C’est un bonhomme accroupi sans jambes ni bras, enveloppé dans une étoffe rouge dont seul dépasse son visage hirsute et un peu médusé. Il serait né troisième fils du roi Sugandha, au royaume pallave de Kanchipuram, pour devenir moine bouddhiste à l’âge adulte. Une légende dit de lui qu’il aurait passé neuf ans dans une grotte, à méditer en contemplant ses murs sans jamais cligner des yeux. Selon d’autres encore, il aurait arraché ses paupières pour les jeter au loin, et c’est ainsi que seraient apparues les premières feuilles de thé vert qui permettent aux moines de rester éveillés. Quittant l’Inde du sud en 517, il est arrivé en Chine au bout de trois ans, pour y fonder l’école de chán (禅), la « méditation silencieuse » dont le nom se prononce zen chez ceux qui l’appellent lui-même Daruma.
Comme cela arrive à tous ceux que l’on nommait autrefois des « grands hommes », les conséquences de la vie de Daruma ont pris leur propre chemin. Alors qu’il avait cherché à retrouver l’essence d’un bouddhisme déjà mué à ses yeux en une pléthore de superstitions dans son pays natal, le sort a fait qu’il est lui-même devenu un objet de rituel, pour le bonheur du grand nombre et dans tous les sens du terme. Personne ne sait exactement comment cela est arrivé. Peut-être était-ce en l’honneur de sa persévérance ; toujours est-il que la culture populaire du Japon a fusionné ses traits caractéristiques avec la poupée Okiagari-kobōshi : un petit prêtre qui se lève chaque fois qu’on le renverse, grâce à une base ronde qui concentre son poids. [1] Le Daruma en papier mâché que l’on connaît jusqu’à nos jours est ovale, son corps faisant un avec sa tête. Mais sa partie la plus importante, ce sont ses yeux, qui parlent de vœux exaucés.
Lorsqu’un Japonais acquiert un Daruma, les yeux de ce dernier sont complètement blancs. Le plaçant dans sa demeure, il dessine alors une première pupille en même temps qu’il fait un vœu, l’autre pupille n’étant dessinée qu’au moment où ce dernier se réalise. À la fin de l’année, il est coutume de brûler le Daruma dans le temple où il a été acquis. Si le vœu n’a pas été exaucé, cela peut également être une manière de montrer aux kami (les divinités) que l’on n’y a pas renoncé mais que l’on cherchera d’autres manières de l’accomplir. Normalement, on ne possède qu’un seul Daruma à la fois, à qui l’on ne confie qu’un seul vœu.
Il serait facile de recaler les pratiques associées aux poupées Daruma parmi les superstitions dépassées et de les écraser par une lecture péremptoire issue, au choix, de la neurologie ou de la sociologie bourdieusienne. Il serait aussi possible de les jeter dans la fosse sans fond du politiquement incorrect, en s’associant à la dénonciation dont elles furent victimes dans les années 1990 sous le prétexte de constituer une discrimination symbolique des aveugles. Toutes ces options restent ouvertes à ceux qui y voient un intérêt mais je préfère, pour ma part, proposer quelques idées sur ce que permettent les Daruma et le riche imaginaire qui leur est associé.
Certains objets sont des abîmes. Certains abîmes sont des portes.
Tout d’abord, il y a la fascination simple qui émane de cet objet qui ressort à la fois de l’enfantin [2] et de l’austère. Libératrice de la niaiserie que la culture occidentale impose de plus en plus à l’image de l’enfant depuis plusieurs décennies (voir Higonnet, 2009), la figurine permet au voyageur européen de se rappeler que l’enfance, c’est aussi l’inquiétude secrète, l’imaginaire obscur, un monde en deçà des catégories morales peuplé d’idéations étranges et articulées par des logiques capricieuses.
Le Daruma est ensuite un objet d’interaction, l’une de ces portes d’accès à l’univers imaginaire japonais qui donne la possibilité de poser la question magique : « Qu’est-ce que c’est que ça ? »
Et, finalement, on comprend que l’objet constitue une manière unique de structurer le désir. Le fait de devoir formuler son vœu au moment où l’on dessine le premier œil (dans certains cas, on est même amené à l’écrire), permet de le rendre concret : réaliser sa véritable teneur et ses implications, ce qui, en soi, est déjà un premier pas (peut-être le plus important) vers son exaucement. L’objet placé dans un endroit bien visible de la maison (ou au siège d’un parti politique) rappelle ensuite sans cesse ce vœu. [3] Il permet de s’y recentrer et d’y réfléchir, traçant une ligne temporelle de la volonté dans un monde de dissipation. Mais il permet également de laisser de la place aux imprévus qui pourraient aller dans les sens du vœu car, ne l’oublions pas, la poupée Daruma est un objet religieux. C’est d’ailleurs précisément en cela que consiste une certaine supériorité du rituel religieux et de la foi par rapport à une manière scientifique, ou strictement rationnelle, de concevoir des projets. Car la rationalisation du désir implique sa projection sur un ordre objectivé qui ne s’adapte que difficilement aux bouleversements ontologiques induits par la dimension authentiquement temporelle de la réalité. Déjà Bergson avait relevé cette dimension — qu’il désigne comme « durée intérieure » — ainsi que l’erreur d’une « spatialisation du temps », c’est-à-dire, de sa formalisation en termes de catégories distinctes, ou de choix, préexistant aux actes ([1907] 1969). Dans le domaine de l’urbanisme, Henri Lefebvre rejoint ce constat (1968, particulièrement pp. 47-50, « Philosophie de la ville et idéologie urbanistique »).
L’avantage de la conceptualisation religieuse de l’avenir, qui s’incarne dans le rituel de la prière sous diverses formes, est justement de laisser une part transcendantale dans le projet de l’individu, c’est-à-dire une part d’interpénétration entre son projet et le monde, qui n’efface ni l’un, ni l’autre. La figure du Daruma pointe en ce sens vers « cet étrange ailleurs » (das Fremde), conceptualisé par Bernhard Waldenfels (1999), qui permet l’« imbrication » (Verflechtung) de ce qui nous est propre et de ce qui nous échappe de manière radicale. Elle rend tangible le fait que la réalisation d’un projet relève d’un acte de création et non pas d’une simple reconfiguration des choses connues.
Le fond de ce que j’avance ici n’est pas « nouveau ». Déjà Jung évoquait l’utilité d’objets symboliques « mystiques », comme les cartes de tarot, dans le processus d’individuation de sa thérapie psychanalytique ([1934] 2002). Le rôle joué par des objets et rituels religieux dans la construction de l’avenir mérite néanmoins d’être rappelé et reformulé, afin de s’articuler à l’évolution de notre pensée et à un vocabulaire technique sans cesse renouvelé. Ce faisant, nous éviterons trois écueils majeurs. Le premier de ceux-ci est celui du charlatanisme, qui construit son fonds de commerce sur la promesse de dédouaner l’individu de la nécessité d’agir. La fumée du bâton d’encens, dans ce cas, est censée se matérialiser en un avenir que l’on ne se donne pas les moyens de construire. Le deuxième est bien sûr celui du fanatisme religieux, qui a perdu le sens du rituel dans la mesure où il n’en attend rien. La volonté, dans ce cas, se mue en négativité pure, en un « esprit du ressentiment », car le rituel n’y a d’autre effectivité que celle d’éveiller la colère du transcendant dans le cas de son non-accomplissement. Une foule de désœuvrés se fait alors exécutante de cette colère pour se donner une raison d’être. Le troisième écueil enfin est de ramener la critique des deux premiers sur le plan de l’idiotie, à la suite des « brights ». Je n’entends pas, par cela, que ces penseurs eux-mêmes seraient idiots, loin de là, mais il me semble qu’ils se sont laissés trop facilement entraîner sur le terrain de ceux qu’ils opposent. Que dire, en effet, à des créationnistes ou aux forcenés du Mont Ararat à la recherche de l’Arche de Noé ? Faut-il, pour leur répondre, devenir soi-même aussi prodigieusement obtus à la dimension symbolico-opérationnelle des écrits et objets religieux ?
Il serait bien plus utile de s’interroger sur le véritable rôle de ces éléments et rituels dans la structuration des rapports entre acteurs, actants et environnements, dans la compréhension du soi et des autres, dans la formulation de désirs, [4] bref, dans la construction du monde. J’espère que ce petit texte y aura contribué, juste un peu, avec l’aide de Daruma et des perspectives qu’il m’aura permis de formuler.