Jusqu’à ces dernières années, on pouvait penser qu’en France, les opérations de résorption de l’habitat insalubre engagées depuis le milieu du siècle avaient éliminé les bidonvilles du paysage urbain. Pourtant, depuis les années 1990, cette forme d’habitat précaire est progressivement réapparue, en région parisienne comme dans d’autres grandes villes. Ce phénomène est souvent lié à l’installation, plus ou moins longue, de populations en provenance d’Europe centrale et des Balkans, et appartenant aux minorités roms [1]. Sans ressources et en situation irrégulière dans la majorité des cas, ces individus et ces groupes s’installent dans des interstices du tissu urbain ou sur des terrains vagues. Leur présence pose problème aux riverains et aux pouvoirs locaux. Les bidonvilles, qui sont parfois un obstacle à l’urbanisation, peuvent en effet provoquer des réactions d’hostilité ou, au contraire, des mobilisations de soutien aux migrants pauvres, dont les médias locaux et même nationaux se font volontiers l’écho. Comment réagissent les autorités face à ce « problème public », au sens de Joseph Gusfield, c’est-à-dire un « état de fait [qui constitue] un enjeu de réflexion et de protestation et une cible pour l’action publique » (2003, p. 71) ?
Si les pratiques d’expulsion sont prédominantes, les pouvoirs en place peuvent également envisager d’accueillir tout ou partie des personnes en situation précaire. Ainsi, dans l’arrondissement de Saint-Denis, au nord de Paris, où, afin d’éradiquer trois grands bidonvilles [2] qui s’étaient développés durant les années 2000 sur des terrains vagues ou dans des friches industrielles à Aubervilliers, à Saint-Denis et à Saint-Ouen, la Sous-préfecture et les collectivités locales ont, à titre expérimental, décidé de regrouper quelques familles préalablement sélectionnées (une vingtaine par site évacué) au sein de « villages d’insertion », installés sur les communes où s’étaient développés les bidonvilles [3]. Ces « villages », qui sont constitués d’une vingtaine de bâtiments modulaires chacun, sont clôturés et surveillés en permanence. D’autre part, l’État a proposé une aide au retour pour raisons humanitaires aux personnes qui n’avaient pas été sélectionnées pour intégrer le dispositif.
Comment s’explique l’instance avec laquelle les pouvoirs publics abordent la question des bidonvilles d’un point de vue spatial ? Quels effets cela a-t-il, non seulement sur les espaces, mais aussi sur les publics concernés et sur l’action publique ? Cet article vise à montrer que le traitement spatial est largement déterminé par la genèse des problèmes publics liés à la présence des migrants en situation précaire et à ses mécanismes. Les effets d’une telle politique sont certes la libération rapide des terrains pour de nouvelles opérations, mais aussi l’alignement des politiques locales du « bidonville rom » sur le modèle du « village » et le renforcement des processus de marginalisation.
Les réflexions suivantes s’appuient sur une série d’enquêtes réalisées en 2009 auprès des acteurs institutionnels en charge des « villages » d’Aubervilliers, de Saint-Denis et de Saint-Ouen [4], des acteurs associatifs et des bénéficiaires. Elles ont principalement consisté en de nombreux entretiens, dont une vingtaine ont été enregistrés, avec des personnes aux profils et aux statuts divers (représentants de l’État, responsables de services municipaux, travailleurs sociaux, gardiens et gestionnaires des sites, bénéficiaires, militants et responsables associatifs). Un stage d’observation de quelques jours a également été réalisé au sein des dispositifs d’hébergement et d’insertion. Privilégiant l’« interactionnisme conséquent » [5], ces enquêtes portaient tout particulièrement sur la conception et la mise en place de ces nouveaux instruments de l’action publique que sont les « villages d’insertion ».
Le « problème des bidonvilles ».
Bien que discrets au départ, les bidonvilles acquièrent peu à peu une grande visibilité dans l’espace médiatique. Ainsi, le bidonville de Saint-Ouen était-il présenté comme le « plus grand bidonville de France » au lendemain de son évacuation, à la fin de l’été 2008 (Le Parisien, 4 septembre 2008). Loin de constituer un donné, le « problème des bidonvilles » est une construction sociale, à la fois située et datée, qui se réalise dans des situations d’interactions, au travers des débats et des controverses, ainsi que l’ont montré les travaux sur la question (Felstiner, Abel et Sarat, 1980 ; Cefaï et Pasquier, 2003). Dans ce processus de publicisation, l’espace joue manifestement un rôle majeur, car « ceux qui ont le pouvoir de nommer » (Varikas, 2007, p. 133), c’est-à-dire les institutions, les médias et, dans une certaine mesure, les associations, accordent plus d’attention à l’habitat qu’aux processus sociaux, économiques, politiques et juridiques à l’œuvre dans la formation des bidonvilles.
Une coproduction des migrants roms et des pouvoirs publics.
Au départ, il y a bien un état de fait, à savoir la présence d’un habitat de très médiocre qualité, le plus souvent constitué à partir de matériaux de récupération, installé sans autorisation officielle et désigné par le terme de « bidonville ». D’un point de vue géographique, le bidonville est l’aboutissement d’un rapport de forces entre des acteurs aux logiques et aux finalités différentes voire opposées : les fondateurs du bidonville, d’un côté, et les pouvoirs publics, de l’autre.
Les bidonvilles sont évidemment l’œuvre des migrants sans ressources, en l’occurrence des Roms roumains ou bulgares, qui vont régler eux-mêmes la question du logement en occupant des terrains ou des immeubles désaffectés. L’installation se fait progressivement, comme le remarque ce cadre de la mairie de Saint-Ouen :
En 2006, il y avait déjà des camps à Saint-Denis, sous l’A 86. Ils [les squatteurs] ont identifié un terrain avec un bâtiment vide qui appartenait à Edf. Ils l’ont occupé. De plus en plus de Roumains sont arrivés. Ils ont occupé tout le bâtiment […]. On est arrivé à une population entre 600 et 800 personnes. (entretien personnel, mai 2009)
Comme d’autres squatteurs, les Roms qui habitent en bidonville mobilisent des compétences que l’on peut, à la suite de Florence Bouillon, qualifier de « précaires », car elles sont « enclavées dans des contraintes particulièrement prégnantes » (Bouillon, 2009, p. 177). Des activités telles que dénicher un terrain ou un immeuble susceptible d’être occupé, s’y installer et y rester nécessitent à la fois des compétences « de prospection » (ibid.), peut-être des compétences politiques et, bien entendu, des compétences pratiques. Il faut également considérer les aptitudes relationnelles car, très rapidement, les migrants roms refont société, en s’appuyant sur les réseaux de parenté et les communautés d’origine. Par exemple, jusqu’à son évacuation fin août 2008, le bidonville de Saint-Ouen était subdivisé en deux secteurs principaux. Ceux-ci étaient occupés respectivement par des familles originaires des environs d’Arad et de Bucarest [6]. Le bidonville est néanmoins un univers familial qui se structure à partir des baraques. À Montreuil, Nora Benarrosh-Orsoni (2007) a fait les mêmes observations à propos de Roms roumains qui se sont installés dans des immeubles abandonnés.
Cependant, les migrants ont-ils vraiment d’autre choix que celui de squatter ou de construire des bidonvilles ? Sans doute faut-il considérer les marges de manœuvre irréductibles dont ils disposent à l’instar de tous les acteurs « ordinaires » (Berry-Chikhaoui et Deboulet, 2000), mais les bidonvilles doivent également être considérés comme la traduction spatiale des logiques d’exclusion fondées sur le droit et orchestrées par l’État. Citoyens européens depuis l’entrée en vigueur du traité d’adhésion à l’Union européenne de la Bulgarie et de la Roumanie le 1er janvier 2007, les Bulgares et les Roumains jouissent entièrement de la liberté de circulation. Toutefois, leurs droits au séjour restent, comme ceux des autres ressortissants communautaires, limités par la loi, qui fixe en effet trois conditions au séjour : être étudiant, bénéficier d’une assurance-maladie et de ressources suffisantes, ou posséder un emploi [7]. En outre, les Bulgares et les Roumains doivent, pour accéder au marché de l’emploi salarié, obtenir une autorisation de travail de la part de la Préfecture [8]. Les procédures sont longues, payantes (la somme à verser varie selon la durée du contrat et le niveau du salaire [9]), ce qui démotive bien des employeurs potentiels. Sans emploi, les nouveaux citoyens européens ne peuvent pas non plus accéder aux prestations familiales, car ces dernières sont réservées aux personnes « qui remplissent les conditions exigées pour résider régulièrement en France [10] ». Les Bulgares et les Roumains sans ressources, parmi lesquels il faut compter de nombreux Roms, sont donc exclus du système.
Les expulsions de terrains contribuent, elles aussi, au développement des bidonvilles. Bien que les données manquent sur les itinéraires des familles en région parisienne, il semble que de nombreux habitants des bidonvilles d’Aubervilliers, de Saint-Denis et de Saint-Ouen ont été expulsés d’autres terrains par le passé. La remarque semble valoir aussi pour les squats et campements de Montreuil, ou encore pour d’autres bidonvilles installés sur le territoire de Saint-Denis, tel le terrain de la Poterie, dans le quartier du Franc-Moisin : « le camp a grossi au fur et à mesure des expulsions », remarque un élu local interrogé à ce sujet (entretien personnel, mai 2009). Aussi le développement de ces habitats précaires paraît-il moins correspondre à un appel d’air, comme l’avancent souvent les médias et les partisans des « villages d’insertion », qu’aux expulsions qui obligent de fait les personnes à changer régulièrement d’emplacement, à se disperser dans l’espace urbain ou, au contraire, à se regrouper, comme cela a pu être observé sur les grands terrains, en particulier à Saint-Ouen. Selon cette perspective, les bidonvilles sont donc autant l’œuvre des pouvoirs publics que celle des migrants. En d’autres termes, c’est une « coproduction » (Berry-Chikhaoui et Deboulet, 2000, p. 16).
Les enjeux spatiaux de l’élimination des grands bidonvilles.
Quoi qu’il en soit, les grands bidonvilles constituent des entraves au développement urbain. Les friches industrielles sur lesquelles se sont installés les migrants roms à Aubervilliers, à Saint-Denis et à Saint-Ouen sont en effet des secteurs en pleine transformation ces dernières années. La reconversion des espaces industriels de l’ancienne « banlieue rouge » s’organise à partir de grands équipements structurants. Certains sont déjà réalisés, comme le Stade de France, construit dans les années 1990 ; d’autres sont prévus, à l’image du campus Condorcet, qui devrait devenir « le premier pôle européen dans le domaine des sciences humaines et sociales » selon le journal municipal d’Aubervilliers. Autre exemple, la Cité du Cinéma prévue sur les bords de Seine en limite de Saint-Denis et de Saint-Ouen, devrait contribuer à revaloriser ce secteur, également pris en compte dans le cadre du projet urbain des docks de Saint-Ouen.
Comme les taudis et les bidonvilles « nord-africains » soixante ans plutôt (Masclet, 2006), les « bidonvilles roms » sont en complet décalage avec les idéologies urbaines dont les opérations achevées ou en cours de l’être donnent un bon aperçu. Les secteurs nouvellement urbanisés sont en effet constitués de quartiers d’affaires le plus souvent construits dans le style international et très bien connectés aux réseaux de transport grâce aux stations de rer aménagées à proximité. À côté de ces nouveaux fronts du capitalisme mondial — on y retrouve les représentations de grandes firmes comme ArcelorMittal, Nokia, Panasonic ou Generali —, des quartiers résidentiels sont constitués d’immeubles et de maisons sécurisés. Voués à la circulation ou à la promenade, les espaces publics font, quant à eux, l’objet d’un traitement paysager. Les anciennes friches sont ainsi devenues un espace entièrement maîtrisé, sans marges et sans interstices, au sein desquels les bidonvilles apparaissent comme une « réalisation étrange », pour reprendre une expression d’Abdelmalek Sayad à propos du bidonville de Nanterre dans les années 1960 (Sayad et Dupuy, 1995, p. 14).
Les établissements précaires sont, en outre, des obstacles physiques à l’urbanisation en cours. À Aubervilliers, les baraques du quai Jean-Marie Djibaou ont cédé la place à une clinique privée, selon mes interlocuteurs (entretien personnel, avril 2009) ; à Saint-Ouen, les pouvoirs locaux et les promoteurs immobiliers prévoient d’implanter des bureaux et des logements. Situé dans le périmètre de la zone d’aménagement concertée (zac) Landy-Pleyel, le bidonville de la rue Campra (Saint-Denis) gène le bon déroulement des opérations d’urbanisme, ce qui peut avoir des conséquences financières, selon cet élu qui déclare : « Rue Campra, il y avait un impératif d’aménagement important. Le bidonville mettait en cause la construction d’un groupe scolaire, l’équilibre foncier d’une zac, la mobilisation des fonds publics. […] Quand il y a vingt, vingt-cinq millions d’investissements publics, dont certains peuvent être perdus parce qu’on est en co-financement, il y a nécessité publique de faire avancer les choses, d’expulser les gens, que ce soit des Roms ou d’autres populations » (entretien personnel, mai 2009).
En région parisienne comme dans d’autres capitales, par exemple à Phnom Penh (Pierdet, 2008) ou à Dehli (Dupont, 2010), les logiques actuelles du développement métropolitain semblent bien à l’origine des « nettoyages urbains » (Dupont, 2010, p. 26). Ces derniers permettent tout à la fois de libérer des terrains et de réaffirmer les principes des idéologies territoriales en vigueur, lesquelles s’expriment avec force, comme on peut le constater, sur les nouveaux terrains de la conquête urbaine que sont les anciennes « marges urbaines » [11].
La formation du « problème des bidonvilles ».
Les politiques urbaines ne suffisent cependant pas à expliquer la transformation des bidonvilles en problème public. Le processus de publicisation est long et complexe. Chaque étape doit être considérée comme « subjective, instable, réactive, compliquée et inachevée », comme l’écrivent William L. F. Felstiner, Richard L. Abel et Austin Sarat (1980, p. 632). Au travers des témoignages recueillis auprès des acteurs associatifs, des élus et des riverains, il apparaît ainsi que le bidonville constitue une situation « d’épreuve spatiale » (Lussault, 2009, p. 18). Sa présence suscite des réactions variées, entre rejet et empathie : « Mon sentiment, c’est qu’on ne pouvait pas laisser les gens dans la m… », confie, par exemple, un habitant de Bagnolet, qui s’est par la suite mobilisé aux côtés des Roms en situation précaire dans sa commune (entretien personnel, février 2009). D’autres personnes enquêtées déclarent « ne pas avoir dormi de la nuit » après s’être aperçu de l’existence de campements à proximité de chez elles ou de leur lieu de travail (entretiens personnels, février et avril 2009). Propice à l’émergence de troubles individuels, le spectacle ou la vision de la « pauvreté étrangère » (Bernardot, 2008b, p. 86) est, pour cette raison, une étape primordiale dans la construction des problèmes publics locaux.
L’intensité des échanges et des controverses liés au bidonville montre que la publicisation des troubles individuels peut susciter la formation d’une « arène » telle que définie par Jean-Pierre Olivier de Sardan, c’est-à-dire un « lieu de confrontations concrètes d’acteurs sociaux en interaction autour d’enjeux communs » (1995, p. 79), en l’occurrence, l’intervention dans le bidonville. À Saint-Denis, les riverains contactent fréquemment les élus qui interpellent à leur tour le sous-préfet. Il faut également considérer les initiatives des associations et des collectifs locaux de soutien. Prenons l’exemple de Saint-Ouen : au milieu des années 2000, un collectif informel, fondé par des militants libertaires, initie l’action collective. Rejoint par des riverains et par les membres de la « Voix des Rroms », une organisation rom basée en région parisienne, ce collectif recourt à des modes d’action inspirés des mouvements contestataires : sit-in, occupations de locaux. Plusieurs associations sont également présentes sur le terrain, comme « Médecins du Monde », ou des associations moins connues, mais très actives dans l’accompagnement des familles, telles que « Coup de Main » ou « Parada ». À la différence de ce que Tommaso Vitale peut observer à Milan (2009), les habitants des bidonvilles restent, quant à eux, en retrait de la mobilisation. Tout au plus participent-ils aux événements organisés par les militants associatifs, si l’on en croit ces derniers.
Comme tout conflit, ces situations d’épreuve induites par la présence du bidonville sont favorables à l’actualisation des « modes de justification à l’œuvre, [des] référents implicites ou explicites, et [des] représentations de l’espace urbain et de l’action publique » (Melé, 2004, p. 17). Au travers des discussions, qu’elles soient ou non publiques, sont notamment abordées des questions de justice et de droit, d’idéologie urbaine et de répartition des responsabilités entre les différents niveaux du gouvernement urbain. À qui incombe la gestion des migrants sans ressources et, par conséquent, celle des bidonvilles ? Aux collectivités locales ? À la Région ? À l’État ? Ou à l’Union européenne ? À Saint-Denis, les élus réclament par exemple depuis plusieurs années la tenue d’une table-ronde régionale : « il faut arrêter de se refiler la patate chaude », précisent-ils à ce sujet (entretien personnel, mai 2009).
Discussions et controverses contribuent en fin de compte à l’avènement d’une « vision réifiante » du bidonville, une vision qui est restée « à un niveau descriptif, figuratif, plus précisément déictique-référentiel » (Vitale, 2009, p. 74). En effet, la dénonciation des conditions de vie est fréquente, pour ne pas dire systématique, de la part des acteurs institutionnels comme de celle des acteurs associatifs ou des médias, qui évoquent pêle-mêle la médiocrité de l’habitat, les problèmes de promiscuité, la présence des ordures et des rats, les risques d’incendie et les « pathologies urbaines » telles que la tuberculose (Romeurope, 2008). Même si des divergences apparaissent au sujet du devenir des personnes (relogement ou expulsion ?), ce diagnostic justifie la lutte contre l’habitat indigne, qui finit par s’imposer comme un objectif admis par tous. À l’inverse, la question des déterminants sociaux, économiques et juridiques et, par conséquent, celle des rapports de domination sont le plus souvent éludées. Peu à peu, la figure du bidonville prend donc forme dans les jeux de langage : objectivé, nettement circonscrit et sorti de son contexte, le bidonville finit par former un « problème » que les pouvoirs publics vont, enfin, pouvoir chercher à résoudre.
Les réponses des pouvoirs publics.
Le diagnostic du « problème des bidonvilles » conditionne en effet les réponses des autorités des institutions, à commencer par le choix des acteurs professionnels qui seront chargés de la conception et de la mise en œuvre des politiques d’accueil.
Le recours aux acteurs historiques de la lutte contre les taudis.
De toute évidence, le choix des institutions penche en faveur des organisations spécialisées dans l’insertion pour le logement et ce dès la mise en place du premier dispositif, à Aubervilliers, en 2007. Dans ce cas, les services municipaux ont été les premiers à intervenir dans le bidonville, mais l’urgence, liée à l’incendie du bidonville survenu au mois de juin, semble avoir précipité l’entrée en scène d’acteurs extérieurs.
La Fondation Abbé Pierre est apparemment la première structure que la Mairie d’Aubervilliers a contacté, peut-être parce qu’elle intervient depuis plusieurs années dans les « bidonvilles roms ». La Fondation a donc apporté son soutien sur différents points : la mise à disposition de caravanes pour l’hébergement des victimes de l’incendie ; la réflexion sur le projet global, notamment en ce qui concerne la définition des mesures d’accompagnement social ; l’interpellation des services de l’État.
Le préfet refusait de participer au financement de l’accompagnement des familles, parce que c’était destiné à des sans-papiers [ces discussions ont eu lieu avant l’élargissement de l’Union européenne à la Roumanie et à la Bulgarie, le 1er janvier 2007]. Dans notre manière de faire, on allait s’autoriser à faire des choses que l’État ne voulait pas faire. On allait se battre avec la Mairie et les associations pour que l’État s’engage. (entretien personne, avril 2009)
En attendant l’implication de l’État, la Fondation finance l’accompagnement des familles, lequel est réalisé par le Pact Arim.
Le choix du Pact Arim paraît, quant à lui, s’être imposé assez tôt d’après mes interlocuteurs. C’est un acteur bien connu des pouvoirs locaux, puisqu’il gère cinq résidences sociales dans le département. De plus, le Pact Arim intervient dans les opérations de relogement réalisées dans le cadre du programme de rénovation urbaine. Selon certains interlocuteurs, il semble enfin que son expérience avec les « gens du voyage » a été considérée par les pouvoirs locaux. La recherche documentaire montre qu’effectivement, au début des années 2000, la ville de Rosny-sous-Bois a confié au Pact Arim 93 l’étude et la réalisation d’un important programme de relogement comprenant deux volets : la construction de soixante logements locatifs sociaux sur le site, et un projet d’auto-construction en accession à la propriété hors site (Almy et Rodriguez, 2002).
En plus de la Fondation Abbé Pierre et du Pact Arim 93, la Mairie d’Aubervilliers sollicite l’intervention de l’Association logement jeunes 93 (Alj 93). Fondée dans les années soixante, l’Alj 93 supervise plusieurs foyers dans le périmètre communal, qui constitue manifestement son principal espace d’action. De plus, l’association aide ponctuellement les élus locaux à gérer des situations de crise, telles que les « problématiques de squat » (le délégué de l’Alj, à son bureau, mai 2009) en trouvant, éventuellement avec le soutien d’autres associations locales, des hébergements provisoires. L’association se verra confier la « gestion locative » de deux dispositifs d’hébergement et d’insertion, à Aubervilliers et à Bagnolet. Dans les autres « villages », en particulier à Saint-Denis, l’association intervient comme médiateur. Il semble que cette décision du maître d’ouvrage est motivée par la connaissance que l’association a acquise au sein des « villages », en particulier à Aubervilliers.
Adoma, qui est une société d’économie mixte dont l’État est l’actionnaire majoritaire, est la dernière structure à intervenir auprès des migrants roms en situation précaire. À la différence des autres organisations impliquées dans la mise en place des « villages », l’ancienne Sonacotra, rebaptisée Adoma en 2007, constitue un « outil public de logement hors normes pour des publics spécifiques que les structures classiques ne prennent pas en charge », selon Marc Bernardot (2008a, p. 272). Sa mobilisation dans le cadre des « villages » est le fruit des initiatives des autorités préfectorales, d’après le sous-préfet, qui déclare à ce sujet :
Dans le cadre de la recapitalisation par l’État, dans le cadre des cinquante millions d’euros qu’elle a reçus du gouvernement, Adoma s’est vu taxée de deux villages pour les Roms à la demande du Préfet et à la mienne. Nous avons sollicité Madame Boutin, et Madame Boutin a donné des instructions pour que, sur les cinquante millions, il y ait de quoi faire les deux villages [ce qui représente environ 4,5 millions [12]]. (entretien personnel, mai 2009)
Cette mise à disposition est d’ailleurs peu étonnante car, depuis 2006, la société fait l’objet d’une « reprise en main » par le ministère de tutelle, à savoir le ministère de l’Intérieur, qui dirige la société par « contrats d’objectifs » (Bernardot, 2008a, p. 255).
Au bout du compte, les pouvoirs locaux sont donc parvenus à mobiliser les acteurs historiques de la lutte contre les bidonvilles. De même que la Fondation Abbé Pierre, le Pact Arim a participé à la mise en place des cités d’urgence et des cités de transit à partir des années 1950, prolongeant ainsi l’action de la ligue nationale contre les taudis fondée pendant l’entre-deux-guerres par les autorités politiques et religieuses (Kamoun, 2009). La société Adoma a, quant à elle, joué un rôle majeur dans l’éradication des bidonvilles selon Marc Bernardot (2008a). Dans quelle mesure l’expérience acquise a-t-elle influencé les modes actuels d’intervention ?
L’invention du « village ».
Les concepteurs du « village » que sont les acteurs institutionnels chargés d’intervenir dans les bidonvilles et les associations d’insertion par le logement vont imaginer un dispositif. Celui-ci s’inspire en particulier des expériences d’encadrement des migrants, car il met l’accent sur l’hébergement tout en en prévoyant des mesures d’intégration et de contrôle des publics visés.
Avec ses constructions modulaires regroupées sur un terrain préalablement aménagé et clôturé, la formule du « village » est des plus simples. Elle rappelle les « villages modulaires », expérimentés dès les années 1970 pour loger des travailleurs immigrés lors de la construction du complexe industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer (Bernardot, 2008b). Le procédé est très avantageux : l’aspect provisoire permettant « de construire sur des terrains qui éventuellement sont destinés à ne pas recevoir outre ce délai [5 à 10 ans] de l’habitat » (Almy et Rodriguez, 2002, p. 7), le recours aux procédés de construction rapide (pcr), qui limite à quelques mois la durée de l’installation, le respect des normes en vigueur, qui autorise les maîtres d’ouvrage à les présenter comme de « véritables logements » et non comme des « faux-logements » (p. 14).
Cependant, le « village » n’est pas qu’un dispositif spatial ou architectural. C’est aussi une institution au sens sociologique, c’est-à-dire un « ensemble plus ou moins coordonné de règles et de procédures qui gouverne les interactions et les comportements des acteurs et des organisations » (Lascoumes et Le Galès, 2005, p. 15). Les résidents du village bénéficient en effet d’un régime dérogatoire qui les distingue des autres Roms en situation irrégulière, car les procédures d’accès à l’emploi salarié sont simplifiées grâce à une circulaire préfectorale en date du 16 janvier 2009 instaurant un « dispositif expérimental d’instruction des demandes d’autorisation de travail tendant à la délivrance d’une carte de séjour pour les Roms des villages d’insertion de l’arrondissement de Saint-Denis ». Cette décision permet de raccourcir les délais d’instruction des dossiers d’autorisation de travail, en même temps qu’elle autorise les résidents à s’inscrire dans les entreprises d’insertion, qui sont, en principe, réservées aux personnes disposant des minima sociaux et par conséquent de papiers en règle. Ce traitement de faveur a une contrepartie, à savoir le respect de règles, visiblement inspirées de celles qui régissent les foyers et les résidences sociales [13]. Ils doivent s’inscrire dans le « projet social » défini par les institutions et par les associations. Ce projet comprend la scolarisation, les cours d’alphabétisation, des bilans santé et l’élaboration d’un projet professionnel. Le respect de l’autorité du gestionnaire est également requis. Ce dernier peut visiter les hébergements en tant que de besoin, confisquer le matériel non autorisé et, si nécessaire, déménager les familles sur le site. Les résidents doivent également avoir un usage adéquat des locaux. La remarque vaut tout particulièrement à Bagnolet, où le site d’hébergement et d’insertion a été conçu pour des célibataires. La cuisine et la lessive sont par exemple interdites dans les espaces privatifs. Les résidents doivent encore participer aux charges, en fonction de leurs revenus, avec un minimum de 50 euros par mois dans le cas de Bagnolet. Enfin, l’hébergement de personnes étrangères au dispositif et les visites sont strictement interdits à moins d’avoir fait l’objet d’une autorisation préalable par le gestionnaire du dispositif. Plutôt contraignantes, ces règles sont stipulées dans deux contrats signés par le gestionnaire, l’accompagnateur social et le bénéficiaire, ainsi que dans le règlement intérieur.
Finalement, ces procédures, qui sont visiblement calquées sur les documents régissant le fonctionnement des résidences sociales, déterminent les conduites des bénéficiaires de l’action publique. Selon cette perspective, les « villages » ne sont pas des « dispositifs neutres » (Lascoumes et Le Galès, 2005, p. 29), mais bien des instruments de pouvoir.
Le renforcement du contrôle territorial.
Les « villages » s’inscrivent dans le cadre d’une politique globale qui permet aux autorités locales d’affirmer leur autorité à l’intérieur de leurs territoires respectifs. De fait, la présence des migrants roms en situation précaire est fortement encadrée. Les familles admises font l’objet d’une sélection préalable lors d’« enquêtes sociales », réalisées par les services municipaux, à Aubervilliers, ou par le Pact Arim sur les autres sites. Ces enquêtes distinguent les futurs bénéficiaires de l’action publique, autrement dit les familles « intégrables », des autres, soit celles « qui n’ont pas vocation à rester en France », pour reprendre une expression en usage dans les institutions. Les nouveaux hôtes des pouvoirs locaux — environ une famille sur huit qui habitent le bidonville voué à la démolition — font l’objet d’une surveillance assidue. Clos par des palissades ou par des murs de béton préfabriqué, les « villages » sont gardés en permanence par des gardiens ou des vigiles dont le travail est facilité, la nuit, par un système d’éclairage prévu à cet effet. Selon les concepteurs des dispositifs institutionnels, cette surveillance a pour objectif d’éviter que des étrangers pénètrent dans le village sans autorisation. Le contrôle porte également sur l’accès au territoire et à ses ressources. L’intégration se fait de façon progressive : ce n’est qu’après avoir les preuves de leur intégrabilité que les anciens « intrus » au sein des territoires locaux pourront prétendre au « droit à la ville » (Lefebvre, 1974) [14].
Les autres, ceux qui restent perçus comme indésirables, doivent impérativement quitter les lieux. Le plus souvent sans titre de séjour, ceux qui n’ont pas eu droit au « village » se voient proposer une « aide au retour humanitaire » (arh). Instaurée par la circulaire du 7 décembre 2006, l’arh comporte deux volets : l’organisation matérielle du retour dans le pays d’origine et l’allocation d’une somme forfaitaire de 300 euros par adulte et de 100 euros par enfant. Proposée lors de la sélection des futurs résidents des « villages », éventuellement sous la contrainte ou sous la pression (Romeurope, 2008), l’arh peut toutefois intéresser les migrants qui y voient, pour certains d’entre eux, l’opportunité de voyager en Roumanie ou en Bulgarie tout en finançant leur retour en France grâce à l’aide accordée par l’État [15]. Parmi les candidats à l’arh, il faut compter principalement des Roms en situation précaire, selon les sources associatives. Le fait est confirmé par les sources officielles en ce qui concerne le bidonville de Saint-Ouen : près de 400 personnes ont accepté l’aide. Les évacuations de terrain permettent donc aux institutions de faire d’une pierre deux coups : d’un côté, elles aident l’administration à atteindre les objectifs nationaux en ce qui concerne l’éloignement des étrangers en situation irrégulière et, de l’autre, elles participent au règlement des problèmes locaux.
Enfin, les pouvoirs publics font table rase du bidonville. Les autorités n’ont vraisemblablement pas besoin de recourir à la force : les mesures d’éloignement, la mise en place du « village » et les propositions d’arh semblent suffisantes pour décourager les velléités de résistance comme l’indique ce membre du comité de soutien aux Roms de Saint-Ouen :
[Les pouvoirs publics] ont attendu deux-trois jours avant de casser les baraques. Ils attendaient les derniers départs avec l’Anaem [16]. Les autres, ils s’étaient barrés dans d’autres squats depuis longtemps. (entretien personnel, février 2009)
En attendant la réalisation des travaux, les pouvoirs publics prennent leurs dispositions pour qu’aucune occupation n’ait lieu. À Saint-Ouen par exemple, les terrains qui ont été évacués sont surveillés par une société privée de sécurité, alors que, à Bagnolet, la municipalité a choisi d’aménager un jardin ouvert à la place des broussailles qui dissimulaient les installations précaires. C’est ainsi que, dans la banlieue proche de Paris, l’espace est progressivement lissé, cloisonné et contrôlé, tandis que les opportunités de squat disparaissent peu à peu.
Au regard des analyses précédentes, les pouvoirs publics privilégient largement les techniques de contrôle spatial que sont le cantonnement, l’éloignement et, bien sûr, la tabula rasa. Sans doute cette caractéristique est-elle déterminée par la nature des problèmes publics que les autorités entendent résoudre : à problème spatial, réponse spatiale pourrait-on dire pour simplifier. Mais il faut également tenir compte du fait que la « territorialisation de l’hôte » est le « premier opérateur de l’hospitalité », comme l’a montré Anne Gotman (2004, p. 30). Le « village » ne fait pas exception. Il permet de signifier aux yeux de tous le tri des populations du bidonville et de déterminer les conduites des publics visés : le respect des procédures d’intégration, pour les uns, l’obligation de quitter les lieux et si possible le retour dans le pays d’origine, pour les autres. Aussi les pouvoirs locaux semblent-ils en train d’élaborer un régime d’hospitalité à l’intention des migrants roms sans ressources. Ce que confirme un des gestionnaires en déclarant, lors d’un entretien : « le village, c’est la porte d’entrée des Roms » (entretien personnel, avril 2009).
Les effets sociaux du « village ».
Les instruments d’action publique « produisent des effets spécifiques indépendants des objectifs poursuivis et qui structurent, selon leur logique propre, l’action publique », écrivent Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (2004, p. 29). Cette affirmation invite à voir ce qu’il en est dans le cas des « villages », tant du point de vue des populations concernées (les bénéficiaires et les exclus du dispositif) que de celui des institutions et de l’opinion publique.
La standardisation des interventions dans les « bidonvilles roms ».
Dès à présent, le « village » structure l’action publique en direction des Roms en situation précaire. En effet, les références au « village » sont assez nombreuses. Du fait des allusions fréquentes et répétées, le « village » fait sens pour ceux qui s’intéressent de près ou de loin aux interventions dans les « bidonvilles roms ». En peu de temps, le « village » s’est ainsi imposé parmi les lieux communs ou « motifs » [17] de l’actuelle politique du bidonville. C’est peut-être même un standard de l’action publique, car le dispositif fait des émules dans les villes de province comme en région parisienne.
Les modalités de diffusion des « villages » sont d’ailleurs révélatrices des nouveaux modes d’action publique, qui se caractérisent « par du bricolage, de l’enchevêtrement de réseaux, de l’aléatoire » (Lascoumes et Le Galès, 2004, p. 23). La circulation de l’information sur les nouveaux dispositifs d’hébergement et d’insertion est principalement le fait des personnes. Des préfets d’arrondissement et des élus de la région francilienne se sont ainsi rapprochés des responsables du projet « village » ou des services de l’État pour avoir des informations sur le fonctionnement des sites. Certains d’entre eux ont même tenu à visiter les « villages » de l’arrondissement de Saint-Denis. Les responsables du projet peuvent aussi se déplacer à la demande des pouvoirs locaux. C’est notamment le cas du coordinateur de l’Alj, qui jouit, de même que quelques militants associatifs de la région, de la légitimité de l’expert grâce à son expérience des « villages ». La place des individus dans la diffusion du dispositif est encore plus remarquable dans le cas de Béziers, où le projet d’implantation de deux « villages » en 2009 est porté par le représentant de l’État. Ancien préfet de la Seine-Saint-Denis, il a manifestement emporté le « village d’insertion de Roms » dans ses bagages.
L’absence de planification n’est cependant pas incompatible avec la mise au point de politiques globales. L’année 2010 est en effet marquée par le renforcement des politiques répressives à l’endroit des Roms roumains et bulgares sans ressources. Annoncée par voie de presse, cette évolution, qui est engagée au nom de la lutte contre la délinquance rom (cf. Cornevin, 2010 [18]), donne lieu à deux grands types de mesures : d’une part l’encadrement des mouvements migratoires grâce au fichage (relevé des empreintes digitales) des bénéficiaires de l’aide au retour humanitaire et aux accords franco-roumains en matière de coopération policière ; et, d’autre part, la simplification des procédures d’évacuation, ramenées à une simple décision administrative. Ces mesures s’inscrivent dans le cadre d’un « plan d’action spécifique » selon Le Figaro en date du 11 juin 2010 (Cornevin, 2010).
Au lendemain du deuxième Sommet européen pour l’inclusion des Roms, qui s’est tenu à Cordoue en avril 2010, des élus de la Seine-Saint-Denis se sont, de leur côté, mobilisés, en particulier pour réclamer la tenue d’une table-ronde régionale sur le « problème des bidonvilles » [19]. Si l’on ajoute à cela les mobilisations de soutien aux Roms [20] et les réactions de rejet que suscite la présence des Roms en situation précaire — il suffit de lire les commentaires des lecteurs dans la presse électronique pour s’en assurer —, la situation actuelle rappelle la fin des années 1960, où « la dénonciation du scandale des “bidonvilles” [avait débouché] sur la loi de 1970 concernant les logements insalubres », une « loi qui est à l’origine des “cités de transit” et des zup » (Noiriel, [1988] 2006, p. 124).
Si un tel scénario venait à se reproduire, les « villages » constitueraient probablement une pièce maîtresse des politiques en direction des « bidonvilles roms ». C’est d’ailleurs ce que semble préconiser Patrick Braouezec (Pc), député de la deuxième circonscription de la Seine-Saint-Denis, quand il déclare, dans une question au gouvernement :
Dans mon département de Seine-Saint-Denis, des expériences de prise en charge administrative adaptée à leur situation juridique débouchent sur des possibilités de logement et d’emploi, grâce à des villages d’insertion qui, sans être la panacée, contribuent au processus d’intégration.
Les « villages » semblent ainsi connaître la même évolution que les cités de transit dans la seconde moitié du 20e siècle : « expériences dispersées » et ponctuelles au départ (Tricart, 1977, p. 603), ces dernières ont fini par former une politique d’ensemble au bout de plusieurs années.
Les controverses autour du « village ».
Le dispositif est pourtant l’objet de nombreuses controverses. Celles-ci sont le fait des riverains, le plus souvent relayés par les élus locaux, qui s’opposent à la construction de « villages » à proximité de leur domicile, comme on peut l’apprendre à la lecture de la presse locale. La levée des obstacles administratifs liée à l’irrégularité du séjour et aux mesures transitoires est compliquée du fait des résistances des agents et des responsables des services des étrangers, peu favorables au traitement de faveur dont bénéficient les résidents des « villages » par rapport à d’autres étrangers en situation irrégulière. Il faut aussi considérer les remises en question de l’intérieur. Les bénéficiaires dénoncent la lenteur et la complexité des procédures d’accès à l’emploi, ainsi que l’impossibilité de recevoir et d’héberger des personnes à leur guise ; et les travailleurs sociaux soulignent tout à la fois la dureté des conditions de travail et les nombreuses contradictions du système « village ». Comment, par exemple, exiger une participation financière de la part des résidents alors qu’on sait qu’ils n’ont pas le droit de travailler ? À l’extérieur du « village », la principale organisation à s’exprimer sur le sujet est la « Voix des Rroms », laquelle condamne en bloc le dispositif prévu par les autorités locales.
Comme pour le bidonville un peu plus tôt, les débats sont propices à la circulation des idées et à la stabilisation des catégories. Le caractère « ethnique » du village (qui regroupe presque exclusivement des Roms) et le dispositif de surveillance focalisent l’attention des associations. Le « village » est ainsi assimilé par la « Voix des Rroms » à un « camp », ce qui pose problème aux porteurs du projet. En effet, depuis la seconde guerre mondiale, ce terme est mal connoté ; c’est un « mot malade » (Kotek et Rigoulot, cités in Bernardot, 2008b, p. 35), banni du vocabulaire de l’action publique. Depuis quelques temps, les discussions portent également sur les aspects techniques. Il s’agit de savoir si le « village » est un outil efficace en matière de protection et d’intégration.
L’heure est donc à l’évaluation. Associations et institutions y travaillent de concert quand il s’agit d’organisations impliquées dans le dispositif ou de façon indépendante. Le Comité d’aide médicale (Cam) [21] et la Fondation Abbé Pierre ont, par exemple, embauché en 2010 une stagiaire pour rassembler les informations disponibles sur les différentes expériences engagées auprès des migrants roms en situation précaire en Île-de-France. Bien entendu, l’évaluation constitue un temps fort de l’action publique. Dans le cas des « villages », elle peut être assimilée à une sorte de validation des décisions publiques, tant en ce qui concerne les objectifs (la priorité accordée à l’hébergement), la démarche (l’intégration sous tutelle) et le diagnostic (la mise en avant des problèmes liés à l’habitat). Elle participe aussi à la consécration des logiques formelles qui réduisent les processus d’intégration à une série d’indicateurs (logement, emploi, école, santé), à l’aune desquels sont jugées les performances des acteurs en charge du « village ». Pour ces différentes raisons, l’évaluation vient parachever la transformation des bricolages, initialement opérés par les acteurs locaux pour régler des problèmes locaux, en un véritable instrument d’action publique, avec son propre « système interprétatif » (Lascoumes et Le Galès, 2005, p. 33). En d’autres termes, ce n’est plus le bidonville, mais le « village » et ses procédures qui focalisent l’attention des acteurs officiels. En revanche, ces derniers occultent manifestement le sort de ceux qui n’ont pas eu droit au « village », c’est-à-dire la grande majorité des habitants du bidonville. Pourtant, le bidonville constituait bien la cible première des pouvoirs publics.
Le renforcement des processus de marginalisation.
Que sont donc devenus les exclus du « village » ? Certains sont restés dans la région, à moins qu’ils n’aient préféré gagner d’autres grandes villes, comme Nantes, où le nombre de Roms roumains en situation précaire semble en effet avoir augmenté avec la multiplication des expulsions de terrain en région parisienne à partir de 2007, selon les sources associatives. Les autres, c’est-à-dire ceux qui avaient accepté l’arh, sont nombreux à être revenus en France, où ils se sont à nouveau installés dans les marges urbaines.
Dans un cas comme dans l’autre, les expulsions ont évidemment des conséquences majeures sur la vie des individus et des groupes en situation précaire. L’instabilité est de rigueur, les familles se déplaçant d’un terrain à l’autre. Par exemple, les habitants de l’ancien bidonville de Saint-Ouen se sont éparpillés par petits groupes. L’un d’entre eux s’est posé quelques temps à Argenteuil, dans le Val-d’Oise, avant d’être à nouveau expulsé au printemps 2009. Les familles ont alors regagné le département de la Seine-Saint-Denis, où elles se sont installées soit sur un terrain en bordure d’autoroute pour certaines d’entre elles, soit sur un terrain privé pour les autres. Dans l’ensemble, cependant, la tendance est à l’installation toujours plus loin vers la périphérie de la région parisienne (Radenez et Rémion, 2007), sans doute parce que les opportunités de squat y sont plus nombreuses qu’en proche-couronne. L’éloignement par rapport aux anciens territoires économiques est toutefois une contrainte nouvelle pour les squatteurs, qui, de surcroît, sont exposés à de nouvelles menaces d’expulsion. En outre, chaque évacuation est source de traumatismes : la perte des biens, la détresse psychologique, l’interruption des suivis sanitaires et médicaux, pourtant primordiaux dans le cas de pathologies graves, ainsi que l’arrêt des parcours scolaires, ont été maintes fois rappelés par les associations humanitaires et par les collectifs de soutien. De plus, les familles doivent réviser leurs priorités après chaque déménagement. Une salariée du Cam déclare lors d’un entretien : « Il faut trouver de l’eau, des revenus, s’installer. La santé vient après. C’est une fois qu’ils se sont installés que la santé redevient quelque chose d’important. »
Bien que les informations manquent à ce sujet, il est probable que la situation soit propice à la pérennisation des pratiques déviantes. Les activités de rue et la délinquance représentent en effet les seules activités possibles dans un contexte d’exclusion. Howard S. Becker a bien montré les processus à l’œuvre dans la « carrière déviante » ([1963] 1985, p. 16) : la transgression, qui n’est pas forcément un acte volontaire au départ, l’étiquetage de l’auteur de la transgression comme déviant par la société dominante, la routinisation des pratiques illégitimes et l’entrée dans un « groupe déviant organisé » (p. 60) avec ses propres règles et ses propres valeurs. La dynamique a déjà été observée dans des groupes roms, non seulement en Italie (Conte, Rampini et Marcu, 2010), mais aussi en Tchéquie et en Hongrie, où elle a conduit à la formation d’un « sous-prolétariat » à partir des années 1990 (Ládanyi et Szelényi, 2006). Un scénario similaire serait-il en train de se jouer dans les villes françaises ?
Aujourd’hui, l’espace occupe une place majeure dans la politique des « bidonvilles roms ». Cette particularité peut être assimilée à une forme de « spatialisation de la question sociale » (Tissot et Poupeau, 2005) ou plutôt de réduction de la question sociale à sa dimension spatiale par les institutions. En effet, ces dernières paraissent laisser de côté les grands déterminants de la précarité, et par conséquent les rapports de domination, au profit d’une approche centrée sur l’habitat et sur le territoire. Mais l’importance accordée à l’espace n’est pas seulement liée à l’application d’un système d’interprétation forgé par les autorités. Dès le départ en effet, l’espace constitue l’une des données de base du problème des « bidonvilles ». Il existe donc une cohérence incontestable entre les conditions d’émergence du problème public en question, la lecture qu’en font les acteurs officiels et les réponses apportées par les pouvoirs publics.
Le problème, si l’on peut dire, c’est que le traitement spatial de l’exclusion sociale, en l’occurrence celui de la pauvreté étrangère, est peu opérant. En effet, les politiques d’expulsion des terrains et d’éloignement des personnes qui prévalent actuellement amplifient les processus de marginalisation, ce qui se traduit, au minimum, par l’« instabilisation » et par la précarisation des personnes et des groupes visés. En outre, les travaux sur les cités de transit, encore qualifiées d’« habitat assignatif » (Tricart, 1977, p. 605), ont montré les limites de ce genre de dispositif, ainsi que celles de l’assimilation sous tutelle. Le plus souvent, le traitement spécifique des populations dites « à problèmes » a davantage renforcé les processus de stigmatisation et de ségrégation socio-spatiale qu’il n’a favorisé l’intégration des publics concernés (Pétonnet, [1979] 1985).
Faut-il, dans ces conditions, songer à dé-spatialiser les politiques en direction des migrants roms en situation précaire ? Cela semble difficile, si l’on tient compte d’une part du rôle que joue la territorialisation des hôtes dans la construction des régimes d’hospitalité, et de la société d’accueil d’autre part, en particulier les institutions qui, le plus souvent, continuent de percevoir les migrants en question comme des étrangers « indésirables ». Changer de politique nécessite au préalable de changer de regard sur autrui. En ce qui concerne les Roms roumains et bulgares, les nombreuses allégations à leur endroit montrent qu’actuellement, la tendance est plutôt opposée.