« Qu’est leur intelligence que pensée viscérale ? Ils se fient aux chanteurs populaires et prennent pour maître la multitude, ne sachant pas que les nombreux sont mauvais, et que peu sont bons. » Cet aphorisme d’Héraclite sonne comme un écho surprenant au penseur qu’est pleinement Noam Chomsky. Professeur au Massachusetts Institute of Technology, connu tant pour avoir transformé la linguistique de la seconde moitié du 20e siècle que pour son engagement politique caustique, parfois même controversé. S’il est des figures flamboyantes de la vie intellectuelle de notre temps, Chomsky en est immanquablement une. Cependant, par-delà la représentation que l’on se fait d’un tel personnage, son importance doit être replacée au sein des défis actuels, et en ce qui concerne le présent papier, dans ceux de la linguistique, de la philosophie du langage et plus généralement ceux de l’étude des milieux humains. Sur la nature et le langage, initialement publié aux Presses universitaires de Cambridge sous le titre On Nature and Language, débute par deux conférences données par Chomsky en Italie en 1999. La première, prononcée à Pise et intitulée « Perspectives sur le langage et l’esprit » montre, comme rappelé dans l’avant-propos du livre, combien la linguistique actuelle et les sciences cognitives sont redevables du rationalisme des 17e et 18e siècles et notamment de la révolution galiléenne. La seconde conférence, « Le langage et le cerveau », donnée à Sienne, est centrée sur l’étude des relations entre les sciences du langage et celles du cerveau. Ces deux conférences sont suivies d’un entretien entre Noam Chomsky et les éditeurs, Adriana Belletti et Luigi Rizzi, interrogeant principalement le programme minimaliste. Le livre se clôt sur ce qui était, dans la version américaine de l’ouvrage, un chapitre introductif rédigé par les éditeurs eux-mêmes, venant éclaircir certains concepts évoqués par Chomsky dans les textes réunis par cet ouvrage. L’ensemble est traduit par Valérie Aucouturier, docteure en philosophie de l’Université Paris 1 et de l’Université du Kent (Royaume-Uni), qui doit être remerciée pour cette traduction, tant sont nombreux les ouvrages qui restent non traduits et donc non accessibles au grand public.
Si cette recension s’écrit sous vos yeux, c’est qu’elle est le fruit d’un contexte, d’un milieu permettant sa genèse. À la fin du 20e siècle, Chomsky et sa pensée donnent lieu à divers écrits et manifestations académiques, dont ceux regroupés dans la version anglophone du présent livre. Ce dernier est ensuite lu et traduit en français. Sa conception advient ainsi après bien des étapes. Naissant d’un milieu complexe, il sera ici critiqué sur deux aspects : appuyant ses réflexions sur un biologisme excessif, Chomsky en vient à ignorer l’importance du milieu dans l’émergence des phénomènes linguistiques, et même de la structure des langues. Pleinement inscrit dans une tradition philosophique issue de la révolution galiléenne, il tend à ignorer la complexité du monde qui est le nôtre. Cette recension prendra fin sur quelques remarques montrant le souci qui fut celui de Chomsky de constituer un corps de doctrine.
Du biologisme chez Chomsky.
Dans son livre Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains (2000), le géographe et penseur Augustin Berque définit l’humain comme un organisme vivant constitué d’un corps animal — en bref d’un organisme biologique — et d’un corps médial — versant écologique, technique et symbolique de l’humain qui se déploie dans l’écoumène, dans son milieu propre. L’humain serait donc une espèce biologique caractérisable par son appartenance terrestre, ses systèmes techniques et ses systèmes symboliques. Si la caractéristique biologique de l’humain ne peut être niée et si les spécificités humaines sont liées à ses spécificités physiologiques, l’humain n’est pourtant pas réductible à cela. Pour Noam Chomsky — et c’est là l’un des fondements du programme minimaliste — le langage humain est avant tout biologique, c’est un « objet biologique ». Partant de ce postulat, le programme minimaliste, défendu dans Sur la nature et le langage, entend montrer qu’il existe une grammaire universelle, des caractéristiques communes à toutes les langues présentes dans leur structure profonde. Les différences décrites par la linguistique seraient des singularités de surface, des particularités existant à un niveau superficiel. Il existe en effet entre les langues certaines similitudes et le langage, qu’il soit adressé à nous-mêmes ou à un interlocuteur, présente, pour être efficient, certaines caractéristiques grammaticales et/ou sémantiques qui, dans l’écoumène, peuvent présenter une certaine répétitivité, qu’elle soit partielle ou non. Néanmoins, dire de ces redondances, parce que le langage nécessite un processus cognitif reposant sur un appareillage biologique, qu’elles ont pour origine la biologie humaine est un non-sens épistémologique. La biologie humaine, le corps animal qui est le nôtre, doit être comprise comme un éventail de potentialités physiologiques. Ces caractéristiques communes à chaque langue, si tant est que ces redondances dans la structure profonde des langages soient réellement porteuses de sens, pourraient fort bien trouver leur origine dans le corps médial de l’humain. L’humain et son milieu sont contingents, et les phénomènes humains pourraient légitimement être expliqués dans et par cette contingence. Ainsi, les spécificités du langage, ainsi que ses redondances constatées par la linguistique et plus particulièrement par le programme minimaliste, ne trouvent pas nécessairement leur origine dans la biologie humaine. Certains, comme André Martinet et plus récemment Claude Hagège, ont par exemple soutenu l’importance, au sein des phénomènes langagiers, de la communicabilité [1]. Quoi qu’il en soit, d’autres thèses que celle de Chomsky sont soutenables, et semblent même souhaitables. Chacun aura à l’esprit les dérives totalitaires auxquelles conduisirent, de par le passé, diverses formes de déterminisme.
Faire fi de la complexité des phénomènes humains.
Si les déterminismes sont à exclure de nos cadres de pensée, ce n’est pas seulement qu’ils représentent certains dangers. Le nucléaire civil et militaire représente bien des dangers, et pourtant il reste l’un des enjeux considérés comme majeurs dans le développement économique et politique des nations actuelles. Et finalement, rien ne semble pouvoir l’arrêter — pas même les récents événements nippons de Fukushima. Non, si le déterminisme est à ce point problématique, c’est qu’en cherchant à expliquer en des termes simples les phénomènes constatables au sein des milieux humains, il en présente une forme schématique tronquée qui forclôt la complexité des milieux et conduit nos analyses du monde contemporain dans l’erreur. Considérer la complexité, comme elle devrait l’être, est par cela tant une nécessité épistémologique qu’éthique. Aussi, elle pourrait fort bien nous protéger contre des réductionnismes trompeurs. Dans les faits, baser une thèse linguistique entière sur la biologie, c’est forclore l’influence du « monde ambiant » — au sens de Jacob von Uexküll (1934) — quant à l’émergence et à l’évolution des langues. Mais ce n’est pas ici le seul indice de cette erreur de la pensée chomskyenne. Le programme minimaliste explicité par Chomsky dans cet ouvrage emprunte les méthodes du style galiléen, qui reposait sur l’abstraction et la mathématisation. D’autres méthodes trouvant principalement leur origine dans l’empirisme britannique sont aussi utilisées, comme le rasoir d’Occam ou l’économie des moyens. Si ces méthodes ont présenté des résultats fabuleux au fondement de notre temps, il n’en est pas moins vrai que pour comprendre plus avant notre monde ambiant, et a minima les phénomènes humains, ces méthodes ne sont plus suffisantes. Pour le philosophe Edgar Morin,
Comme l’idée d’un ordre déterministe du monde et de l’Histoire s’est complètement effondrée, vous êtes obligé d’affronter l’incertitude d’une part et, de l’autre, comme le mode de pensée réducteur et compartimenteur montre de plus en plus ses limites et ses aveuglements, vous devez aborder le complexe dans le sens littéral du mot complexus — ce qui est tissé ensemble. (2005, p. 154-164)
Comprendre l’humain dans sa complexité, comme un être fait d’un corps animal et d’un corps médial, c’est donc tisser ensemble des représentations parcellaires de l’humain, notamment pour mieux les interroger et mieux les comprendre. C’est en somme l’inverse de ce que semble défendre Chomsky dans Sur la nature et le langage et dans son programme minimaliste, où il fait preuve d’une certaine légèreté épistémologique. Il n’est finalement pas surprenant qu’un philosophe spécialiste des sciences du langage comme Sylvain Auroux, bien que reconnaissant l’apport de Chomsky et du programme minimaliste à la linguistique, dise des « modèles épistémologiques chomskiens » qu’ils sont « ou faux, ou ambigus ou absurdes » (Auroux, 2000, p. 101-132).
De la construction d’un corps de doctrine.
Si philosophiquement et épistémologiquement les thèses chomskyennes sont critiquables, elles influencent pourtant tous azimuts la société, allant du monde de la recherche à la sphère politique. S’agissant des sciences du langage, sans les travaux de Chomsky et sans tout ce qu’ils suscitèrent, l’essor de la linguistique dans le monde académique de la seconde moitié du 20e siècle n’aurait pu avoir lieu dans ces proportions. Le développement à partir du New York des années 1940 de l’expressionnisme abstrait, alors que les États-Unis rêvaient de concurrencer le Vieux Continent dans le domaine des beaux-arts, par-delà la réussite artistique qui en découla, fut un succès social et politique [2]. Pareillement, le programme minimaliste ne put croître si largement que par l’émergence d’un environnement sociopolitique qui lui fut favorable et qui déboucha sur la création, non pas de toiles abstraites de grand format, mais d’un corps de doctrine. Sur la nature et le langage est constitué principalement des textes de deux conférences données par Chomsky en dehors des États-Unis et d’un « long entretien ». Ces pratiques fort intéressantes se démarquent du livre qui domina longtemps l’histoire des idées. Pour un chercheur, il s’agit de partir à la conquête d’un public, d’un lectorat, d’une communauté et de maintenir en haleine une communauté déjà sensible à nos idées. La construction de ce corps de doctrine passe bien sûr par la rédaction d’essais et d’articles, mais aussi par des démarches plus inscrites socialement, plus politiques, en bref plus mercatiques. Lors de conférences, d’entretiens et de colloques, Chomsky, auteur déjà prolifique, peut expliciter sa pensée, défendre ses positions, rendre compte des résultats obtenus par sa démarche. Est révélateur, s’agissant de la construction d’un corps de doctrine, l’intérêt de Chomsky pour l’histoire des sciences. Comparant l’histoire de la linguistique à celle de la biologie, de la physique ou de la chimie, il montre un grand intérêt pour des débats qui, bien qu’éloignés de son champ de recherche, présentent des questionnements historiques quant à l’évolution d’une discipline scientifique. Cela révèle effectivement l’ouverture d’esprit d’un penseur de son temps, mais pas uniquement.
Les qualités humaines dont dispose sans aucun doute Chomsky, vu le développement récent des sciences du langage et notamment de son programme minimaliste, ne peuvent tromper quant aux flottements épistémologiques apparaissant dans le présent recueil. Par-delà prises de position et débats relatifs à ses travaux, est remarquable la modestie d’un homme qui souligne, reprenant à plusieurs reprises l’idée de David Hume concernant « les ultimes secrets de la Nature », l’« obscurité dans laquelle ils sont toujours demeurés et demeureront toujours » (Hume 1983, p. 542).