La croissance d’une « petite ville mondiale ».
Genève [1] constitue un cas à part parmi les villes mondiales, ces centres directionnels des systèmes productifs et politiques du Monde : avec moins de 200 000 habitants pour la commune de Genève et à peine un million pour l’agglomération dans son ensemble — qui inclut une partie du canton de Vaud et des départements français de l’Ain et de la Haute-Savoie (Figure A-1) — Genève a un poids démographique limité et une faible densité d’habitants si on la compare à ses homologues [2]. En cela, la situation genevoise se révèle représentative d’une structure urbaine suisse restée très décentralisée jusqu’à la fin du 20e siècle, partiellement remise en cause depuis les années 1970 (Schmid 2006).
En dépit de cela, le débat public tend, depuis quelques années, à se focaliser sur une série de problèmes imputés à une augmentation de la population présentée par plusieurs médias et partis politiques comme incontrôlée/incontrôlable et néfaste. De fait, avec une croissance démographique de plus de 1,3 % par an dans l’agglomération et d’environ 0,8 % dans le seul canton de Genève, la ville fait face à un double phénomène de densification et d’étalement, soutenu par un solde migratoire élevé et accentué par les fortes dissymétries entre des communes centrales concentrant l’essentiel de l’emploi, surtout tertiaire, et des communes périphériques, en premier lieu françaises, accueillant des pendulaires — les « frontaliers ».
Le propos de cet article n’est pas de nier la réalité de cette évolution mais, si l’on admet le postulat selon lequel l’urbanité se définit d’abord par la densité de population (Wirth 1938, Lévy 1999), envisager la croissance genevoise sous ce seul aspect et en posant qu’il constitue a priori un problème s’apparente à reprocher à la ville d’être ville. Travailler sur les populations étrangères [3] résidant à Genève et leur distribution dans l’espace urbain, permet d’approcher le problème de biais et d’interroger l’espace urbain, son aménagement et sa gouvernance autrement que sous le seul prisme de la densité.
Il ne peut être question, en quelques paragraphes, de couvrir la totalité des enjeux découlant de la croissance démographique et économique de Genève depuis une vingtaine d’années — le logement, l’éducation, les mobilités ou la gouvernance métropolitaine, pour ne citer que quelques thèmes, font partie des sujets en cours d’investigation par l’étude rapidement présentée en note. L’objectif poursuivi ici se limite donc à enrichir la réflexion sur Genève et plus largement sur les villes mondiales d’éléments empiriques soulignant la complexité des enjeux méritant d’être débattus.
Éléments de contexte : diversité nationale et urbanité.
La double carte proposée ne peut se comprendre vraiment sans rappeler quelques éléments du contexte genevois et suisse. Premièrement, comme dans les autres métropoles suisses — Bâle et Zurich —, la quantité d’étrangers et la diversité des nationalités représentées sont considérablement élevées à Genève. Le solde migratoire international qui, dans les communes centrales, approche ou dépasse une moyenne de 1 % par an entre 2000 et 2010, démontre par l’exemple le statut de porte d’entrée des migrations internationales des grandes agglomérations (Da Cunha 2005).
Deuxièmement, et là encore le même phénomène s’observe dans les autres espaces métropolitains, le niveau de diversité suit grossièrement un gradient de centralité : à mesure qu’on s’éloigne de la commune de Genève, qui concentre avec ses voisines la majeure partie des emplois et de la croissance de l’agglomération, la diversité diminue. Dans les espaces périurbains, plusieurs communes — par exemple Avully [4] — présentent même un profil comparable à celui de nombreuses communes périurbaines et rurales suisses.
Enfin, l’agglomération genevoise tend à se démarquer du reste du pays par, en plus d’une proportion d’étrangers encore plus forte qu’ailleurs — 40 % pour l’ensemble du canton —, une diversité record, liée à un faisceau de facteurs favorables. Le statut d’agglomération transfrontalière — dont jouit aussi Bâle mais pas Zurich —, ajoute au phénomène métropolitain une immigration à la fois française et via la France voisine. Plus important, la présence des institutions internationales accentue la diversité, ce que confirment les sommets atteints par les communes accueillant l’essentiel des Organisations internationales et des représentations diplomatiques et par leurs voisines — notamment Pregny-Chambésy, Le Grand-Saconnex, Bellevue et Versoix.
Deux populations pour deux espaces.
On observe cependant sur les cartes que les deux groupes retenus ne suivent que partiellement ce schéma d’ensemble, soulignant leurs spécificités respectives. Il apparaît notamment que, tandis que la répartition des effectifs portugais (en valeur absolue) tend à suivre la géographie du peuplement du canton, les Anglo-saxons suivent au contraire une logique indépendante. Surtout, si l’on retient les pourcentages rapportés à la population totale, à chacune des deux populations correspond un schéma propre — avec entre elles une corrélation inverse notable (r = -0.50). Enfin, la dispersion des valeurs est dans les deux cas très élevée, témoignant d’une forte hétérogénéité spatiale.
Du côté anglo-saxon, deux logiques sont à l’œuvre. On trouve tout d’abord les proportions les plus élevées dans les communes de la rive droite — et, dans une moindre mesure, Genève elle-même —, où se concentrent également l’activité diplomatique et, plus largement, le tertiaire supérieur, importants pourvoyeurs d’emplois pour les migrants britanniques et nord-américains [5]. Par ailleurs, les communes résidentielles et huppées de l’autre rive, comme Cologny et Collonge-Bellerive, et celles du périurbain aisé, comme Laconnex et Cartigny, accueillent également d’importants contingents anglo-saxons, fait d’autant plus remarquable que les proportions d’étrangers y sont le plus souvent faibles, rapportées au canton.
En d’autres termes, les Anglo-saxons ne constituent, à Bellevue ou Pregny-Chambésy, qu’une composante parmi d’autres d’une remarquable diversité de nationalités, même quand ils représentent, comme dans la deuxième citée, une part considérable — un cinquième — de la population étrangère. Sur la rive gauche, ils se mélangent au contraire à une population plutôt plus homogène nationalement et sociologiquement, où les étrangers proviennent avant tout de l’Union européenne, France en tête, et où le revenu moyen élevé, la cherté des loyers et la dominante de maisons individuelles apparaissent comme les principaux facteurs de concentration d’une population étrangère aisée.
C’est notamment sur ce point que les logiques anglo-saxonne et portugaise divergent. En effet, la part de Portugais dans la population se révèle, à rebours de ce qui précède, corrélée à la proportion d’étrangers (r = 0,50), plus encore à la densité de population (r = 0,66) et, surtout, inversement corrélée au revenu moyen (r = -0,72). De fait, c’est dans les communes les plus bourgeoises des espaces périurbains et plus encore dans les communes huppées de la rive gauche que l’on relève les plus faibles pourcentages de Portugais. Inversement, les communes suburbaines populaires de l’Ouest de la ville affichent les scores les plus élevés, atteignant plus de 13 % à Vernier et approchant ou dépassant 10 % à Meyrin, Onex ou Lancy.
La gentrification, mais encore ?
Il apparaît donc nettement que les deux groupes étudiés n’ont pas la même ville, que les espaces qu’ils s’approprient par leurs choix résidentiels — et les contraintes pesant dessus — sont largement dissociés. Ce que confirme l’évolution des dix dernières années, qui témoigne d’une franche opposition entre les trajectoires collectives des deux populations : l’une et l’autre ont, entre 2000 et 2010, renforcé leurs positions respectives, les Anglo-Saxons s’appropriant progressivement l’hyper-centre et la banlieue aisée. De quoi alimenter l’hypothèse d’une gentrification — au sens extensif d’élitisation (social upgrading) des secteurs urbains centraux — de Genève, confirmant les conclusions des rares travaux sur le sujet menés en Suisse. Ceux-ci font état d’une « gentrification émergente », corollaire d’un progressif changement de statut des centres urbains, auparavant peu prisés par les classes moyennes supérieures (Rérat et al. 2008).
Cette première lecture ne suffit toutefois pas et on aurait probablement tort de réduire le problème à sa composante socioéconomique. La déconnexion entre les deux groupes étudiés, que les cartes mettent en évidence, soulève aussi et surtout une question-clé, commune aux villes mondiales, en tant qu’elles sont « mondialisantes » mais aussi « mondialisées » (Dumont 2008) : les manifestations dans l’espace urbain d’une mondialisation génératrice d’inégalités croissantes et d’une tendance à la segmentation spatiale, susceptibles de saper les fondements de l’urbanité, sont-elles inéluctables ?
Posons que l’« avantage métropolitain » ne se limite pas à la concentration d’activités de commandement et de services aux entreprises, mais tient au moins autant à la diversité des secteurs d’activités présents — les externalités d’urbanisation identifiées par Jane Jacobs (1969) — et même, plus largement, à la coprésence et surtout la mise en relation d’agents aux compétences, fonctions, cultures et histoires diverses (Halbert 2010). Dès lors, la croissance démographique — qui mérite aussi, bien sûr, d’être débattue publiquement — pourrait bien être l’arbre qui cache la forêt de multiples décisions d’acteurs — promoteurs, propriétaires fonciers, élus municipaux et cantonaux, entreprises multinationales, parmi d’autres — à l’origine d’une déconnexion entre des catégories de population dont l’interaction conditionne pourtant la réussite genevoise.
À se tromper d’externalités négatives, ne voyant que celles de la densification et pas celles de la segmentation socio-spatiale, on aurait tôt fait d’aggraver le mal au lieu d’y remédier, en faisant porter aux premières la responsabilité de phénomènes tout autant imputables aux secondes — par ailleurs évoquées, mais le plus souvent à un niveau théorique et peu documenté, dans les travaux fondateurs sur les villes mondiales (Friedman 1986, Sassen 1991). Le risque semble d’autant plus sérieux dans un pays où les sciences sociales en général et les études urbaines en particulier ont longtemps été marquées par la méfiance des chercheurs autant que des aménageurs à l’égard de la (grande) ville (Schmid 2006, Salomon Cavin et Woeffray 2010).
Cette conclusion peut être élargie au niveau théorique et la carte au centre de ce texte se veut, modestement, un élément parmi de nombreux autres mobilisables pour appréhender les villes mondiales dans leur complexité. En effet, face à l’économisme qui prévaut dans ce domaine de recherche (Ghorra-Gobin 2007, Lévy 2008) et voudrait réduire les villes mondiales à des produits de la division mondiale du travail héritée des années 1970, seule la multiplication de données non strictement économiques permettra d’établir que l’urbanisation et la mondialisation ne se réduisent pas à des rapports de production.