Depuis des décennies, les sciences sociales questionnent l’énigme de la décision. Grâce à la théorie moderne des jeux, les économistes ont mis en évidence le fait que la rationalité individuelle peut conduire à des situations collectives insatisfaisantes. Le « dilemme du prisonnier » apporte, depuis la fin des années 1940, la preuve que l’on peut avoir « raison » au plus profond du « déraisonnable ». Les êtres humains semblent en fait mus par des forces qu’ils ne maîtrisent pas et paraissent parfois s’ingénier à jouer contre leurs propres intérêts. On est bien loin de l’idiot rationnel connu sous l’appellation d’homo œconomicus. Prenons un exemple : pourquoi un haut fonctionnaire français, gaulliste et de droite, accepterait-il de travailler — gratuitement ! — deux décennies durant pour les Soviétiques, risquant, s’il est démasqué, la prison et le déshonneur ? C’est à la découverte de ce destin singulier que nous convie Pierre Assouline dans son dernier livre.
Alger 1944. Louis Jacquinot, qui vient d’être nommé ministre de la Marine par le Général de Gaulle, recrute comme Chef de cabinet un certain Georges Pâques. Né en 1914, ancien élève de l’École normale supérieure, major de l’agrégation d’italien, ce dernier entame, en cette dernière année de la guerre, une carrière de haut fonctionnaire qui va le conduire dans divers ministères : Finances, Industrie, Marine marchande, Défense nationale…, carrière qui culminera en 1962 par sa nomination comme Chef adjoint du service de presse de l’OTAN. Mais le 12 août 1963, coup de théâtre : Georges Pâques est interpelé par trois inspecteurs de la DST en bas de son bureau, boulevard Lannes dans le XVIe arrondissement de Paris. Un officier du KGB passé à l’Ouest l’a dénoncé. Et il s’avère que l’ancien membre de la France Libre, le grand commis de l’État au-dessus de tout soupçon, le fonctionnaire impeccable, travaille depuis son séjour à Alger pour les services secrets soviétiques ! Il est même l’agent le plus important que le KGB ait réussi à infiltrer dans l’appareil d’État français.
Mais pourquoi Georges Pâques est-il donc devenu une taupe au service des Soviétiques ? On trahit son pays généralement pour des raisons liées à l’idéologie, à l’argent ou au sexe, trois motifs qui ne sont d’ailleurs pas exclusifs l’un de l’autre et auxquels on peut ajouter le chantage et l’idée (généralement très haute) que l’on se fait de soi-même. Les Américains regroupent ces motivations sous l’acronyme MICE pour money, ideology, constraint et ego. Dans le cas de Pâques, ce n’est ni à cause d’une femme ou d’un quelconque chantage sexuel — le style gay-friendly n’étant pas vraiment son genre — ni pour des questions d’argent ; l’enquête montrera que les sommes qu’il a perçues sont dérisoires et ne peuvent être considérées comme le mobile de son acte. Quant à l’idéologie, il est inutile d’en parler. Pâques est un intellectuel catholique de droite. « Le communisme, écrit Pierre Assouline, l’ennuyait, l’exposé idéologique l’accablait, son cortège d’attendus offusquait son humanisme, sa culture chrétienne » (p. 22). La raison de sa trahison est en fait à chercher dans son orgueil démesuré. Non pas un orgueil qui se manifestait par bouffées mais, au contraire, un « orgueil consubstantiel à sa nature profonde » (p. 140), un orgueil qui constituait le « terreau caché » (ibid.) de son existence. Dès 1944, son complexe de supériorité le saisit. Il s’estime supérieur à ses chefs, sous-utilisé par rapport à ses hautes compétences et déplore la médiocrité du personnel politique. Lors de son procès qui se tiendra en 1964, il expliquera qu’il croyait travailler pour la paix. Et lorsque le président du tribunal lui fera observer qu’il était dangereux pour la France qu’il communique aux Soviétiques un document sur la défense interalliée, il répondra sans hésiter : « Il me semblait plus dangereux de risquer une erreur d’interprétation entre nos deux pays que de ne rien faire » (p. 119). En donnant au KGB les plans de défense de Berlin-Ouest établis par l’OTAN en vue d’une éventuelle attaque soviétique, il aurait, selon lui, montré aux Russes que les Alliés ne bluffaient pas et ainsi « évité aux deux camps un cataclysme atomique… » (p. 224). À tout cela s’ajoute une bonne dose d’américanophobie dont l’origine remonte à son séjour en Afrique du Nord à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
C’est à ce personnage si différent de James Bond — qui n’arrivait pas à se servir du minuscule appareil photo Minox fourni par les Soviétiques ! — que Pierre Assouline consacre donc son dernier livre. Il nous emmène dans son enquête, débutée au milieu des années 1980, sur les traces de ce personnage si singulier par sa grisaille même « qui avait cédé à la tentation de vivre dans l’angle mort du monde » (p. 21).
Deux temps alternent en permanence dans le corps du récit : le présent et le passé. Le temps du présent, c’est celui avec lequel Pierre Assouline raconte ses propres tribulations pour reconstituer l’itinéraire de ce personnage à la silhouette pompidolienne et qui semble échappé d’un dessin de Sempé ; tribulations qui le mèneront de l’appartement parisien de Georges Pâques jusqu’à une datcha des environs de Moscou où nous ferons connaissance avec celui qui fut son agent traitant. Le passé, c’est le temps de la narration de la vie de notre (anti-)héros, de son ascension à sa chute.
On l’aura compris, Pierre Assouline nous livre ici un « roman vrai » : la plupart des personnages y sont authentiques, les faits avérés et les situations historiquement vérifiées. « La fiction prend le relais de la biographie quand l’exactitude ne suffit plus à la manifestation de la vérité » (p. 58), elle révèle alors la vérité d’une situation. Pierre Assouline s’inspire de Michelet qui, dans son Journal, « enjoint de faire parler les silences quand on ne sait pas au juste ce qui s’est passé » (p. 154).
Ce qui nous est donc donné à lire, c’est une méditation sur l’énigme d’un homme doté d’une intelligence plus formée à la spéculation pure qu’à la compréhension du monde. L’auteur nous fait notamment saisir la dimension spirituelle de la décision de Pâques de travailler pour les Soviétiques. Une dimension qu’il partage d’ailleurs avec Alexandre Grossouvsky, son officier traitant, doté d’une foi orthodoxe inébranlable qu’il a dû, en tant que membre du KGB, cacher durant de longues années. « Le catholique français et le Russe orthodoxe parlaient la même langue, qui n’était ni le français ni le russe. Une langue sacrée qui a partie liée avec l’invisible » (p. 125).
Une question d’orgueil est également un plaidoyer pour la littérature, cette forme d’art qui permet de comprendre tant de choses sur soi-même. Car il ne s’agit pas d’un roman de « genre » :
Le roman d’espionnage selon mon goût, explique en effet Pierre Assouline, n’existe pas. C’est un microcosme du monde : il englobe tous les mobiles. On peut espionner par amour, haine, cupidité, idéologie, ressentiment, patriotisme, déception, plaisir, parce que le quotidien est ennuyeux ou parce qu’on se sent supérieur. Mais, dans tous les cas, c’est de la vie qu’il s’agit. La vie et rien d’autre. Le monde du Renseignement n’est qu’un décor particulier pour la mise en scène de sentiments et de pulsions qui se trouvent déjà dans la Bible et dans Shakespeare. (p. 119)
Et de poursuive en soulignant qu’un « grand roman d’espionnage est l’œuvre d’un grand romancier tout court » (p. 119). Pierre Assouline rend hommage à John Le Carré et à Graham Greene. Il explique que si le premier l’a amené à cet univers du secret, la complexité de ses intrigues a fini par l’en éloigner mais la découverte de l’œuvre du second l’y a ramené. Pour Assouline « Greene demeure le patron » (p. 119) en raison de la complexité intérieure des personnages sublimée par une construction transparente. Il est vrai que l’espionnage constitue un thème de prédilection, un prisme majeur à partir duquel explorer la condition humaine. Une exploration à laquelle se sont livrés de nombreux écrivains de premier plan, de Somerset Maugham (2005) à William Boyd (2007, 2012) en passant par exemple par Joseph Conrad (1995), John Banville (2001), Henri Porter (2004), David Ignacius (2011), Percy Kemp (2002)… et bien d’autres encore.
Pierre Assouline nous raconte une quête qui manifestement le touche profondément — « l’histoire d’une biographie qui se fait sur un homme qui se défait » (p. 29) — à laquelle le lecteur se sent associé. « Par moments, je ne sais plus qui je suis au juste écrit Assouline […]. Aujourd’hui je ne suis sûr que d’une chose : cet homme qui se défait au cœur de ce roman, ce n’est peut-être pas lui. Enfin, pas seulement lui » (p. 267).