Il est des sujets qui permettent de relier l’art, l’essai et la grande distribution. La vue aérienne en fait partie, largement en raison de la popularité d’un logiciel que tous les internautes ont au moins une fois utilisé, à savoir Google Earth. Ses usages restent en bonne partie à étudier [1], d’autant qu’ils s’apparentent pour une bonne part à de la flânerie plus ou moins intéressée : à quoi ressemble telle agglomération ? Quel est donc le paysage des contreforts de telle région ? L’outil s’est d’ores et déjà rendu performatif, transformant certaines surfaces : ainsi de publicitaires y trouvant une nouvelle aire d’exposition, ainsi du street art qui se fait « rooftop art », certains artistes investissant des étendues à voir par satellite — ainsi du projet de Molly Dilworth, « paintings for satellites ». Bref, l’outil est à prendre au sérieux ! Il a accompagné et popularisé un certain type de photographie documentaire. Certes, la vue aérienne a une histoire bien plus longue mais la popularité de son interactivité est bien récente.
L’un des aspects les plus saillants des vues aériennes contemporaines est leur indexation à une certaine conscience écologique qui a éminemment besoin d’établir le constat par exemple du réchauffement climatique global, qui cherche à témoigner notamment des ravages de l’anthropisation sur la nature. Le travail dont il est ici question n’est pas étranger à ce mouvement, même s’il est plus subtil que le « rouleau compresseur » des photographies d’un Yann Arthus-Bertrand, comme le rappelle par ailleurs l’éditeur : « Architecte diplômé de Harvard, MacLean est un militant investi des droits de la nature — il a conseillé aussi bien Al Gore que Yann Arthus-Bertrand » (Carré, présentation du portfolio, 2012). Cette phrase suffirait à établir une confluence entre les deux photographes mais on ne s’y emploiera qu’à la marge. Arthus-Bertrand a certes également réalisé un livre sur New York dans le registre des beaux livres (comme celui de MacLean) : New York, une histoire d’architecture (2010). Mais on trouve chez ce dernier des photos très colorées, très esthétiques appelant la plupart du temps un regard admiratif et inquiet et dont la formule pourrait être : la nature est remarquable mais elle est mise en péril. Entrepreneur de cause, Arthus-Bertrand préside par ailleurs la fondation Good Planet (qui met en avant, depuis peu, sa qualité de membre du trophée du tourisme responsable), dirige l’agence Altitude dont les tirages vus du ciel constituent une partie significative des produits. « Ambassadeur de bonne volonté du programme des Nations Unies pour l’environnement », comme le précise la biographie de son site Internet, il a également réalisé récemment deux films au succès établi : Home (avec le support du groupe Pinault Printemps Redoute [ppr]) et Planète Océan (co-réalisé avec Michael Pitiot et financé par la société Omega), diffusé à l’occasion de Rio+20. S’y jouent un moralisme et un humanisme simplistes établis sur fond d’une anthropologie de la nature contestable. La mise en scène, le montage peuvent être apparentés à l’écologie profonde. Les présentations sur Internet des deux films sont à cet égard explicites : pour Planète Océan, au-dessus de Shark Bay en Australie, Arthus-Bertrand prend conscience qu’il (en tant que représentant de l’homme) provient de l’océan, mettant en regard la beauté de cette étendue avec les 7 milliards d’humains : agglutinés sur une plage, ayant construit des métropoles, rasé des îles, construit des usines… L’homme « devenu un super-prédateur » (Arthus-Bertrand et Pitiot, 2012), ayant « mis sa vie en boîte » (ibid.) (on voit des conteneurs sur le quai d’un port mondial), va trop loin. Et le réalisateur, qui se met toujours en scène d’en appeler, pour comprendre, « à retourner au commencement de tout » (ibid.). Que ce soit la Terre ou la France vues du ciel, le projet d’Arthus-Bertrand est marqué d’une telle idéologie et le travail photographique s’en trouve probablement amoindri dans la mesure où l’on sait d’emblée ce que l’on doit voir.
S’il y a des parentés entre les deux photographes, on se concentrera désormais davantage sur le travail d’Alex MacLean, marqué depuis d’autres ouvrages par la volonté de traquer les contradictions du mode de vie américain, au moins dans son rapport à la durabilité : consommation d’espaces, artificialisation croissante, pollutions en tous genres…
Plus particulièrement connu en France avec la publication de L’arpenteur du ciel (2003), l’architecte-photographe-pilote d’avion continue de sillonner l’espace aérien américain, toujours en position de surplomb (voir MacLean, Over, 2008), avec un regard construit par une conscience qui, si elle n’est catastrophiste, est du moins caractérisée par une certaine critique écologique. Elle est ici plus discrète que dans la précédente publication française. L’organisation de l’ouvrage est simple, thématique, comme dans L’arpenteur du ciel ainsi que dans Over (les rubriques, significatives, étaient alors les suivantes : atmosphère, modes de vie, dépendance automobile, électricité, déserts, montée des eaux, usages de l’eau, déchets et recyclage, urbanisme). Un index géographique permet à l’éventuel visiteur in situ de se rendre sur place, appétit qui peut venir d’une certaine frustration (cf. infra). Le principe est simple, il vise à photographier un grand nombre de toits new-yorkais et à les agencer, sachant que le point de départ est certainement ce que l’auteur énonce à la page 153, à savoir la conscience d’un changement rapide dans les reflets des toitures : blancs argentés et de moins en moins noirs, cette transformation donnait à penser et à documenter. Les différents chapitres prennent pour titre les thèmes abordés, à savoir, pour commencer, celui des « usages multiples » et pour terminer les « bizarreries » : tout ce qui n’a pas trouvé place ailleurs en somme, même si la dernière rubrique renvoie en grande partie à ces grands graffitis, que les auteurs cherchent à rendre visibles depuis Google Earth. Certaines photos sont en passe de devenir icônes, ainsi de ce biplan et sa piste sur le 77 Water Street, New York.
Cinq autres thématiques ont retenu l’attention du pilote. Sous l’intitulé des « lieux de repos », le deuxième chapitre aborde les vertus du jardin de toit (défendues par l’architecture moderniste) et les contraintes particulières qu’ils doivent affronter. On peut également « méditer » sur les enjeux du farniente, à l’écart de l’agitation de la vie urbaine, dont témoigne bien la photo 45 [2], à savoir comment ménager le côtoiement des corps affaissés ? Le lecteur est avant tout attiré par les promesses d’activités dont recèlent ces cinquièmes façades. Ainsi de la préparation d’un mariage (photo 43) ou des vestiges d’un établissement urbano-rural (photo 44). De nouveaux lieux de sociabilité se dessinent, à l’accessibilité presque toujours limitée bien sûr. Mais dans ses brèves notices, MacLean active plutôt des commentaires architecturaux. La rubrique « Les tours » renvoie à l’un des éléments distinctifs new yorkais — et l’auteur de rappeler qu’il persévère dans le cadre de la reconstruction du site du World Trade Center. On trouve alors les vertus panoramiques de l’Empire State Building et du Rockefeller Center mais dont les balcons sont saisis… de plus haut encore, vus d’hélicoptère. Cette rubrique est aussi l’occasion de pointer le dessin ou le camouflage de certains éléments structurels comme les climatisations et réservoirs (ode à l’emblème des réservoirs en bois). Et c’est assez logiquement que se succèdent ensuite deux autres rubriques : « L’énergie » d’abord avec les mérites de l’effet d’albedo des toits blancs et l’utilisation de nouvelles surfaces à fin de production d’énergie (les toits photovoltaïques) — on note au passage la « bonne pratique » de la société Ikea en la matière (photo 130) ; « La ville verte » enfin où alternent les clichés de toitures plantées de sedum ou de toitures à l’utilisation plus intensive sous forme jardinière (les jardins de New York étant du reste de plus en plus visités). Grâce à une demande croissante pour des produits locaux et de saison, l’auteur se fait optimiste sur les effets de l’addition de « petits » gestes. Les fermes et serres que l’on découvre en hauteur sont presque toutes à Brooklyn et dans le Queens, implantées sur le toit d’entrepôts pour la plupart. On change alors un peu de géographie, en s’éloignant des tours résidentielles ou affairistes de Manhattan. « À la différence des pelouses, les toits verts ne supportent pas d’être piétinés » (p. 198), cela limite certes les possibilités d’activités pour l’usage extensif. C’est sous la bannière de la ville verte qu’est présentée la High Line (photos 159 à 164) que l’on pourrait aussi retrouver ailleurs, sous une autre rubrique. Cet aménagement s’est en effet avéré être un vrai succès, associant des qualités esthétiques et d’usage, devenant une référence dans la possibilité de créer de nouveaux espaces publics. Concernant ces deux chapitres, l’auteur se fait davantage technicien dans ses notices, mettant en avant les possibilités d’utilisation, de reconversion et les économies d’énergie à la clé.
À la jonction du « beau livre » et du style documentaire, on peut émettre quelques regrets ou frustrations. Il y a d’abord l’effet « série » qui peut amener à une certaine lassitude. Heureusement, il y a souvent du caché dans ce qui est montré : on peut s’attarder sur les détails de l’aménagement d’une terrasse de penthouse, sur une étrange juxtaposition dans les degrés d’entretien ; on peut aussi lancer de petites expériences de pensée en cherchant ce qui diffère si l’on se place à l’aplomb de jardins d’espaces majoritairement pavillonnaires… C’est un travail de déduction, de connotations auquel le lecteur s’exerce et l’on retrouve l’espace comme projection au sol (sur le toit en l’occurrence) des rapports sociaux ou du moins de la sociologie de tel immeuble. Mais le fait de ne jamais se rendre sur les toits devient frustrant ; la position de confort de l’hélicoptère ne doit-elle pas être quittée à un moment ou un autre ? Car à descendre sur les toits on peut pourtant faire des expériences : les témoignages d’activités (deuxième chapitre) en sont la marque, mais il ne faudrait pas non plus oublier les poursuites dans le cadre d’une filature ou encore l’expérience des tables d’orientation — Bruno Latour et Émilie Hermant commencent ainsi leur expérience de Paris, ville invisible quand, sur la terrasse de la Samaritaine, ils font le constat du décalage entre le panorama de céramique et ce qu’ils ont sous les yeux ; ce même toit est ressaisi en 2012 par Leos Carax alors que le magasin est en friche, pour établir l’une des scènes-tableaux de son film Holy Motors ! Ce n’est pas le projet de MacLean bien sûr, qui n’œuvre pas à une sociologie visuelle ; il en indique toutefois la possible orientation. Un autre regret tient à l’absence de réflexion sur le statut juridique des toits : à qui appartiennent-ils ? Quel est leur régime de location ? Que se passe-t-il si les piscines des hauteurs fuient ? C’est encore, même si le livre est consacré à New York, l’absence de situation de la problématique dans le paysage des métropoles mondiales. Car il y a quelque variété dans les investissements des hauteurs entre ces villes : de nombreux héliports à Sao Paulo pour contourner les aléas de la rue, des investissements populaires des toits dans le centre du Caire…
La situation presque exclusive de l’aplomb, avec quelques vues de biais, ne permet pas non plus de considérer les espaces cachés à ciel ouvert vus depuis la rue. Il n’est pourtant pas inintéressant de capter à ce niveau par exemple les impacts des publicités (que l’on songe aussi, dans cette perspective, au périphérique parisien). On peut donc se demander si un complément, même minime, n’aurait pas permis de dialectiser les deux rapports au territoire dont Michel de Certeau nous rappelaient l’existence : entre la carte et le parcours, entre le point de vue zénithal et celui au ras-des-pâquerettes (de Certeau, 1990, p. 170 et sqq). La consistance des trajets, le niveau des anecdotes vécues, les décalages dans les atmosphères de quartier se trouvent plutôt dans d’autres approches dont Régine Robin a pu parler, car « Il faut beaucoup de temps pour apprivoiser New York, sortir de Manhattan, se mesurer à la diversité, à l’hétérogénéité, à la démesure, au rythme de la ville » (Robin, 2009, p. 117). La sociologue pouvait ainsi s’intéresser au travail photographique (et de chauffeur de taxi !) de David Bradford, notamment un itinéraire du centre de New York à l’aéroport de la Guardia, ou encore à celui de Laurent Malone et Dennis Adams qui, via un protocole réglé, assez serré, avaient opéré une coupe anthropologique, à pied, entre la rue Delancey et l’aéroport de John Fitzgerald Kennedy. C’est alors à d’autres types d’espaces cachés mais également à ciel ouvert que les photographes avaient à faire. Les barrières qu’ils franchissaient étaient d’un autre ordre que les sas d’accès aux toitures ; ils devaient d’abord activer des compétences de franchissement [3].