs d’enquête ordinaires (par opposition aux enquêtes scientifiques, policières ou judiciaires) qui permettent de résoudre des « problèmes ».
À la différence de recherches empiriques qui se focalisent sur le terrain antillais (Bonniol 1992, Chivallon 2012) ou sur d’anciens ports négriers (Hourcade 2012), nous souhaitons analyser les commémorations qui ont lieu le 23 mai de chaque année en Île-de-France, « en souvenir des victimes de l’esclavage colonial ». Notre contribution se focalise surtout sur les commémorations du 23 mai 2012 orchestrées dans la ville de Saint-Denis en région parisienne. Bien que la date ait été fixée par une circulaire ministérielle dite Fillon en 2008, les initiatives commémoratives annuelles ont été principalement organisées par des associations, notamment le Comité Marche 98 (CM98) [3]. Il s’agit plus précisément de saisir, à travers cette manifestation, l’événementialité du se souvenir-ensemble, la coproduction d’un collectif (qui se reconnaît et s’identifie comme « descendants d’esclaves ») et d’une mémoire (le souvenir des aïeux esclaves). Saisir l’événementalité de ce drame (Burke 1969) comme rituel (Gusfield 2008) revient à en saisir les mises en sens, les mises en scène et les mises en récit dans lesquelles le se-souvenir-de (registre de la mémoire) se trouve inextricablement enchevêtré au rendre-hommage-à (registre moral), au faire-corps-ensemble (registre identitaire), en-attirant-l’attention-de (registre de publicisation) et en-demandant-reconnaissance-de (registre politique). En attirant l’attention de, les protagonistes se constituent en même temps comme public : la mise en scène commémorative atteste d’un déni de reconnaissance (des souffrances des esclaves et de leurs effets sur leurs descendants). Chaque 23 mai, les « descendants d’esclaves » mettent en sens et en scène un trouble mémoriel et identitaire et se constituent par là même en public. Ces mises en sens s’inscrivent elles-mêmes historiquement dans des grammaires ou des régimes mémoriels en tant que configurations stabilisées de souvenirs communs (Michel 2010). C’est donc dire que l’événementialité commémorative, malgré sa dimension émergente, s’inscrit dans une historicité plus vaste du sens.
On peut historiquement distinguer, dans le cas français, trois catégories de régimes mémoriels de l’esclavage (ibid., 2015). Le régime mémoriel abolitionniste tend à commémorer la République universaliste et les abolitionnistes blancs métropolitains (l’Abbé Grégoire, Victor Schœlcher, etc.) qui ont libéré les esclaves de leurs chaînes (à la fois en 1794 pendant la Révolution et en 1848 sous la deuxième République) comme moments et personnages glorieux de l’histoire de France (Cottias 1997). Par opposition, le régime victimo-mémoriel rend hommage aux victimes et aux descendants de victimes de l’esclavage. Au gré des recherches que nous menons depuis plusieurs années sur le sujet, il nous est apparu nécessaire d’ajouter un troisième régime mémoriel : le régime mémoriel nationaliste/anticolonialiste qui tend à célébrer les luttes et les héros noirs anti-esclavagistes comme moments fondateurs d’une nation (antillaise, réunionnaise…) en devenir (Chivallon 2012).
L’objet de la présente contribution consiste, après un rappel historique des conditions d’institutionnalisation du régime mémoriel abolitionniste, à nous focaliser sur la naissance du régime victimo-mémoriel de l’esclavage et de sa mise en œuvre dans les dispositifs commémoratifs, à l’appui d’une enquête ethnographique. C’est dans ce cadre méthodologique qu’apparaîtra avec le plus de netteté le modèle pragmatiste de la mémoire publique.
De la consécration de la mémoire abolitionniste à sa contestation.
Force est de reconnaître que, au moins jusqu’en 1948, les commémorations officielles de l’esclavage en France sont relativement absentes de l’agenda des politiques publiques de la mémoire. Les commémorations officielles sont concentrées à la fois sur l’injonction au souvenir de la Révolution française au début de la 3e République et sur l’injonction au souvenir de la Première Guerre mondiale. Au cours de cette période, comme le note Françoise Vergès, l’abolition de l’esclavage, « n’appartient pas aux identités narratives françaises » (2005, p. 1145).
La célébration de la République abolitionniste.
Cette dernière affirmation, qui a une pertinence si on la ramène au territoire métropolitain, n’est pas vraie si on la rapporte à l’état de la mémoire officielle (locale), notamment en Martinique et en Guadeloupe. En effet, le père de la seconde abolition (Victor Schœlcher) fait l’objet d’un véritable culte, au point de personnifier l’identité fondatrice des Antillais. C’est aux Antilles françaises que s’institutionnalise la grammaire abolitionniste de l’esclavage. La popularité de Schœlcher se mesure autant à son action décisive en 1848 qu’au cours de ses mandats successifs de députés de Martinique (dès 1848) et de Guadeloupe, où il a oeuvré toute sa carrière pour les progrès de l’assimilation et de l’éducation des « descendants d’esclaves ». C’est surtout sous la troisième République que s’institutionnalise une configuration de sens qui dépasse la personne même de Schoelcher pour former la matière substantielle de l’imaginaire collectif et officiel des Antillais : le « schœlcherisme » (Jolivet 1997). Ce néologisme dit bien en quoi le régime mémoriel abolitionniste se confond entièrement avec le projet d’assimilation pensé dans l’idéologie républicaine de l’émancipation des colonisés : le souvenir de l’abolition s’inscrit « dans la mémoire collective pour en faire l’instrument d’un nouveau credo : celui de la grande et généreuse Mère-patrie » (Jolivet 1997, p. 292) qui a libéré les esclaves.
Cette injonction au souvenir de la République abolitionniste se traduit en même temps par une injonction à l’oubli de la tragédie de l’esclavage elle-même selon un processus très bien décrit par Myriam Cottias (1997) : le « troc » de l’oubli du passé contre l’accès à la citoyenneté des anciens esclaves. Cette injonction officielle à l’oubli ne signifie pas que toute mémoire collective de l’esclavage — sans parler de la persistance de certaines structures sociales et raciales issues des sociétés esclavagistes — aurait disparu dans les « quatre vieilles » colonies françaises. Des formes enfouies de souvenirs sont susceptibles de réapparaître notamment à l’occasion de révoltes, comme celles analysées par Christine Chivallon (2012) en Martinique.
Si l’on peut considérer les commémorations du centenaire de l’abolition en 1948 comme un événement décisif, c’est moins du fait du registre officiel de sens mobilisé qui consacre un imaginaire institué depuis un siècle dans les Antilles, que par l’ampleur des manifestations commémoratives qui s’y font jour. De ce point de vue, on peut interpréter les commémorations du centenaire de l’abolition en Métropole comme une traduction au plan national d’une grammaire abolitionniste d’abord élaborée au plan local antillais depuis près d’un siècle.
L’acte commémoratif national le plus retentissant tient en métropole dans la cérémonie qui se déroule le 27 avril 1948 à la Sorbonne, en présence du Président de la République, Vincent Auriol, et de plusieurs ministres. Trois parlementaires de l’outremer, Gaston Monnerville et deux députés, Aimé Césaire et Léopold Senghor rendent hommage à Victor Schœlcher. Le contexte de l’immédiat après-guerre explique largement cette initiative commémorative autour du régime mémoriel abolitionniste, qui a la même consistance que dans les départements ultra-marins. D’une part, la République renaissante, après les années sombres du Gouvernement de Vichy, doit pouvoir se retrouver autour de valeurs humanistes issues de l’héritage révolutionnaire : l’abolition de l’esclavage en est partie intégrante. D’autre part, au moment où s’affirment dans certaines colonies des mouvements indépendantistes, au moment où l’État français réprime dans le sang certaines révoltes (insurrection de Sétif, insurrection malgache, etc.), la commémoration de l’abolition est censée rebâtir un consensus républicain entre la France et ses colonies. La commémoration du centenaire s’inscrit ici pleinement dans l’attachement à l’Union française scellée par la nouvelle constitution de 1946.
Comment expliquer la prédominance du régime abolitionniste dans ces allocutions ? Dans le contexte international d’une première vague de mouvements de décolonisation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il y a une sorte de pari qui permet d’expliquer cet engagement républicain : que l’Union française ou la départementalisation pour les anciennes colonies esclavagistes créent les conditions de transformation du sujet colonial en citoyen à part entière (et chose remarquable, ni Senghor ni Césaire, au moment de leur allocution en Sorbonne, ne font allusion à l’affirmation particulariste de la négritude alors qu’ils en ont été les principaux théoriciens dans les années 1930 à Paris). C’est le sens même du propos de Césaire, alors rapporteur de la loi du 19 mars 1946 sur la départementalisation : « les Antilles et la Réunion ont besoin de l’assimilation pour sortir du chaos politique et administratif dans lequel elles se trouvent plongées [4] ».
Bien que critiquée par certains indépendantistes au moment du débat sur la loi de départementalisation, la voix de Césaire était loin d’être isolée au sein de la « petite et moyenne bourgeoisie de couleur » (Nicolas 1967) des Antilles. On peut considérer, avec l’historien Armand Nicolas, que Césaire ne fait qu’exprimer la volonté de ce groupe social, très imprégné de culture française et en particulier de culture politique française. Le choix de 1946 en faveur de la départementalisation ne manifeste donc pas un choix par défaut mais un choix assumé : l’espoir qu’une meilleure intégration dans la « Mère-patrie » pourra accroître le processus d’égalisation sociale et économique et vaincre les sédiments colonialistes.
C’est la prise en considération de ce contexte sociologique et historique qui permet de comprendre pourquoi est consacrée une grammaire mémorielle abolitionniste de l’esclavage au moment de la commémoration du Centenaire en 1948. On ne peut isoler cet événement de l’ensemble des paramètres de sens de l’époque. Cette grammaire s’inscrit dans un régime de sens plus vaste sous-tendu par l’imaginaire républicain et les révolutions françaises : l’attachement aux principes de l’assimilation, le soutien au processus de départementalisation et du maintien des colonies dans l’Union française et la consécration de la mémoire abolitionniste de l’esclavage forment les contours d’une configuration homogène de sens qui trouve sa matrice dans les traditions républicaines et révolutionnaires.
Les espoirs placés à l’horizon de la départementalisation ont été déçus quelques années seulement après l’instauration de la loi de 1946. La déception vient principalement des revendications économiques et sociales dont les réalisations peinent à voir le jour (Eve 2005). Surtout, la départementalisation ne remédie que trop peu aux inégalités présentes dans les départements d’outre-mer entre les anciens colonisés et les Créoles blancs. Le dixième anniversaire de la loi de 1946 offre plutôt le constat d’un désenchantement. L’échec de la départementalisation est véhiculé notamment en Martinique par les communistes qui voient l’assimilation comme dépassée. C’est dans ce contexte d’espoirs avortés exprimés par une partie de l’élite ultra-maritime qu’émerge une nouvelle forme de conscience identitaire et les premiers contours de revendications autonomistes et nationalistes. Aimé Césaire se fait encore le porte-parole, en tant que député-maire et conscience éclairée de cette amertume et de la menace qu’elle fait planer sur les institutions françaises : « Lorsque sous couleur d’assimilation et sous prétexte d’uniformisation, vous aurez accumulé dans ces territoires, injustice sur injustice […] alors vous susciterez dans ce pays une immense rancœur et voici ce qui produira : […]. Vous aurez fait naître chez ces hommes le sentiment national martiniquais » (Césaire 1949).
Sans que l’alternative de l’indépendance soit toujours clairement assumée, le Parti progressiste martiniquais, fondé par Aimé Césaire en 1958 (avec Pierre Aliker, Aristide Maugée, Georges Marie-Anne) après sa démission du Parti communiste français, montre la voie de l’émancipation sous la forme davantage d’un régime fédéraliste au sein duquel la Martinique constituerait une région autonome. Dans un autre contexte, en 1959, Paul Vergès fonde le Parti communiste réunionnais, ouvertement autonomiste et opposé à toute politique assimilationniste (la départementalisation est soutenue par la droite locale), désormais considérée comme un néo-colonialisme (Eve 2005). En 1973, Alfred Marie-Jeanne (avec Garcin Malsa, Lucien Veilleur et Marc Pulvar) fonde le mouvement « La Parole au Peuple » qui se transformera en 1978 en Mouvement indépendantiste martiniquais, concurrent direct du PPM de Césaire. Le Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG) est créé en 1963 à Paris par l’Association générale des étudiants guadeloupéens (AGEG). Un événement est censé fédérer les « quatre vieilles colonies » autour d’un combat commun pour l’autonomie à l’occasion de la « Convention du Morne-Rouge », qui réunit, en août 1971 en Martinique, les quatre partis communistes des départements d’outre-mer. La déclaration de cette convention reconnaît que les peuples des quatre territoires de la Réunion, de la Guyane, de la Martinique et de la Guadeloupe constituent des « entités nationales » appelées à devenir des États autonomes. Corrélativement à ces radicalisations indépendantistes, qui épousent les nouvelles vagues de décolonisation, s’affirment des critiques plus frontales des matrices de sens qui ont œuvré aux revendications identitaires des anciens colonisés. C’est dans ce contexte politique local, antillais et réunionnais, que l’on voit formuler de nouvelles grammaires mémorielles de l’esclavage centrées sur les héros noirs et les luttes anti-esclavagistes. Dans ces récits anticoloniaux, la République abolitionniste a perdu sa grandeur et sa superbe (Chivallon 2012).
L’hommage rendu aux victimes de l’esclavage.
Les « grammaires » mémorielles de l’esclavage centrées sur les victimes ont pris racine au sein également de mouvements nationalistes issus notamment d’élites ultra-marines, principalement d’origine antillaise. Mais au lieu de se focaliser sur les héros et les luttes anti-esclavagistes (régime mémoriel anticolonialiste), ces grammaires se focalisent sur la souffrance des victimes de l’esclavage et sur l’impact du système esclavagiste sur les descendants d’esclaves (régime victimo-mémoriel).
Au cours des années 1980-1990, les mouvements nationalistes antillais connaissent un essoufflement et des divisions internes, accusent un décalage entre leurs revendications nationalistes-marxistes et les aspirations des populations antillaises (Blérald 1998). Lesquelles, tout en dénonçant leurs conditions d’existence, souhaitent majoritairement rester dans la République française. Cette crise de sens et d’identité du mouvement nationaliste ouvre une opportunité décisive pour convertir les luttes politiques pour l’indépendance en luttes identitaires pour la reconnaissance mémorielle de l’esclavage. Or, il y a, au cours des années 1980, un vide sociologique, anthropologique, historiographique et psychologique sur la connaissance des sociétés antillaises françaises, que regrettent certains membres de l’AGEG en quête d’une nouvelle orientation de la problématique identitaire antillaise. Ainsi témoigne Viviane Romana, l’un des acteurs clés de cette conversion :
Au début des années 1980, étudiante, quand je migre en France et intègre l’AGEG, je me rends compte que l’on ne connaît pas les sociétés antillaises. Comment appliquer la Révolution chinoise, faire la Révolution ? Il faut d’abord connaître notre société, avant de la transformer. Il faut d’abord comprendre qui nous sommes. (Entretien du 08/03/2012)
On ne saurait donc comprendre les transformations à l’œuvre dans la gestation de nouvelles mémoires de l’esclavage sans prendre en compte (selon Serge Romana, un autre acteur clé de ce mouvement), les mutations du nationalisme antillais, et notamment guadeloupéen. Ce sont ces « dissidents » et notamment trois d’entre eux — Serge Romana, Viviane Romana, Emmanuel Gordien — qui vont contribuer progressivement à formuler d’autres grammaires où la figure de la victime et celle de son descendant vont se poser comme les nouveaux référents mémoriels de l’esclavage, en lieu et place à la fois de la République abolitionniste et des héros anti-esclavagistes. Car s’engager dans une connaissance des sociétés antillaises revient pour eux à remonter aux origines esclavagistes de ces peuples et nécessite de conjurer l’injonction au silence, à l’oubli, au tabou qui persiste sur la tragédie de l’esclavage. La méconnaissance par les Antillais eux-mêmes de leur passé esclavagiste, leur défaut de mémoire collective tout autant que le déni de reconnaissance de la mémoire officielle, constitue l’une des premières formes d’expression du trouble identitaire éprouvé par ces Français d’origine antillaise. Il ne s’agit donc pas seulement d’un trouble vécu comme personnel, mais ressenti et exprimé comme trouble collectif dans lequel il en va du devenir même des Antillais.
Il faut reconnaître, parmi les théoriciens issus de l’AGEG, le rôle cardinal joué initialement par Viviane Romana dans la construction d’une variante de la « grammaire » victimo-mémorielle de l’esclavage. Étudiante en psychologie à l’Université Paris 8, elle rencontre, en 1989, Tobie Nathan, l’un des fondateurs de l’ethnopsychiatrie, dans le cadre de ses études prédoctorales. Stagiaire dans le laboratoire de Nathan, elle prend en charge la psychothérapie de patients d’origine antillaise, puis s’engage dans une thèse de doctorat avec Nathan sur les cas de sorcellerie chez les femmes antillaises :
Au début, je ne vois aucun lien entre ces pratiques de sorcelleries et le système esclavagiste. La lecture des travaux de Frazier sur l’étude du système familial dans les sociétés esclavagistes et post-esclavagistes noires américaines m’a beaucoup aidée à comprendre des phénomènes que je ne parvenais pas à expliquer. C’est là que je commence à m’intéresser à la matrifocalité des familles antillaises, à la position centrale de la mère qui le plus souvent élève seule ses enfants. Je m’intéresse en même temps aux rivalités entre femmes qui expliquent les pratiques de sorcellerie ; le plus souvent, c’est une rivale qui attaque la femme mariée en lui jetant un sort. Cette rivalité est en même temps fondée sur le libertinage de l’homme qui est une véritable institution aux Antilles. Dans les sociétés antillaises, on dispense à l’homme d’être père et chef de famille, on l’estime incapable d’assurer ces fonctions. Tout le système de la conjugalité est mis en péril par un libertinage institué. (Entretien avec Viviane Romana, le 08/03/2012)
Ces recherches s’inscrivent dans des champs de controverses scientifiques, littéraires et sociales sur l’identité des populations afro-américaines et caribéennes qui traversent l’espace francophone et américanophone depuis le début du 20e siècle. La controverse oppose les tenants de la continuité africaine d’une part aux théoriciens de la recomposition/créolisation des sociétés issues de l’esclavage, d’autre part aux théoriciens de la thèse dite de l’aliénation (impossibilité de faire naître de la nouveauté cultuelle dans les sociétés antillaises et caribéennes). Initiée par l’anthropologie nord-américaine (William Edward Burghardt Du Bois, Franz Boas, Melville Herskovits) ou différemment par le mouvement francophone de la négritude, la thèse de la continuité porte une « vision racinaire » (Chivallon 2012, p. 100) de la culture et s’emploie à traquer « les survivances des africanismes ». Parmi les détracteurs de cette thèse, on retrouve Frazier qui a exercé une influence décisive sur les recherches de Viviane Romana :
Dans l’ouvrage que ce dernier consacre à la famille noire aux États-Unis, l’Afrique n’est plus présente et n’intervient que comme « mémoires oubliées ». La différence des structures familiales chez les descendants d’esclaves n’est pas attribuable à un quelconque fond culturel matrilinéaire, mais à la dégradation des conditions de vie des noirs confrontés à la ségrégation. (Chivallon 2012, p. 95)
Le cadre cognitif et explicatif de l’ethnopsychiatrie, à la frontière de la psychologie, de l’anthropologie et de la psychiatrie permet, au moment de la crise de sens de l’horizon politique indépendantiste, de combler un vide scientifique d’études sur les sociétés antillaises françaises. Le cadrage ethnopsychiatrique joue, si l’on reprend les termes de Dewey, la fonction d’un dispositif d’enquête destiné à comprendre les difficultés d’un trouble, à identifier et à interpréter les problèmes ressentis par un collectif, à déterminer des tentatives de résolution. Les travaux de recherche menés par Viviane Romana à partir de cette focale théorique jouent comme opérateur de conversion dans l’objectif de mieux connaître les sociétés antillaises. C’est là que s’opère, chez ces militants, une transposition de l’ethos marxiste et léniniste de l’intellectuel d’avant-garde, acquis au sein de l’AGEG, en « thérapeutes » et « grammairiens » mémoriels d’avant-garde ; deux des fondateurs sont d’ailleurs médecins [5], l’autre est psychologue clinicienne [6].
L’invention de ces nouvelles grammaires mémorielles de l’esclavage se limite, avant 1998, au champ interne de la psychologie clinique d’inspiration ethnopsychiatrique et au sein de l’association créée par des ex-militants de l’AGEG (Bwafouyé). Ces nouveaux grammairiens de la mémoire de l’esclavage, encore faiblement entrepreneurs de mémoire, opèrent dans des espaces de certification relativement étroits et éloignés des grands ordres sociaux, publiques et politiques de reconnaissance. Le double trouble ressenti et problématisé — déni de reconnaissance mémorielle des aïeux et symptômes des descendants d’esclavage — constitue un « public » encore restreint (un « micro-public » du trouble) et appelle un mode de résolution qui se pense davantage avec les instruments de l’ethnopsychiatrie.
Une rupture décisive intervient au cours de l’année 1998 et plus encore au cours du printemps 1998 — année du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage —, au moment où le Gouvernement Jospin et la Présidence Chirac restent entièrement associés à une grammaire abolitionniste de l’esclavage au cours de leurs commémorations. Cette célébration ouvre une opportunité inédite pour rendre visible dans l’espace public, médiatique et politique une nouvelle mémoire de l’esclavage. C’est à cette occasion que ces grammairiens se muent véritablement en entrepreneurs de la mémoire de l’esclavage, c’est-à-dire problématisent et publicisent le hiatus entre l’état de la mémoire officielle de l’esclavage et ce qu’elle devrait être.
La problématique mémorielle de la filiation se voulait en même temps la stratégie la moins clivante politiquement et la plus fédérative parmi les militants issus des territoires ultra-marins (surtout d’origine antillaise), au moment où il s’agissait de rassembler près de 300 associations dans un front unitaire pour commémorer la tragédie de l’esclavage. À l’issue d’une première réunion organisée en janvier 1998, au départ à l’initiative de l’association Bwafouyé, est créé un « comité pour une commémoration unitaire du cent cinquantenaire de l’abolition des nègres dans les colonies françaises [7] », est adoptée une même ligne de commémoration, est actée l’organisation d’une journée de réflexion sur « le devoir de mémoire des descendants d’esclaves le 2 mai 1998 et la programmation d’une « marche silencieuse à Paris le 23 mai 1998 [8] ». La philosophie du Manifeste élaborée à l’issue de la réunion du 23 janvier 1998 reconnaît entièrement la légitimité de commémorer le décret d’abolition et la figure héroïque de Schœlcher. Mais les auteurs s’empressent de faire droit à une autre mémoire centrée sur les victimes de l’esclavage. L’affirmation, longtemps taboue et honteuse, de « descendants d’esclaves » est clairement assumée comme registre d’auto-identification :
Qui d’autres qu’eux, descendants de filles et fils d’esclaves, peuvent le mieux honorer la mémoire de leurs grands-parents qui ont vécu et se sont battus, des siècles durant, contre la plus détestable et effroyable exploitation de l’homme par l’homme avec son cortège d’humiliations, de sévices et de dépersonnalisation ? Ce cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclave de l’esclavage des Nègres dans les colonies françaises est l’occasion inespérée de restituer enfin à nos grands-parents leur dignité volée et leur statut d’être humain confisqué. Commémorer cette abolition de l’esclavage constitue aujourd’hui pour les Guadeloupéens, les Guyanais, les Martiniquais et les Réunionnais un devoir de mémoire [9].
Contre ce qui est vécu comme un mépris par les « descendants d’esclaves », le comité organise une marche silencieuse qui rassemble à Paris entre 20 000 et 40 000 personnes le 23 mai 1998 [10]. Il s’agit d’exiger la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité et l’érection d’un mémorial place des Antilles. Sur des banderoles du défilé, on peut lire des contre-slogans comme « Tous nés en 1848 = révisionnisme » ou encore « Nous sommes des filles et fils d’esclaves ». Le succès de cette manifestation, par le nombre de participants, est sans précédent et surprend, par son ampleur, les principaux coordinateurs de cette marche (Bonniol 2006). La marche silencieuse du 23 mai constitue le premier temps fort des mobilisations collectives en faveur d’une mémoire alternative de l’esclavage en France métropolitaine. Les nouvelles grammaires de l’esclavage centrées sur les victimes, d’abord élaborées dans le cadre étroit du champ interne à l’ethnopsychiatrie et de l’association Bwafouye, acquièrent une visibilité inédite dans l’espace public et politique.
Le retentissement de la mobilisation collective du 23 mai ne tarde pas à produire des effets considérables dont l’une des traductions les plus emblématiques sera l’adoption, quelques années plus tard (le 10 mai 2001), par le Parlement français, de la loi qui reconnaît la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité. Encouragés par la dynamique de cette mobilisation, les coordinateurs du comité d’organisation, dont les époux Romana et Emmanuel Gordien, décident de fonder en juin 1999 une structure pérenne : « Le Comité marche 98 (CM98) ». Le CM98, présidé encore aujourd’hui par Serge Romana, se présente clairement comme une association « qui prend en charge les problématiques identitaires et mémorielles des Antillais, des Guyanais et des Réunionnais dans le but d’améliorer leur insertion au sein de la République ».
Ethnographie d’une mémoire publique de l’esclavage.
Avant même sa reconnaissance par les pouvoirs officiels, les organisateurs de la marche silencieuse du printemps 1998 ont fait de la date du 23 mai un rituel commémoratif en souvenir des victimes de l’esclavage. On souhaiterait désormais nous concentrer sur l’analyse de ces commémorations dans une perspective ethnographique et pragmatiste dans laquelle une place saillante sera accordée à la notion de mémoire publique.
Se-souvenir-de, rendre-hommage-à et faire-corps ensemble.
Se montrer attentif à l’événementialité du souvenir-avec, à la dimension processuelle de la mémoire publique, ne doit pas nous conduire à souscrire à une conception purement « émergentiste » de la mémoire et à invalider le primat des « institutions du sens » (Descombes 1996). Si la commémoration du 23 mai est devenue précisément un rituel, c’est qu’elle s’agence dans une tradition du sens, dans des réservoirs sédimentés de pratiques — ce qui ne veut pas dire qu’il se passe la même chose chaque année —, dans un rapport spécifique à des régimes mémoriels existants, dans un rapport de rivalité entre « propriétaires de causes » de la mémoire de l’esclavage.
Une tradition du sens : le 23 mai commémore l’événement jugé fondateur (« la marche silencieuse » du 23 mai 1998 à Paris) d’une conscience collective mémorielle autour des souffrances de l’esclavage et de l’hommage rendu aux aïeux. C’est davantage, même si cela n’est pas incompatible, cette conscientisation collective qui est célébrée dans les faits que l’inscription au Journal officiel de la loi portant reconnaissance de l’esclavage et de la traite comme crime contre l’humanité. Le 23 mai signe un avant et un après dans la formation d’une communauté imaginaire. Cette tradition du sens s’inscrit elle-même dans une historicité plus vaste que nous avons trop brièvement évoquée dans la partie précédente : prégnance du régime mémoriel abolitionniste, oubli du passé contre accès à la citoyenneté, persistance des structures raciales et sociales aux Antilles…
Des réservoirs sédimentés de pratiques : Depuis 2001, du 8 au 23 mai, le comité « Marche du 23 mai 1998 » organise une série de débats sur les sociétés issues de l’esclavage colonial, afin de comprendre comment elles ont été fabriquées dans l’univers esclavagiste. Le but est d’analyser l’impact de cette fabrication sur l’identité des descendants d’esclaves. Ces débats se déroulent dans le cadre du « temps mémoriel » ou temps Lanmèkannfènèg (du créole « lanmé », la mer, « kann », la canne à sucre, « fé », les chaînes d’esclaves, « nèg », les nègres) dédié aux victimes de l’esclavage colonial. Ce temps débute par plusieurs jours de réflexion appelés « chemin de fer », en souvenir des conditions de vie inhumaines des esclaves, et s’achève par la commémoration du 23 mai au cours de laquelle les originaires des départements français d’Amérique (Martinique et Guadeloupe) rendent hommage à leurs aïeux esclaves. Le 23 mai est donc l’aboutissement d’un processus mémoriel qui commence plusieurs jours plus tôt.
Un rapport aux régimes mémoriels existants et aux rivalités symboliques entre dates commémoratives : ce temps mémoriel s’incarne clairement dans une grammaire victimaire de l’esclavage en butte notamment au régime mémoriel abolitionniste qui s’est sédimenté depuis plus de 150 ans. Il s’agit de faire de cette commémoration un rituel destiné avant tout aux descendants d’esclaves. À l’intérieur même du régime victimaire de l’esclavage désormais institué par la loi du 10 mai 2001 (reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité) et la circulaire de 2008 (journée consacrée aux souffrances de l’esclavage colonial), il s’agit en même temps d’accorder une primauté symbolique à la date du 23 mai sur la date commémorative du 10 mai.
Ce sont l’ensemble de ces enjeux symboliques et politiques, ces répertoires d’action, ces configurations de sens qui se jouent au cours de ce temps mémoriel. Il ne s’agit pas d’un arrière-monde dissimulé aux acteurs, mais d’un arrière-plan du sens ouvert aux interprétations. C’est la raison pour laquelle on ne peut se contenter de simplement décrire ce qui se donne à voir et à entendre dans la mise en scène : il faut pouvoir reconstruire l’ensemble des registres de sens latents pour gagner en compréhension. Ignorer le sens de l’événement fondateur de 1998, le sens de l’institutionnalisation du régime victimo-mémoriel de l’esclavage, le sens de la concurrence des dates commémoratives appauvrirait assurément la compréhension de l’événement en train de se faire.
Ainsi, le 23 mai 2012, sur le parvis de la Basilique de la ville de Saint-Denis, à proximité de l’Hôtel de Ville, qu’observe-t-on au titre de la première mise en scène de la journée (à 14 heures) ? Une estrade imposante qui fait plutôt penser à une scène musicale — elle servira d’ailleurs le soir à cet effet — sur laquelle un homme et une femme psalmodient des textes relatant la souffrance des esclaves. En face de l’estrade, à même le sol, une centaine d’hommes et de femmes principalement de « couleur » sont allongés sur le dos, le visage sous un soleil cuisant. Ils sont silencieux, les yeux fermés, tous vêtus d’un tee-shirt noir, dont on verra par la suite qu’il est au slogan du CM98 : « Pour moi, c’est le 23 mai ». D’autres militants du CM98 — que l’on reconnaît au même tee-shirt, mais de couleur blanche — assurent la délimitation symbolique de la scène, en demandant aux passants de contourner un espace désormais sacralisé qui définit une démarcation symbolique entre un « eux » et un « nous ». La mise en scène dure près d’une heure, sans nul doute éprouvante pour les protagonistes toujours rivés au sol et écrasés par le soleil. Mais nul ne bouge. Au bout d’une heure, de manière méthodique, chacune des rangées des hommes et des femmes, alignée rigoureusement, se lève, une à une, toujours dans le silence. La scène se clôt une fois la dernière rangée levée.
Spontanément, le sens de ce spectacle ne vient pas nécessairement, mais, en usant de « variations imaginatives », il fait davantage penser à un happening ou à un spectacle de rue. S’il n’y a pas une seule typicalité de la commémoration, on ne trouve rien dans tous les cas des ingrédients des commémorations officielles républicaines à la française (point de personnages officiels avec l’écharpe tricolore, de dépôt de gerbe, d’allocutions commémoratives, de minute de silence, etc.). Un flyer du CM98 distribué aux passants explique le sens de la commémoration du 23 mai et le sens de cette première scène commémorative, sans personnages officiels. On apprend ainsi que la mise en scène représente le calvaire enduré par les esclaves dans les cales des navires négriers. Ce sont donc majoritairement ceux qui se labellisent comme « des descendants d’esclaves » qui rejouent, dans le présent, l’horreur de la déportation transatlantique de leurs aïeux. La mise en récit métaphorique se mue en même temps en devoir moral : la narration n’est jamais neutre axiologiquement, pour autant que la mise en scène du se-souvenir-de implique d’emblée la mise en récit [11] d’un rendre-hommage-à qui définit un espace sacré mémoriel. Si la mise en scène vaut comme mise en intrigue (le récit de la déportation dans les cales des bateaux négriers), elle n’est jamais un simple « agencement de faits » (au sens du Muthos aristotélicien), mais une dramatique qui charrie un cadrage émotionnel (compassion, sentiment d’injustice, dégoût, etc.) et un cadrage moral (réprobation, condamnation, etc.) à l’adresse du spectateur.
On peut, avec Kenneth Burke, Erving Goffman et Joseph Gusfield, analyser la construction et le maintien de l’ordre social en interaction ou la fabrication des problèmes publics en s’aidant des ressources de la dramatique littéraire ou théâtrale (rôles, personnages, mises en scène, etc.). Mais c’est bien littéralement et non métaphoriquement que la première scène commémorative, celle du 23 mai 2012, se présente. Il ne s’agit pas de décrire une interaction sociale ou une action publique ordinaire comme si elle se manifestait sous la forme d’un drame ou d’une tragédie [12]. Bien au contraire, tout est fait précisément dans le dispositif scénique pour construire une scène théâtrale : les acteurs savent qu’ils jouent une scène non ordinaire ; les spectateurs savent que les acteurs jouent quelque chose sans ignorer qu’ils jouent ; un lieu de représentation est soigneusement délimité ; un début et une fin du spectacle sont clairement posés. S’il y a bien un effet métaphorique produit par cette mise en scène, il est lié au drame lui-même dont la mimèsis consiste à représenter le calvaire des esclavages à fond de cale. C’est en ce sens que l’on peut dire que la mise en scène des hommes et des femmes aux tee-shirts noirs allongés sur le sol vaut comme la situation endurée par leurs aïeux dans les bateaux négriers. Le dispositif scénique demande simplement au spectateur de suspendre ses croyances spontanées en faisant comme si le spectacle qu’ils regardent ici et maintenant valait comme un événement réel de la condition d’esclavage. Il est donc essentiel de distinguer une mise en scène hors du commun qui se présente littéralement comme drame théâtral (même si c’est pour représenter un événement réel) et les mises en scène de la vie quotidienne que l’on peut analyser métaphoriquement comme si elles étaient des drames joués par des acteurs. Le reste des scènes commémoratives du 23 mai 2012, qui sort de la première dimension de la dramatique, peut, comme on va le voir, être analysé selon la seconde dimension.
C’est pour les besoins de l’analyse que nous avons décomposé les cinq fonctions types qui définissent l’acte commémoratif saisi dans le vif de la mémoire publique. En réalité, l’acte commémoratif se donne comme un « acte total » dans lequel l’ensemble des fonctions que l’on peut décrire phénoménologiquement ne cesse de s’inter-signifier : se-souvenir-de collectivement n’est jamais une simple restitution de l’avoir-été, mais comporte d’emblée une dimension morale : rendre-hommage-à. L’acte de se-souvenir-de et de rendre-hommage-à implique en même temps la formation interactive d’un double corps-ensemble : le groupe qui se souvient ici et maintenant (« les descendants d’esclaves ») et le groupe à qui l’on rend hommage (les « ancêtres esclaves »). Le rapport n’est pas fortuit : c’est l’acte de se-souvenir-de et de rendre-hommage-à qui corrélativement fait advenir les « descendants d’esclaves » comme corps-ensemble selon l’axe horizontal des contemporains et qui crée, selon l’axe vertical des « prédécesseurs », le corps vénéré des « ancêtres esclaves ».
S’il faut accorder une puissance symbolique particulière à la journée même du 23 mai, moment fortement attendu par l’ensemble des militants chaque année, c’est du fait des types d’activité et de l’intensité émotionnelle des mises en scènes qui s’y déroulent, et de la célébration de la scène fondatrice du 23 mai 1998 du premier faire-corps-ensemble : le collectif de 40 000 personnes qui a, ce jour-là, fait corps pour rendre hommage aux ancêtres. D’où l’importance justement du rituel qui, comme l’a montré Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (2003), a pour fonction de renforcer l’identification des membres au groupe, de prodiguer de la force et de la vitalité aux membres qui y participent pour gagner, « dans ces moments d’effervescence », en faire-corps-ensemble et célébrer le groupe d’appartenance [13].
Si les analyses durkheimiennes du rituel religieux conservent toute leur actualité, ce n’est pas toutefois sans précautions et sans révisions que l’on peut les transférer à des rituels séculiers comme les commémorations mémorielles du 23 mai. Comme le montrent Myerhoff et Moore (1977), les rituels expriment davantage que le miroir des arrangements sociaux existants d’un groupe donné : ils se donnent également comme un acte ou une performance créatrice qui réorganise les systèmes sociaux. Enrichi notamment par son étude des sociétés totémiques des Aborigènes d’Australie, Durkheim conçoit le rituel comme un acte répétitif ancestral qui s’est construit patiemment, qui célèbre cycliquement le groupe d’appartenance. Privilégiant les sociétés déjà constituées, Durkheim se montre de fait moins attentif à la création ou à la re-création de nouveaux rituels dans les sociétés séculières, même s’il lui arrive de mentionner, analogiquement avec les formes élémentaires de la religion, les phénomènes d’enthousiasme patriotique. Tout l’intérêt, en revanche, d’une anthropologie postdurkheimienne, comme celle que l’on rencontre chez Moore, Myerhoff et Turner, consiste à montrer l’inventivité, les arrangements, les négociations qui travaillent les rituels [14]. L’inventivité est bien plus importante encore lorsque les rituels sont récents, lorsqu’ils ne sont pas fixés, comme les commémorations du 23 mai, dans un temps ancestral et un ordre cosmique. Si l’on retrouve, le 23 mai, des performances et des activités qui tendent à se répéter — par exemple, les ateliers de généalogie —, force est de reconnaître la forte plasticité et la nouveauté des pratiques qui se font jour chaque année. Ainsi, la mise en scène du 23 mai 2012 qui relate la condition des esclaves à fond de cales était inédite ; en comparaison, on pouvait assister, le 23 mai 2010, à la même heure au spectacle « Les tambours des esclaves » (prestation de musiques traditionnelles créées dans l’esclavage). De même, si le parvis de la Basilique de Saint Denis constitue une unité de lieu privilégiée par le CM98 pour mener ses activités commémoratives, d’autres lieux sont susceptibles d’être investis selon les opportunités du moment, par exemple l’hommage rendu aux ancêtres le 23 mai 2010 sur les Champs-Elysées.
Si l’on peut faire un usage séculier du rituel collectif — comme lors de mises en scène commémoratives évoquées plus haut à l’occasion de la journée du 23 mai 2012 —, il est tout à fait possible qu’il se double, dans le même temps, d’un rituel religieux au sens strict du terme. Le rituel commémoratif du 23 mai comporte, depuis 2005, un moment de célébration religieuse. Le rendre-hommage-à, s’il peut prendre là encore plusieurs formes (consigner le nom des aïeux dans un livre, théâtre de rue, érection d’un mémorial, etc.) acquiert une densité émotionnelle et cérémonielle particulière lorsqu’il est directement pris en charge et mis en scène par des autorités religieuses selon des rituels multiséculaires. La nouveauté du 23 mai 2012 tient dans le caractère œcuménique de la cérémonie, qui s’est déroulée pendant 1h30, en soirée, à la Basilique de Saint-Denis, en présence d’un pasteur de l’Église adventiste du 7e jour, d’un représentant de l’Église évangélique et de l’évêque de Saint-Denis. La forte plasticité des rituels séculiers du 23 mai s’enchevêtre ainsi dans les formes plus stables des rituels religieux. En retour, malgré leur caractère multiséculaire, ces rituels religieux, a fortiori parce qu’ils sont ré-agencés en cérémonie oecuménique, sont reconfigurés par des pratiques hétérodoxes (hommage rendu aux esclaves, chants créoles, etc.).
Le pari de réunir ces trois représentants religieux était loin d’être gagné d’avance, notamment dans le fait de faire venir des protestants dans une Basilique catholique. Mais l’enjeu est de taille : que la religion ne soit pas susceptible de diviser le faire-corps-ensemble des descendants d’esclaves. Au contraire, rassemblé dans un même lieu saint, quelles que soient les convictions religieuses de chacun, le collectif augmente émotionnellement son corps sacré sous le rythme des prières communes à la mémoire des esclaves, des chants rappelant la douleur des esclaves, des hommages rendus aux 17 esclaves martiniquais et guadeloupéens nommés grâce au travail généalogique. La traversée du rituel religieux augmente la sacralité et la solennité du souvenir-de et du rendre-hommage aux aïeux et l’inscrit dans une communauté de croyances plus vaste en même temps qu’elle renforce la dynamogénie du groupe. Le rituel du 23 mai, c’est le souvenir du souvenir fondateur — le 23 mai 1998 — qui vaut en même temps comme acte créateur d’une communauté symbolique — les « descendants d’esclaves ».
Le faire-corps-ensemble du 23 mai, qui se manifeste dans le souvenir-de, ne se réduit pas aux mises en scène teintées de gravité (théâtralisation des esclaves déportés à fond de cale, prières et chants liturgiques en hommage aux ancêtres, etc.). La journée du 23 mai, qui commence généralement en début d’après-midi et se termine tard en soirée, est également ponctuée par des activités thématiques et par des moments festifs : la soirée du 23 mai 2012 est, par exemple, rythmée par un spectacle d’arts traditionnels hérités des esclavages, mélange de chants, de danses et de lectures de textes. Parmi les activités qui se déroulent toute la journée à proximité de la scène centrale qui jouxte le parvis de la Basilique de Saint-Denis, on trouve une série de stands à la manière d’une kermesse populaire (par exemple, un stand de vente de tee-shirts à l’effigie du CM98). Autour de ces stands, on rencontre toute une sociabilité informelle (discussions, rigolades, etc.) : au 23 mai, on y va aussi pour parler créole, retrouver des proches, faire des rencontres amoureuses, recomposer « un petit pays », un « petit pays antillais » au cœur de l’Île-de-France. Le rituel de l’hommage-à est ainsi traversé par toutes sortes de logiques sociales et culturelles de « descendants d’esclaves », qui ne sont justement pas que des « descendants d’esclaves », mais qui sont, en même temps, très majoritairement d’origine antillaise. L’identification créole, si elle est rarement brandie comme revendication discursive, est sans cesse présente dans le jeu des interconnaissances du 23 mai et de l’ensemble des activités menées sous l’égide du CM98.
L’une des attractions majeures de cette « scène off » de la commémoration est un stand tenu par une petite dizaine de personnes rivées à leurs ordinateurs. Il s’agit de « l’atelier généalogique » où l’on vient essayer de retrouver le nom de ses ancêtres esclaves grâce à des logiciels de recherche mis au point par le CM98. C’est l’un des ateliers qui a, semble-t-il, le plus de succès au regard du nombre d’individus qui s’y affairent et attendent leur tour. Cette recherche généalogique est comme un rituel dans le rituel et un marqueur d’appartenance (seuls, bien entendu, celles et ceux qui se reconnaissent a priori comme « descendants d’esclaves » viennent à l’atelier généalogique) : se réinscrire dans une mémoire familiale, dans la chaîne des générations vaut en même temps comme hommage rendu à celles et ceux qui ont été oubliés.
Attirer-l’attention-de et demander-reconnaissance-à.
Si l’on s’en tenait seulement aux trois dimensions intersignifiantes de l’acte commémoratif du 23 mai évoquées jusqu’ici (se-souvenir-de, rendre-hommage-à, faire-corps-ensemble), on pourrait rester rivé, dans une large mesure, à l’étude de la formation d’une mémoire collective dans un cadre d’analyse inspiré d’une lignée néo-durkheimienne et halbwachsienne. Ce qu’il y a de « mémoire collective » dans la performance commémorative du 23 mai tient dans la formation d’un corps-ensemble qui regarde en quelque sorte vers lui-même : le souvenir-de et le rendre-hommage-à sont générés par le groupe et pour le groupe. Le rituel mémoriel vise ainsi à accroître l’intensité des liens d’interconnaissance et d’interappartenance selon la dynamogénie théorisée par Durkheim.
Là où cependant la mémoire collective des « descendants d’esclaves » se double d’une mémoire publique tient dans la signification d’une fonction qui vient reconfigurer en même temps le sens des trois autres : attirer-l’attention-de. C’est à ce titre que la performance commémorative fait advenir un public mémoriel. Non pas seulement au sens trivial où la commémoration ne reste pas cantonnée dans l’espace privé, à l’abri des regards, mais se donne en public (la rue, le parvis de la Basilique, etc.) et à l’adresse d’un public plus large (y compris des passants et des badauds) que les seuls descendants d’esclaves. Mais au sens où les commémorants, par leurs mises en scène et leurs mises en sens, cherchent en même temps à attirer l’attention du public sur un « trouble mémoriel » : le déni de reconnaissance politique et d’estime publique dont ont été victimes les esclaves et les descendants d’esclaves. C’est la raison pour laquelle les mises en scène commémoratives ne s’adressent pas seulement au « nous » (les « descendants d’esclaves »), mais également à « eux » (l’opinion publique, la société française, les pouvoirs publics, les autorités politiques…). C’est parce qu’ils publicisent leur trouble que les commémorants se constituent en public mémoriel.
En fait, il y a deux catégories de public à prendre en compte : le public, au sens courant du terme, au sens du collectif récepteur de signes, de messages et le public, au sens que lui donnent Dewey et Gusfield, au sens du collectif qui se fait jour dans le processus d’associations et de mobilisations autour d’un problème. C’est sous cette acception que l’on parle de public mémoriel. Certes, il y a toujours une face passive du public, comme on l’a vu avec Quéré (2002), dans le fait d’être affecté par un ensemble d’actions de l’environnement (politiques publiques, troubles du voisinage, insécurités, pollutions, etc.) et d’éprouver une insatisfaction, un trouble, un sentiment d’injustice en conséquence. Mais le fait d’être affecté par des phénomènes semblables ne suffit pas à faire un public. Une collection d’individus, « une agrégation de patients » (ibid., p. 143) qui éprouveraient un même trouble devant, par exemple, une catastrophe naturelle ne forme pas encore un public. Il faut en outre une source active pour constituer un public : qu’un collectif s’associe pour problématiser publiquement le trouble ressenti, enquête pour trouver des solutions et des résolutions, se dote de représentants et de porte-paroles, entame éventuellement des actions auprès de la justice et des autorités politiques. Ce que l’on appelle « public mémoriel », dans ce cadre conceptuel, n’est donc pas seulement une agrégation d’individus qui éprouvent des souvenirs communs ; c’est un collectif suffisamment structuré pour faire porter sur la place publique et auprès des autorités publiques des revendications mémorielles.
Il serait abusif, dans le cas empirique qui nous occupe, de dire, à la manière de Quéré, que c’est l’expérience publique qui « crée » purement et simplement le collectif ; « abusif », car le collectif du CM98 existe bien selon la modalité de la mémoire collective lorsque la formation du souvenir-avec est à destination des seuls membres, sans souci de publicisation. Il faudrait plutôt parler de « collectifs multiples » associés à une même entité ontologique, mais dont l’existence est plurielle. Ainsi les commémorants du 23 mai ont-ils une modalité d’existence comme mémoire collective lorsque le souvenir-avec est tourné en quelque sorte dans le miroir du collectif lui-même et une autre modalité d’existence comme mémoire publique lorsqu’ils font l’expérience d’un trouble mémoriel, le problématise et le publicise dans des arènes publiques. Il est bien entendu essentiel de distinguer ces deux modalités d’existence d’un même collectif, comme il est essentiel de distinguer une anthropologie des rituels (ou une sociologie de la mémoire collective) d’un côté, et une sociologie des problèmes publics ou de la mémoire publique de l’autre. En revanche, à la différence de collectifs qui ne seraient que des « publics », c’est-à-dire des collectifs qui n’existeraient que dans l’épreuve subie et dans l’enquête active autour de problèmes délimités et circonstanciels (processus de co-émergence du public et des problèmes publics), les collectifs, disposant déjà d’une modalité d’existence a priori et partageant des propriétés a priori (Antillais métropolitains « descendants d’esclaves »), peuvent persister une fois que le problème public est résolu et qu’il n’y a pas lieu de publiciser de nouvelles revendications ou protestations [15]. Ce n’est donc pas, dans ce cas, l’expérience publique qui produit purement et simplement le collectif ; l’expérience publique en modifie l’existence, ou plutôt crée une autre modalité d’existence. C’est sans doute vrai de la plupart des problèmes mémoriels de cette envergure, à la différence des autres problèmes publics et sociaux, dans la mesure où ils affleurent le coeur de la formation imaginaire des identités ou des identifications collectives. Rares sont donc les publics mémoriels qui ne sont pas des collectifs déjà là, bien qu’existant sous une autre modalité.
Quels sont plus particulièrement les espaces publics investis par les commémorants du 23 mai pour attirer-l’attention-de ? Il y a bien entendu la rue (le parvis de la basilique), la Basilique elle-même, et la salle du Conseil municipal. La Basilique n’est pas seulement, pour les organisateurs de la manifestation, un espace sacré de renforcement du rituel d’hommage aux ancêtres ; c’est aussi un ancien symbole d’oppression [16] : « L’Église a cautionné et encouragé la déportation négrière. Aujourd’hui elle rend hommage à nos aïeux » (discussion avec Serge Romana, président du CM98, au fil de la commémoration du 23 mai 2012). L’espace religieux de la Basilique a donc une double dimension paradoxale : d’une part, sacraliser par l’onction le double faire-corps-ensemble, accroître la dynamogénie, d’autre part, faire reconnaître à cette institution sa responsabilité dans les crimes commis contre les esclaves.
Il en va de même du rapport aux autorités politiques. Un square, à quelques encablures du parvis de la Basilique, juste après le premier spectacle de rue, est rebaptisé par les autorités officielles « Square du 23 mai ». Parmi les autorités officielles drapées d’une écharpe tricolore, on trouve le député communiste de Seine-Saint-Denis Patrick Braouzec, le Président du Conseil régional d’Île de France Jean-Paul Huchon, le Maire de la ville de Saint-Denis Didier Paillard. Avant l’apposition officielle de la nouvelle plaque, qui vaut comme nouveau lieu de mémoire (le souvenir fondateur de la marche du 23 mai), un public de plus de mille personnes assiste silencieux, sous un soleil de plomb, à deux discours officiels — le discours du maire adjoint de Saint-Denis qui retrace « les étapes de la honte et de la reconnaissance » et le discours d’une militante du CM98 — ; la fin de chaque discours est ponctuée par un chant créole funèbre. À la suite des discours, les représentants des trois institutions politiques viennent déposer une gerbe sous la plaque d’inscription, avant que n’entonne l’hymne de la Marseillaise.
Bien que le moment fort du rituel républicain se tienne au cours de la cérémonie du square désormais rebaptisé, il se prolonge par la suite par d’autres actes commémoratifs toujours en présence des élus : il s’agit de débaptiser des noms de rue pour les rebaptiser en souvenir de la période esclavagiste. Par exemple, la « rue du Code noir » à côté de laquelle on a exposé des panneaux expliquant le système juridique de l’esclavage.
Le fait que vive en Seine-Saint-Denis l’une des plus grandes communautés antillaises de la métropole n’est bien entendu pas étranger au rôle moteur que jouent ces institutions politiques dans l’accompagnement et la production de politiques mémorielles de l’esclavage. Le Maire communiste Didier Paillard soutient par exemple les revendications du CM98 depuis 2004. Nul hasard si les élus locaux ou de circonscription (notamment le député communiste Braouezec) sont fréquemment présents lors des cérémonies du 23 mai depuis 2005, et surtout depuis 2008. Sans cautionner une vision purement utilitariste ou cynique des rapports entre élus et entrepreneurs de mémoire, on ne peut ignorer la logique de la compétition politique et la logique des revendications mémorielles du CM98 pour comprendre « les intérêts bien compris » de chacun. S’il est toujours difficile d’objectiver le rapport de cause à effet entre la présence présumée d’un lobby, des politiques mémorielles et des résultats électoraux, on peut au moins dire qu’il est électoralement profitable (ou de croire qu’il en est ainsi) de soutenir des initiatives émanant d’associations très influentes dans les milieux antillais de Seine-Saint-Denis. Réciproquement, le CM98 cherche à mobiliser les élus pour traduire la cause du 23 mai en politique mémorielle. C’est à ce titre que l’acte commémoratif du 23 mai n’est pas seulement l’occasion de construire un public mémoriel (au sens d’attirer l’attention sur un trouble mémoriel), mais également de constituer une entreprise politique mémorielle. Le rituel commémoratif du 23 mai s’inscrit très clairement dans les controverses politiques et dans les dispositifs de légitimation entre entrepreneurs de mémoire de l’esclavage.
Cette orientation est devenue très palpable lorsque le Comité pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage (CPME) s’est rallié, en 2005, à la date du 10 mai et a provoqué la démission de Serge Romana. Ce dernier, pour faire valoir le bien-fondé de la date du 23 mai, n’a pas seulement cherché à appuyer sa légitimité auprès du tissu associatif antillais de la région parisienne, il a entrepris avec le CM98 un véritable lobbying mémoriel auprès des élus d’Île de France. Depuis 2005, l’objectif clairement affiché du CM98 n’est pas seulement de renforcer le faire-corps-ensemble des descendants d’esclaves dans une logique de mémoire collective, mais de faire reconnaître par les autorités officielles la légitimité de la date commémorative du 23 mai qui a permis l’adoption de la circulaire de 2008 (relative à la reconnaissance des souffrances de l’esclavage).
L’observation ethnographique des commémorations de mai à partir d’un cadre inspiré d’une herméneutique pragmatiste permet d’enrichir considérablement l’étude du phénomène mémoriel et de ne pas le réduire trop rapidement à sa seule dimension stratégique (paradigme dominant de la théorie de l’acteur rationnel). La perspective historique évoquée trop rapidement dans la première partie de notre étude permet d’attirer l’attention sur le fait que les commémorations du 23 mai, pour novatrices qu’elles soient, ne sauraient aucunement recouvrir l’ensemble des mémoires de l’esclavage (avec ses injonctions et ses refoulements) qui se sont sédimentées depuis l’acte d’abolition dans les DOM et en France métropolitaine. Il s’agit d’une mise en scène et en sens du souvenir particulière, qui correspond à un « public » spécifique qui s’est constitué dans les années 1990, principalement en Île-de-France. S’il est par ailleurs essentiel de décrire ethnographiquement cette mise en scène, on ne peut faire économie d’une herméneutique qui inscrit l’événement commémoratif dans une historicité du sens plus vaste.
Parce que le rituel commémoratif du 23 mai et le « temps mémoriel » dédié aux ancêtres esclaves qui le précède s’adressent aux membres d’un collectif qui se labellisent comme « descendants d’esclaves » afin d’accroître le faire-corps-ensemble (selon la logique durkheimienne de la dynamogénie), on peut légitimement parler de mémoire collective pour qualifier ce phénomène. On peut conserver cette acception halbwachsienne de la mémoire, à la condition toutefois d’en gommer sa tendance hypostatique au profit d’une variante interactionniste et processuelle (le souvenir-avec en train de se faire) de la mémoire collective. Tel est le second enseignement de notre enquête.
Le troisième apport consiste à montrer que le rituel commémoratif du 23 mai, à travers l’hommage aux aïeux, ne vise pas seulement à renforcer l’appartenance au collectif des « descendants d’esclaves », mais à attirer l’attention sur un trouble mémoriel et identitaire. C’est à ce titre que le collectif se constitue en public et que la notion de mémoire publique prend tout son sens. On comprend mieux en quoi la mémoire publique s’oppose moins à la mémoire collective qu’elle en ajoute une modalité d’existence. C’est seulement au titre de la troisième dimension du rituel — lobbying mémoriel et traductions de revendications mémorielles en politiques publiques de la mémoire — que le public mémoriel se convertit en entrepreneur de mémoire et que la dimension stratégique entre clairement en jeu. Ces trois dimensions — mémoire collective, mémoire publique, mémoire stratégique/officielle — se donnent phénoménologiquement en même temps dans le rituel commémoratif.