1. Ensemble des réalités * extérieures à un système *, notamment un système social, conditionnant son existence et interagissant avec lui. Spécialement, les réalités biophysiques comme environnement des sociétés *.
Le terme environnement a un sens évolutif qui s’est construit par strates intellectuelles, selon un parcours sémantique compliqué. Précédé d’un article défini ou partitif au singulier, l’« environnement » tend à désigner le monde biophysique transformé par l’homme. Au XIIIe siècle, environnement signifie simplement contour, puis à partir du XIVe siècle, action d’environner, en conformité avec l’étymologie du terme issue de l’ancien français viron : tour, rond, cercle. Ce sens initial est vivace et on lui doit l’idée que l’environnement est la périphérie d’un centre , ce centre pouvant être une société , un individu , un être vivant , un système . Le schéma centrepériphérie qui sous- tend le concept d’environnement n’est pas sans incidence sur la position marginale que lui accorderont les sciences sociales.
Le sens moderne du terme est issu de l’univers culturel anglo- saxon. Il semble que les géographes du XIXe siècle aient largement contribué à son avènement. Le mot est introduit en France par Vidal de La Blache en 1912 et d’abord utilisé en géographie humaine. Pour Vidal, l’environnement est moins ce qui entoure que ce qui inclut : « Mais si l’on réfléchit à tout ce qu’implique le mot de milieu ou d’« environnement » selon l’expression anglaise, à tous les fils insoupçonnés dont est tissée la trame qui nous enlace, quel organisme vivant pourrait s’y soustraire ? » (Vidal de La Blache, 1995, p. 33). Cet infléchissement de sens est conforme à ce que met alors en évidence l’écologie scientifique naissante. Le terme milieu, sémantiquement très proche, reste cependant beaucoup plus usité dans la géographie française que celui d’environnement.
Il faut attendre la première conférence des Nations Unies sur l’Environnement, tenue à Stockholm en 1972, pour que le terme se diffuse en acquérant une connotation écologiste, qui renvoie à l’impact négatif des activités humaines sur les réalités biophysiques. C’est donc le regard de l’écologie, en tant que démarche d’abord scientifique puis politique, qui va faire évoluer le sens du mot à deux reprises et à un siècle d’intervalle. Cette dernière strate de sens permet de spécifier le concept d’environnement et de le distinguer de celui de milieu, ce qui facilite son adoption en France. Le langage courant s’en empare, mais le monde scientifique lui reproche dans un premier temps son caractère flou, anglosaxon et politisé.
Dans son acception contemporaine, l’environnement a des dimensions variables, qui vont du globe au voisinage. C’est un concept sans échelle, « sans frontière » – contrairement à celui d’écosystème –, sans limite, ce qui rend sa définition malaisée. Son ambiguïté résulte également de la variabilité des usages du terme, qui oscillent entre une représentation hypostasiée faisant de l’environnement une réalité extérieure à l’homme, et un sens relationnel qui le représente plus justement comme environnement perçu, respiré, ingéré, représenté ou imaginé. Les sciences sociales tentent de circonscrire le concept, en lui accolant une panoplie de qualificatifs : on distingue alors l’environnement naturel, industriel, rural, urbain, virtuel, physique, social, familial, mental, culturel, technique, artistique,…
La prédominance de la signification écologique du terme réapparaît toutefois dans les différentes branches d’études spécialisées qui ont pour objet l’environnement. Se constituent ainsi une histoire de l’environnement, une géographie, une sociologie, une philosophie, une psychologie et une économie de l’environnement, à côté du droit et de la médecine de l’environnement. Ces spécialisations traduisent l’essor de la problématique environnementale plutôt qu’un effet de mode car, dans le monde universitaire, l’environnement jouit encore d’un statut mal assuré, impliquant une approche interdisciplinaire et des décloisonnements qui restent difficiles à mettre en oeuvre. Bien que l’on doive à la géographie l’introduction du mot « environnement » en France, la version française de la discipline a éprouvé ensuite beaucoup de réticences à le traiter dans son sens contemporain, au contraire de la géographie anglophone, plus sensible à ce thème. L’environnement est souvent abordé à travers le prisme d’une panoplie restreinte de concepts qui abordent la nature de manière instrumentale, en la thématisant et en la fragmentant : ressources, contraintes, aléas, risques naturels. Dans le même temps, les problèmes environnementaux démultiplient les questions adressées à la géographie et à l’aménagement. La démarche utilitariste se révèle insuffisante pour appréhender, par exemple les questions du changement climatique, des risques anthropiques ou des inégalités écologiques, questions qui ne peuvent faire l’économie d’une réflexion globale sur les modes d’organisation de l’espace. Dans son hypostase du discours qui conduit à une déréalisation du monde social, la posture postmoderne tend à balayer aussi l’objet environnemental. Les approches des sciences sociales deviennent en revanche stimulantes lorsque, comme dans la démarche d’Ulrich Beck par exemple, elles intègrent les lectures sociétales des réalités biophysiques dans les théories du social et du politique. C’est là l’amorce d’un nouveau paysage conceptuel de l’environnement.
Cyria Emelianoff.
2. Parmi les réalités sociales, un environnement est un englobant sur lequel l’englobé a prise. Il se différencie de deux autres composantes fondamentales du monde social : l’acteur* et l’objet*.
Dans le paysage conceptuel actuel, la notion d’environnement se justifie par élimination : si l’on identifie la performance propre des acteurs et des objets, on constate qu’il manque quelque chose. À la différence des plantes et même des animaux, le monde social n’est pas fait que d’interactions. Il est aussi constitué de cadres relativement stables dans lesquels les interactions prennent place. La notion d’environnement s’applique à une grande diversité de réalités. L’espace, l’environnement naturel, la famille, un cadre de travail, peuvent être abordés comme des environnements. Une société est, typiquement, un environnement qui inclut et fédère d’autres environnements, mais une entreprise ou le corps humain le sont aussi.
Même les organisations aux compétences réduites que nous observons dans les sociétés d’individus, comme des groupes choisis à visée thématique (associations, groupes de projet) peuvent être lus comme des environnements, car ils possèdent une capacité à créer un arrière-plan stable et puissant qui interagit avec les réalités qu’il inclut. Pour comprendre l’apport spécifique de la notion, on peut prendre appui sur l’opposition suggérée par René Thom entre saillance et prégnance : les environnements sont prégnants, enrobants, enveloppants tandis que les acteurs et les objets sont saillants, proéminents, isolables. Les environnements sont ce qui ne peut pas entrer dans les visions du monde dualistes : ils traduisent le fait que l’on ne peut penser les mondes humains indépendamment de ce qui les environne. Ce n’est pas un complément facultatif de la théorie du social, mais une de ses composantes essentielles.
La notion d’environnement permet de trouver un point d’équilibre entre le mouvant, le devenir et le préexistant, le préalable. Le terme « environnement » est préférable à la fois à « milieu », du moins dans son sens biologique habituel ou dans son sens métaphorique, pour lequel les marges de manœuvre sont entièrement prédéfinies par le cadre imposé dans lequel il évolue en sorte que l’individu et n’a pas prise sur lui. C’est pourquoi l’extension proposée par Augustin Berque du mot « milieu » aux mondes sociaux apparaît stimulante mais discutable. Pour rendre compte d’une situation interactive de l’englobant avec l’englobé, « environnement » est également plus pertinent que « contexte », qui conserve de son origine linguistique l’insensibilité à ce qui se passe en lui : on ne peut pas changer un contexte, on peut changer un environnement.
Avec la notion d’environnement, les conditions de possibilités de l’action doivent être écartées à la fois du « déterminisme » qui hypostasie ces conditions et de l’abstraction qui fait comme si l’action se manifestait offshore, hors sol. L’environnement définit un monde qui n’impose pas aux humains une « condition » métaphysique indépassable, mais un monde dont la plasticité a des limites, qui peuvent être de diverses natures. L’environnement est désagréable parce qu’il assume que le je, individuel ou collectif, ne peux pas tout, mais pas rien non plus. On peut être broyé par un environnement, mais on peut aussi détruire un environnement. En excluant du même mouvement la peu crédible souveraineté du Sujet et la transcendante structure, il place le niveau de liberté, c’est- à dire de responsabilité à son maximum.
Concrètement, la relation acteur/environnement est caractérisée par une circularité de trois types d’actions, ayant chacune leur spécificité : I. c’est la société dans son ensemble qui modèle les environnements, II. qui à leur tour influent sur l’émergence et la nature des acteurs, III. ceux- ci pouvant eux- mêmes les modifier directement ou en rétroagissant via le politique. Cette relation est différenciée entre les deux termes : l’acteur n’a pas les mêmes rapports avec l’environnement que l’environnement avec lui. Cependant, elle peut être considérée comme symétrique : chacune des réalités possède un pouvoir limité sur l’autre. Cette approche s’appuie sur des travaux comme ceux de Peter Berger et Thomas Luckmann, d’Antony Giddens ou de Margaret Archer, qui, à contre- courant tant de l’individualisme méthodologique et du structuralisme, ont exploré une démarche plus dialogique. Les relations entre acteurs et environnements admettent différents points d’équilibre. L’individu peut être fortement soumis à un « milieu » (nature hostile, contexte social défavorable,…) auquel cas il a besoin du politique pour le protéger et le renforcer. Il peut aussi s’accommoder de l’environnement pour mener à bien ses projets (« prise ») ou même en faire une ressource, en s’appuyant plus ou moins sur la médiation des institutions. Enfin, il peut se muer en acteur directement politique et intervenir par les politiques publiques qu’il influence ou conçoit pour transformer son environnement.
Dans cette approche, la complexité des rétroactions n’est possible que parce que chaque individu et, plus généralement, chaque acteur possède une autonomie suffisante pour déployer son intentionnalité en tenant compte de l’état de l’environnement existant et en lui imprimant des modifications. Celles- ci seront d’importance variable selon que l’individu agit pour son propre compte ou dans le cadre d’un projet qui a à voir avec la société dans son ensemble.
On peut aussi imaginer des types d’environnement qui mettent en jeu une ou plusieurs communautés se partageant, par exemple, un espace. Il n’existe pas alors de pouvoir politique trans- mais seulement intercommunautaire. On ne se situe plus dans le même type de rétroactions que dans une société d’individus. Les interactions seront de type géopolitique et non politique, la recherche de compromis se déroulant dans un jeu à somme nulle. Du coup, les interactions possibles se trouvent réduites à un petit nombre de cas : contrôle exclusif, partition, collaboration, conflit. Si, en revanche, il existe un pouvoir politique suffisamment fort pour faire plus qu’équilibrer l’allégeance des individus à leur(s) communauté(s), on se retrouvera rapidement dans la situation où l’environnement, coproduit par les acteurs et la société, constitue lui- même un élément actif.
Un environnement est un actant activé par des acteurs multiples, qui ne sont pas forcément inclus dans cet environnement. Les objets ou les institutions qui en sont partie prenante peuvent aussi exercer sur lui une influence à distance temporelle. Ainsi une Église (institution) ou une tradition religieuse (objet) opèrent- elles même si les forces qui leur ont donné naissance peinent à se reproduire. Une trop grande force des acteurs peut détruire les environnements, une trop grande force des environnements peut écraser les acteurs. « Le langage est la maison de l’être », a dit Martin Heidegger et ce n’est pas trahir son idée que de dire que l’outil linguistique, et indissociablement la culture qui passe par lui, constituent un environnement.
Lorsque les environnements ont une dominante naturelle, la complication augmente du fait que les acteurs (humains) y sont périphériques et ne peuvent pas dialoguer avec la multitude d’actants non humains, qui ne forment un environnement que pour autant que les sociétés les traitent comme tels. Derrière les environnements naturels, il y a quelque chose d’autre qui est le monde biologique et physique et qui a ses logiques propres, qui peut très bien exister sans être un environnement pour les humains. Traiter de la nature (en fait des natures) comme des environnements, c’est insister sur l’acte (la trajection, dirait Augustin Berque) d’intégration aux problématiques des humains d’un ensemble de réalités qui, sans cela, serait d’une tout autre substance : la nature est l’acte par lequel les humains en société transforment les mondes bio- physiques en environnements de leur existence. Dans cette perspective, Berque a retravaillé la différence proposée par Jakob von Uexküll entre Umgebung et Umwelt, le premier étant davantage un milieu objectif et le second exprimant la complexité de la relation entre le monde de l’actant (même si c’est un animal aux moyens très frustes) et son environnement. Au- delà de sa banalité apparente, la notion d’environnement se révèle un outil utile pour aborder les situations dans lesquelles la relation englobant/englobé ne peut se réduire à une détermination simple. Ainsi, la nature nous environne, au moins, de deux façons, la Nature et le corps. Le « milieu naturel » a été valorisé par une tradition venant des Grecs, avec la « théorie des climats » et le « déterminisme », qui, avec le moment lamarckien, s’est dégradé en un systémisme mou, appelé « possibilisme » dans la proto- géographie de Paul Vidal de La Blache. Il y a eu comme une guerre épistémologique des enveloppes : il fallait choisir son camp au sein du naturalisme. Soit on était raciste, soit on était « déterministe ». Le travail stimulant de Jared Diamond sur l’origine des inégalités se situe clairement dans cette opposition, en prenant le parti de l’explication d’un grand nombre de disparités, anciennes ou plus récentes, entre sociétés par la configuration des continents et des océans et les conséquences sur le monde vivant qui en découlent.
Le catholicisme, religion rurale et confessionnelle, était (et reste) obsédé par les corps et a, pour mieux les dominer, inventé les plaisirs de la frustration et du péché, tandis que le protestantisme, plus urbain et qui joue sur l’auto- contrôle, a laissé la bride sur le coup aux corps et a plutôt cherché à tenir les pécheurs par une sacralisation d’une Nature extra- corporelle. Dans l’Europe de l’après guerre de Trente Ans, il y a donc eu une commensurabilité, une alternative. Si vous étiez contre les libertés sexuelles, vous pouviez être laxiste sur les plantes et les animaux. Le fait nouveau est que la conscience écologique contemporaine réunit les deux aspects dans chacun de ses courants, post- matérialiste et néo- naturaliste.
Les deux natures de l’humanité sont donc reliées par plus d’un fil. La caractérisation du corps comme environnement permet de les rendre plus comparables. Martin Heidegger a montré que si l’on accepte la notion d’Être, celui- ci ne se limite pas au corps mais s’étend partout où il y a du sens. Inversement, dit- il (2009 [1964], p. 25), le corps n’est qu’un environnement, ce qui relativise sa relation avec le moi. « [L’homme] n’a pas un corps (Körper) et n’est pas un corps mais vit son corps (Leib) ». Les figures spatiales du corps méritent une attention particulière : c’est un environnement portatif, qui ne se trouve donc pas limité à un emboîtement de proximités, mais tutoie toutes les échelles. La notion d’environnement se révèle cardinale pour la géographie car le couple environnement/ acteur est homologue au couple espace/spatialité. Le mélange de puissance et de fragilité que recèlent les environnements dans une société d’acteurs ouvre logiquement sur le débat autour du concept d’habiter.
Jacques Lévy.